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Loin des États-Unis : l’heure de la conquête de son autonomie stratégique a-t-elle sonné pour l’Europe ?
©PATRICK HERTZOG / AFP

Vision d'ensemble

Le site de défense WarOnTheRocks a récemment publié un article sur "l'autonomie stratégique européenne". Jean-Sylvestre Mongrenier revient sur ces enjeux de politique étrangère et de sécurité.

Jean-Sylvestre Mongrenier

Jean-Sylvestre Mongrenier

Jean-Sylvestre Mongrenier est docteur en géopolitique, professeur agrégé d'Histoire-Géographie, et chercheur à l'Institut français de Géopolitique (Université Paris VIII Vincennes-Saint-Denis).

Il est membre de l'Institut Thomas More.

Jean-Sylvestre Mongrenier a co-écrit, avec Françoise Thom, Géopolitique de la Russie (Puf, 2016). 

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Atlantico : Dans un article publié par le site de défense américain WarOnTheRocks, la question de « l'autonomie stratégique européenne », présentée comme la première ambition de la Stratégie Globale de l'Union européenne en matière de politique étrangère et de sécurité publiée en 2016, la question de l'opportunité d'une telle approche, en l'absence d'une dimension politique d'une telle autonomie, est abordée. Peut-on considérer que cette ambition « met la charrue avant les bœufs » ?

Jean-Sylvestre Mongrenier : Cet article constitue une bonne synthèse de la question et l’on ne peut qu’y renvoyer le lecteur. La stratégie  globale de l’UE (Union européenne) « met la charrue avant les bœufs » parce que l’autonomie stratégique présuppose l’existence d’un acteur géopolitique global véritablement constitué, doté d’une vision du monde unifiée, d’un projet politique. Bref, un corps politique animé par une intention stratégique. Précisément, c’est ce que n’est pas l’UE. Les « Etats-Unis d’Europe » n’existent pas, en dépit de ce qu’affirment les diverses forces anti-européennes (l’UE est une structure intergouvernementale).

Ne croyons pas que la chose a échappé à ceux qui ont pensé, conceptualisé et couché par écrit cette « stratégie globale ». En fait, il s’agit d’une actualisation du document écrit en 2003, à l’époque où Javier Solana était Haut Représentant de l’Union européenne pour la PESD (Politique européenne de sécurité et de défense). Ladite PESD venait d’être fondée ainsi que les institutions nécessaires à sa mise en œuvre (1999). Nous avions alors tendance à nous installer dans le temps de la finalité accomplie, jusqu’à ce que la crise irakienne puis le débat et le vote sur le projet de Constitution européenne nous dessille les yeux.

Destiné à combler les lacunes des armées des Etats membres de l’UE, un objectif capacitaire (le Helsinki Headline Goal) avait été auparavant adopté. L’UE et ses étaient membres étaient alors dans une phase dynamique et le « document Solana » visait à ouvrir des perspectives. A l’horizon, une « Europe de la défense » destinée à gagner en substance. Notons toutefois que le thème de l’« Europe-puissance » était surtout martelé en France. Ses alliés et partenaires s’en tenaient au véritable intitulé : la PESD. De la part de la France, il ne s’agissait pas de contester l’OTAN mais de s’appuyer sur une structure militaire européenne (UE), plus à sa main, pour rehausser son pouvoir de négociation avec les Etats-Unis et renforcer la « relation spéciale » Paris-Washington.

Depuis, la PESD est devenue la PCSD, i.e. la Politique commune de sécurité et de défense (traité de Lisbonne, 2007). Il aura fallu dix ans de plus pour qu’une Coopération structurée permanente (CSP), c’est-à-dire une forme de coopération resserrée, voit le jour (2017). Il n’en reste pas moins que l’UE n’a pas été transformée en un Commonwill  (soit une forme de fédération) : elle est et reste un vaste Commonwealth paneuropéen aux liens relâchés. Sur le plan diplomatico-stratégique, l’UE ne constitue pas un acteur géopolitique global mais un cadre d’action que l’on utilise ou non. La plupart des Etats membres de l’UE le sont aussi de l’OTAN, l’instance où s’organise la défense de l’espace euro-atlantique.

  1. En quoi consisterait une telle autonomie stratégique pour l'Union européenne ? En quoi pourrait-elle mettre à mal l'alliance Atlantique ou la relation entre Europe et Etats Unis ? Washington aurait-il raison de s'en inquiéter ?

