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La lecture, une passion française contrariée
©FRED DUFOUR / AFP

Entre les lignes

Les Français sont les derniers du classement des lecteurs européens en termes de temps passé à lire et de pourcentage de la population qui lit régulièrement. Et il y a de quoi s'inquiéter.

Jean-Paul Brighelli

Jean-Paul Brighelli

Jean-Paul Brighelli est professeur agrégé de lettres, enseignant et essayiste français.

 Il est l'auteur ou le co-auteur d'un grand nombre d'ouvrages parus chez différents éditeurs, notamment  La Fabrique du crétin (Jean-Claude Gawsewitch, 2005) et La société pornographique (Bourin, 2012)

Il possède également un blog : bonnet d'âne

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Sylvie Octobre

Sylvie Octobre

Sylvie Octobre est sociologue au département des études, de la prospective et des statistiques, du ministère de la Culture et de la communication. Ses travaux portent sur les liens entre jeunes et culture(s), la transmission et les inégalités, notamment de genre. Son dernier ouvrage : Deux pouces et des neurones, les cultures juvéniles de l'ère médiatique à l'ère numérique, Paris, MCC, 2014

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Atlantico : Lundi 23 avril était la "Journée mondiale du Livre". Et en France, un pays que l'on considère historiquement comme une grande (la plus grande ?) nation littéraire, cette journée devrait réveiller certains orgueils nationaux qui se trouvent malheureusement mal placés. En effet, Eurostat a publié quelques chiffres qui déconstruisent nos prétentions littéraires : par exemple le temps moyen passé à lire un livre chaque jour en France est de 2 minutes. C'est le résultat le plus faible, et de loin, de toute l'Union européenne. Et, dans le même temps, seulement 2,5% des Français lisent régulièrement sur leur temps libre. Là encore un record européen. Pourtant, les Français sont de plus en plus diplômés et les maisons d'éditions publient toujours plus de livres. Comment, dès lors, en est-on arrivé à un si faible niveau en France ? Comment expliquer ces écarts, parfois très importants (les Français lisent 6 fois moins que les Estoniens, ou sont 8 fois moins nombreux à être des lecteurs réguliers que les Finlandais par exemple), avec nos partenaires européens ? 

Jean-Paul Brighelli : Mes élèves de classes préparatoires littéraires arrivent, juste après le bac, avec des lectures rares, éparses, jamais systématiques. Ils développent en revanche un certain goût pour la lecture en cours d'année. Peut-être en partie grâce à "l'effet-maître" (à force de leur seriner qu'il y a des choses merveilleuses dans les livres, on finit par les convaincre — il y a une bonne part de "réclame" dans tout enseignement), mais plus certainement parce qu'on les y oblige — un fait globalement nouveau pour eux. Que leur a-t-on fait lire jusqu'au Bac ? Les enseignants de collège et de lycée se trouvent confrontés, dès qu'ils donnent quelque chose à lire, à la sempiternelle question : "C'est long ?". D'où le recours presque systématique à des textes courts, nouvelles ou romans brefs, pièces de théâtre en trois actes plutôt qu'en cinq, poèmes étudiés au détail et non plus en recueil. La lecture se perd parce qu'elle n'est plus enseignée : je suis vieux dans le métier, j'ai souvenir d'avoir travaillé sur le Comte de Monte-Cristo (1300 pages en Livre de poche, quand même) à la fin des années 1970 dans un collège rural, au grand enthousiasme des élèves — en classe de Cinquième ! "Cela n'est plus possible", me disent les collègues à qui je le raconte. À qui la faute ? À des programmes stérilisants, d'accord. À une idéologie létale, certainement — lire serait une activité "élitiste", alors que jouer à la PlayStation, ça c'est populaire… Mais surtout, au fait que les enseignants ont baissé les bras. Un livre, cela coûte le prix d'un paquet de cigarettes — et pour ça, ils trouvent toujours l'argent. Pour s'acheter du chichon aussi.

Sylvie Octobre : On s'est rendu compte qu'il y a des variations de compréhension des questions qui sont liées au statut de la lecture dans chaque pays. En France, le statut de la lecture est extrêmement central dans la construction de l'histoire culturelle française et de la citoyenneté républicaine française, ce qui fait qu'on a une représentation de la lecture qui est plutôt restrictive. Donc je pense que lorsque les gens répondent à la question de savoir s'ils ont lu, ils répondent à une question qui n'est pas tout à fait la même que des gens qui seraient, par exemple, aux États-Unis. Donc, je pense qu'il est très difficile de comparer les questions sur la lecture parce qu'il faudrait disposer d'enquêtes accompagnant l'enquête elle-même, qui vérifiaient que tout le monde parle bien de la même chose quand on dit "lecture". Et je pense que dans un monde où le numérique est allé télescoper ce qu'est la lecture, c'est encore plus vrai. En France, pour le dire autrement, je pense qu'il y a des gens qui lisent des choses sous des formes numériques et qui ne penseront pas qu'ils lisent. Parce qu'on est quand même extrêmement attachés au format livre. Ça a des avantages, mais aussi un certain nombre d'inconvénients.

