Attaque à la camionnette à Toronto : les racines de cette ultra-moderne haine <!-- --> | Atlantico.fr
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Le 23 avril, un homme a foncé à bord d'un van dans la foule d'une rue commerciale de Toronto, au Canada.
Le 23 avril, un homme a foncé à bord d'un van dans la foule d'une rue commerciale de Toronto, au Canada.
©Cole Burston / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / AFP

Le processus mental

Le 23 avril, un individu sans aucun lien avec une mouvance politique ou religieuse fonçait à bord d'un van dans la foule d'une rue commerciale de Toronto, au Canada, tuant dix personnes et en blessant une dizaine d'autres. Avant d'être arrêté par la police, il a demandé aux officiers de lui "tirer dans la tête".

Jean-Paul Mialet

Jean-Paul Mialet

Jean-Paul Mialet est psychiatre, ancien Chef de Clinique à l’Hôpital Sainte-Anne et Directeur d’enseignement à l’Université Paris V.

Ses recherches portent essentiellement sur l'attention, la douleur, et dernièrement, la différence des sexes.

Ses travaux l'ont mené à écrire deux livres (L'attention, PUF; Sex aequo, le quiproquo des sexes, Albin Michel) et de nombreux articles dans des revues scientifiques. En 2018, il a publié le livre L'amour à l'épreuve du temps (Albin-Michel).

 

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Atlantico : Le 23 avril, un individu sans aucun lien avec une mouvance politique ou religieuse fonçait à bord d'un van dans la foule d'une rue commerciale de Toronto, au Canada, tuant dix personnes et en blessant une dizaine d'autres. Avant d'être arrêté par la police, il a demandé aux officiers de lui "tirer dans la tête". Comment expliquer que puisse se développer chez une personne cette volonté de destruction de soi et des autres ?

Jean-Paul Mialet Il n'y a pas que les motivations idéologiques qui peuvent mener à tuer les autres parce qu'ils ne partagent pas les mêmes convictions que soi-même. On peut avoir envie de tuer les autres parce qu'on est isolé en soi-même et qu'on ne parvient pas à les rejoindre dans un partage. Dès lors, d'une certaine façon, ils n'existent pas davantage que soi-même. L'époque est à une clôture narcissique ou l'on ne parvient à se construire ni soi-même (que l'on rêve grandiose), ni l'autre (que l'on tient pour insignifiant). Or soi-même n'a pas de sens sans l'autre, en face, avec lequel échanger et se différencier : soi-même est vide est vain. Dès lors, on peut voir éclore des explosions ou la toute-puissance de soi prend la forme d'une haine destructrice de soi et des autres que l'on confond avec soi-même. Ces explosions ne sont pas sans rappeler les crises de rage narcissique du petit enfant, qui n'a heureusement pas les mêmes moyens de détruire que l'adulte.


L'homme se désignait comme un "Incel", ce qui signifie "involontairement célibataire" et en avait appelé à la "rébellion des Incels", faisant référence à un autre meurtrier de masse, Elliot Rodger, qui en 2014 avait tué 6 personnes en Californie pour se venger contre les femmes. Comment expliquer qu'une frustration sexuelle, celle d'une virginité non voulue, puisse pousser des jeunes hommes à de telles extrémités ?

"Incel" signifie bien célibataire involontaire. On est, là encore, dans l'isolement. Je vous parlais à l'instant de l'isolement narcissique, qui fait qu'on est seul en son royaume, mais le paradoxe est que ce soi-même que l'on exalte n'a pas de sens sans les autres. Ici, on assiste à une manifestation de l'élimination de l'autre qui ne concerne pas qu'un "autre" abstrait, mais l'autre sexe. La clôture sur soi altère les possibilités d'échange avec toute forme d'altérité, et en particulier avec l'autre sexe. D'autant qu'on cultive aujourd'hui une rivalité entre les sexes et une défiance de chaque sexe l'un envers l'autre, au lieu d'encourager une relation de partenariat. La frustration et le sentiment de solitude profond qui en résultent peuvent alimenter chez des individus fragiles une véritable rage contre l'autre sexe.

S'agit-il d'une révolte contre "la société" dans son ensemble ?