En France, d'après les travaux d'Olivier Donnat, on a des informations qui concernent la baisse tendancielle de la lecture de génération en génération – donc chaque nouvelle génération lit un peu moins que le précédente, ce qui veut dire qu'il y a un petit moins de gros lecteurs dans chaque génération et de plus en plus de non-lecteurs, le nombre de lecteurs occasionnels se maintenant plus ou moins. C'est une tendance de très long terme qui n'a rien à voir avec le numérique. Par ailleurs, il y a aussi une autre évolution temporelle qui est liée à l'avancement dans le cycle de vie : on lit plutôt davantage lorsqu'on est enfant et étudiant (on n'a plus de temps, les injonctions scolaires vous obligent à lire) ; dans le monde du travail, vous n'avez plus tellement le temps de lire et c'est plutôt une activité de vacances, donc plutôt exceptionnelle. Et après, éventuellement, si vous êtes un mordu de lecture, vous y revenez à la lecture mais en général quand vous avez perdu l'habitude de faire quelque chose, c'est difficile d'y revenir. L'autre effet est celui du numérique, qui pose un certain nombre de difficultés à un ensemble d'acteurs, comme les chercheurs, dont je fais partie. Parce que les formes de la lecture ont quand même radicalement changé : si on considère la lecture comme l'acte de lire, probablement qu'on n'a jamais tant lu, parce qu'il y a de l'écrit partout, aujourd'hui. SI on réduit la lecture à la forme romanesque classique, alors évidemment, on est dans une configuration où le diagnostic est radicalement différent. En même temps, il y a plein d'autres formes de littérature qui ont un succès fou, par exemple la littérature jeunesse, qui a été, pendant des années, malmenées par la critique (ou en tout cas, pas reconnue), marche très bien. Il y a aussi un certain nombre de séries qui sont à la frontière de la littérature et de l'entertainment (de Twilight à Fifty Shades of Grey). Et puis, il y a aussi tout l'océan qui est train de commencer à émerger des auto-écritures sur le net : les gens qui écrivent leurs mémoires, leurs romans, leurs fan-fictions, etc. Et ce sont des quantités astronomiques d'écrits qui sont produits, de qualités extrêmement variables (parmi lesquelles des choses si intéressantes, semble-t-il, que des maisons d'édition essaient de les récupérer désormais). Et ça, c'est très difficile à quantifier.

Faut-il remettre la faute sur les nouveaux supports numériques et autres réseaux sociaux qui empêcheraient toute lecture longue, prolongée et régulière en nous sollicitant particulièrement ? Où est-ce qu'il y a un problème de fond avec notre rapport culturel à la lecture - une pratique qui serait naturellement ultra-élitiste ?

Sylvie Octobre : Il y a effectivement le fait que l'on soit passé dans des temporalités beaucoup plus courtes et dans lesquelles on est sollicités en permanence. Le problème de la globalisation, d'une certaine manière, et du fait que la planète peut désormais fonctionner 24 heures sur 24, cela donne un genre d'injonction à être en permanence disponible. C'est compliqué pour la lecture, parce que cette dernière se définit comme étant une indisponibilité horaire : quand on lit, on ne fait qu'une chose à la fois, normalement. Je pense aussi qu'il y a des effets propres à la manière dont la lecture a été insérée comme une activité périscolaire extrêmement forte et à la difficulté qu'un certain nombre d'institutions de transmission du livre ont eu à initier une discussion sur la lecture qui fait plaisir aux gens. On ne peut bien s'éduquer à quelque chose que si on a un minimum envie de la faire.

On n'a pas tout à fait guéri notre bovarysme (Emma Bovary ne meurt pas d'adultère, elle meurt d'avoir trop lu de ce qu'on considère comme étant des mauvais romans, dans lesquels elle a rêvé sa vie). En même temps, la lecture c'est fait pour rêver sa vie. L'art sert aussi à vivre des expériences par procuration, dont on peut espérer par ailleurs qu'elles aient une qualité artistique importante, mais c'est aussi une narration, qui est intéressante, qui nous pousse à aller chercher une histoire précise. Je pense que ce côté très sensoriel, émotionnel, dans le plaisir, a peut-être été un peu sous-estimé – en même temps, je me méfie pas mal du retour des émotions, en ce moment, qu'on instrumentalise pour oublier que tout ça se construit sous contraintes sociales fortes et que nos émotions ne sont pas, en tous points de l'espace social, les mêmes.

Jean-Paul Brighelli : Lire sur une tablette, est-ce toujours lire ? Le "tout numérique" qui est en passe de submerger l'Ecole, pour la plus grande joie des fabricants, tue le livre plus sûrement que les pédagogies qui n'ont d'actives que le nom. Il faut le contact du papier, de l'objet-livre, l'odeur du livre, la sensation tactile du papier, la curiosité de la librairie (combien de librairies ont fermé depuis dix ans ? Quels livres vite oubliés trouve-t-on dans les grandes surfaces, qui écoulent 80% du livre-papier ?), la discussion avec de vrais professionnels : il y a trente ans, les Fnac avaient de vrais rayons-livres et embauchaient de vrais professionnels de la lecture. Elle a préféré, depuis une bonne décennie, recruter des marchands de soupe et d'informatique, parce que le bénéfice escompté de la vente d'un livre, dont le prix est bloqué en France, est bien inférieur à celui d'un iPhone. À Marseille où j'habite, il reste trois librairies en ville (Maupetit, l'Odeur du temps, la librairie Paradis-Prado) — trois pour 850 000 habitants ! À Clermont-Ferrand, la célèbre Librairie des Volcans a fermé et n'a été réouverte que récemment, sous un régime coopératif. La grande distribution, en mettant l'accent sur les best-sellers vite consommables, tue lentement les libraires qui misent sur leur fond et pas seulement sur l'actualité fugace. Franchement, entre le petit dernier de Marc Levy ou de Christine Angot, et Madame Bovary ou les Liaisons dangereuses, qui hésiterait — à condition que l'on trouve Flaubert ou Laclos dans les rayons…

Quelles sont les pistes selon vous qu'il faut privilégier pour redonner aux Français le goût de la lecture ?

Jean-Paul Brighelli : Lire n'est pas une activité honteuse ! Ce n'est que du bonheur ! On peut même lire des livres intelligents sur la plage — on n'est pas forcé de somnoler sur Guillaume Musso ! Et le soir, avant de dormir, lire quelques pages remarquables mène plus facilement au sommeil que s'avachir devant un écran qui vous énerve, agace les cellules et provoque de la tension oculaire — alors que lire, non. 

Vous avez du mal à lire ? Mais vous avez aussi du mal à courir, après une journée sédentaire ! "C'est en lisant qu'on devient liseron", disait très justement Raymond Queneau.

Mais c'est surtout en classe qu'il faut faire des efforts. Mme Souad Ayada et Jean-Michel Blanquer promettent de nouveaux programmes de Français — et j'attends qu'ils m'invitent pour en discuter — ce qu'ils se garderont bien de faire. Il faut remettre au centre des apprentissages la lecture d'œuvres écrites dans une langue de bonne tenue — d'œuvres passionnantes surtout ! Qui peut croire que Calixte Beyala ou Azouz Begag, tous deux recommandés par les programmes de Mme Vallaud-Belkacem, sont plus stimulants pour des collégiens qu'Alexandre Dumas ou Jules Verne ? Le ministre a offert les Fables de La Fontaine aux sortants de CM2 en juin dernier — bonne initiative. Pourquoi ne pas restaurer la tradition des "prix" de fin d'année, qui ont permis pendant des générations à des gosses qui n'avaient pas de livres à la maison de lire quelques chefs d'œuvre — mais vous avez raison, ce serait affreusement élitiste !

Sylvie Octobre : Je pense qu'il faut commencer par les plus jeunes : l'éducation artistique et culturelle, dont on parle beaucoup et qui pourrait être un levier formidable pour faire en sorte que les institutions de livre, au sens large, prennent en charge la discussion sur les lectures vernaculaires des jeunes. Par exemple, je trouve que Fifty Shades of Grey mériterait une éducation littéraire solide parce que si on considère aujourd'hui qu'une grande partie des jeunes gens ont été exposés principalement au film, mais aussi pas mal au livre, ces simples faits démontent une grande partie de l'éducation à l'égalité qu'on peut faire par ailleurs à grands renforts de subventions publiques et de vraie éducation contre les sexismes, les discriminations, et un certain nombre de choses. Ce livre détruit tout cela en deux secondes. Et de manière très efficace, car il donne du plaisir à ceux qui le lisent. Ce n'est pas parce que ce sont de "mauvais livres" qu'ils ne font rien. Et il faut s'occuper de cela pour amener positivement les jeunes qui les lisent à lire autre chose. Par exemple, La comtesse de Ségur, qui est très féministe, est complètement tombé en désuétude, parce que ce n'est pas chic. Je pense qu'il est possible de regarder différemment dans notre patrimoine littéraire pour se rendre compte qu'il y a des tonnes de choses formidables qu'une certaine vision de la littérature, très issue de la fin du XIXe et du XXe siècles, a mis de côté pour créer des hiérarchies. On est peut-être au moment où il faut revoir ces hiérarchies. Je ne dis pas qu'il faut mettre Balzac à la poubelle, pas du tout. Mais peut-être faut-il regarder aussi du côté des œuvres qui "agissent".

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