Il y a en effet un au-delà social qui compte beaucoup dans cette affaire. Aujourd'hui, on voit donc finalement et d'une façon très générale l'autre comme un obstacle à l'accomplissement de soi. C'est vrai pour l'ensemble des individus, et pas simplement quelques cas extrêmes, et cela correspond à l'importance accordée à la dimension narcissique notre culture. Le fait avait été relevé dès 1979 par Christopher Lasch dans son livre visionnaire : "La Culture du narcissisme". L'oubli des limites qui bornent le soi et le définissent s'est également manifesté depuis une trentaine d'années dans les troubles qu'observent le psychiatres, qui ont vu apparaître des dérèglements narcissiques en lieu et place des symptômes névrotiques d'autrefois. Comment vivre ensemble quand chacun voudrait faire triompher son ego et souffre de se voir contenu par les "autres" ? Comment réapprendre la curiosité pour autrui, l'enrichissement de l'échange quand on est enfermé en soi-même ? Le symptôme auquel correspond ce massacre incompréhensible pose ces questions avec acuité. 


Si l'homme n'était pas politisé, il était très actif sur les réseaux sociaux, notamment 4Chan ou Linkedin, où il exposait son mal-être et ses frustrations. Quel rôle peuvent tenir ces espaces d'expression si particuliers dans ce cas ?

Ces espaces très particuliers sont des espaces d'expression qui échappent aux limites du réel. Ce sont des espaces virtuels où l'imaginaire peut se développer librement : l'interlocuteur n'existe pas vraiment,  il n'existe qu'à travers quelques mots ou photos exposés sur l'écran. Il est inquiétant de voir se propager ces espaces de défoulement de l’'imaginaire qui donnent l'illusion d'un échange réel alors qu'on est dans un désert virtuel. Tout cela en vient à faire oublier le poids du réel. Dans un tel espace, on oublie vite que l'autre, quand il est réel, est de chair et d'os - et qu'il n'est pas qu'un simple esprit en effervescence dans l'escalade des échanges. Cela vient aggraver les problèmes dont nous parlions tout à l'heure : dans le narcissisme, on oublie l'autre, il n'y a plus que soi qui compte; or dans ces réseaux, on retrouve une autre façon de se retrouver face à un autre qui n'existe pas réellement et qui n'est qu'un autre virtuel. Il y a sans doute dans la fréquentation de ces espaces virtuels, pour des esprits fragiles, une facilitation des passages à l'acte dont on ne mesure plus les effets à l'aune du "réel". Si l'on ajoute à l'effet de déréalisation des réseaux Internet les effets de la banalisation des drogues, on imagine que l'éradication de la violence dans notre société "évoluée" n'est pas pour demain.

Le jeune homme correspond parfaitement au stéréotype du "geek" isolé socialement et sentimentalement, mais très avide de relations "numériques"…

Il faut, on l'a dit, s'inquiéter de l'état d'isolement narcissique dans lequel nous entretient la culture occidentale. Et il faut s'inquiéter de la prospérité des réseaux virtuels qui donnent l'illusion d'échapper à l'isolement tout en l'aggravant, et en ne permettant plus de véritables échanges entre deux personnes réelles, ce qui autorise toutes les extrémités. On insiste beaucoup sur le rejet de défavorisés que la société n'intègre pas : on voit qu'ici, cela ne semble pas être le cas. La violence apparaît là comme une forme d'autodestruction suicidaire dans un monde plutôt comblé mais éloigné des données réelles, et c'est ce qui la rend inquiétante. Lorsque la violence obéit à un mobile, même fanatique, elle est au fond plus rassurante. J'imagine que la violence de ces massacreurs suicidaires, qui se multiplient dans la dernière décennie, s'inspire des actes des terroristes de Daech, mais on ne lui trouve pas de motif évident, ce qui est vertigineux. D'une certaine manière, les terroristes sont rassemblés autour d'une fureur; elle a, hélas, un effet fédérateur. Ici, la fureur est crue, elle est une haine nue qui ne concerne que soi et les autres : elle interroge sur une société qui semble avoir de plus en plus de mal à vivre ensemble et ne sait plus cultiver que la fureur de vivre... Une fureur de vivre pour soi seul ou tout détruire. "On se suicide pour exister", disait Malraux. En viendrait-on aujourd'hui à des massacres collectifs qui n'ont d'autre but que d'offrir au tueur l'impression d'exister - d'exister même un court moment, le temps de donner satisfaction, en outrepassant toute limite, à sa rage de se sentir borné?

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