Si l’on va à l’essentiel, l’autonomie stratégique consiste à pouvoir apprécier les situations et à agir militairement en toute indépendance. Il faut ici rappeler que les capacités militaires n’appartiennent ni à l’OTAN, ni à l’UE. Elles appartiennent aux Etats qui décident souverainement de leur emploi. En l’état des choses, un Etat peut décider d’agir seul, de se joindre à une opération menée dans le cadre de l’OTAN ou de l’UE, ou encore d’intégrer une « coalition de bonnes volontés » (une coalition ad hoc). Dans le cadre européen, le problème n’est pas institutionnel mais réside dans le manque de capacités militaires cruciales. Un ancien secrétaire général de l’OTAN soulignait la chose ainsi : « On ne fait pas la guerre à coups d’organigrammes ».

La question de l’autonomie stratégique se pose donc d’abord au niveau des nations. Au vrai, bien peu peuvent y prétendre en Europe. La France comme le Royaume-Uni s’efforcent de maintenir une certaine autonomie stratégique. On songe bien sûr à la force de frappe, mais le concept renvoie également aux capacités de renseignement (spatiales et autres), au transport stratégique, aux missiles de croisière ou encore aux porte-avions. Cette énumération n’est pas exhaustive.

En l’occurrence, on comprendra l’importance pour la France d’un deuxième porte-avions, condition sine qua non d’une « permanence à la mer ». Il faut ici insister sur le fait que cet outil de puissance est irremplaçable. Il s’agit là d’une base aéronavale, mobile et souveraine, qui donne au Président de la République les moyens de peser dans la résolution d’une crise diplomatique. Le cas échéant, le groupe aéronaval, i.e.  le porte-avions et son escorte, permet d’agir contre la terre (entrée de vive force sur un théâtre d’opération, soutien à la manœuvre terrestre) et de conserver la maîtrise de la mer, serait-ce au moyen d’une bataille aéronavale.

L’UE ne constituant pas un acteur géopolitique institué, la question de son « autonomie stratégique » ne se pose pas véritablement. L’expression vise principalement à désigner les lacunes capacitaires des armées européennes et la vulnérabilité stratégique qui en résulte.  Cette vulnérabilité collective est la résultante des insuffisances de chaque nation, y compris celles qui sont les plus en pointe. Dans le cas de la France, l’intervention au Mali et dans la bande sahélo-saharienne, sans le soutien des Etats-Unis, serait très difficile à assurer de manière durable. Hypothétiquement atteint en 2025, l’objectif d’un budget militaire représentant 2 % du PIB est présenté comme un effort colossal. Aurait-on oublié que la France, à la veille de la chute du Mur de Berlin, consacrait un pourcentage deux fois plus élevé à la chose militaire? Le Royaume-Uni est dans une phase de récupération. L’Allemagne reste fixée sur la défense territoriale. Plus à l’Est, ne négligeons pas les efforts de la Pologne ou le rôle qu’elle est en mesure tenir sur l’isthme Baltique-mer Noire.

Toujours est-il que les Etats-Unis auraient bien tort de s’inquiéter d’une quelconque autonomie stratégique européenne. Si le cadre de l’UE favorise le redressement des efforts militaires nationaux, cela bénéficiera également à l’OTAN et contribuera objectivement au partage du fardeau (le « burden sharing »). L’article rappelle que l’Administration Bush avait finalement considéré que les efforts européens allaient dans le bon sens. Dès lors, pourquoi ces réserves outre-Atlantique ? D’une part, un personnage comme Donald Trump semble marqué par des thèmes des années 1980-1990, à l’époque où se concoctaient le marché unique puis le traité de Maastricht. Certains aux Etats-Unis redoutaient alors  l’édification d’une « forteresse Europe ». D’autre part, la CSP et le Fonds européen de Défense font peut-être craindre l’émergence d’un protectionnisme militaire européen. Les Etats-Unis contribuant massivement à l’effort militaire de défense de l’Europe (70 % des dépenses totales), on peut comprendre qu’ils n’entendent pas se laisser évincer du marché militaire européen. Vues depuis Washington, les ventes d’armes constituent une compensation (partielle) à leur engagement militaire en Europe. Il est évident que cela doit être pris en compte.

  1. Face à une telle ambition, comment anticiper l'évolution à venir de la relation transatlantique ? 

Par la force des choses, l’UE et ses Etats membre ne développent pas une telle ambition. Si l’Eurozone est partiellement assimilable à une forme de fédéralisme, elle reste à consolider et il ne semble pas que ce sous-ensemble de l’UE puis constituer le « noyau dur » virtuel d’une Europe militaire. De surcroît, il ne faudrait pas que la consolidation de l’Eurozone accentue les divergences à l’intérieur de l’UE, les Etats ne lui appartenant pas se trouvant relégués dans un statut d’Européen de second rang (notamment un certain nombre de pays d’Europe centrale et orientale, dont la Pologne). Il importe aussi réduire la fracture provoquée par une approche excessivement technocratique de la question migratoire (une répartition égalitaire des réfugiés, sans véritablement prendre en compte les situations nationales). Cela fait déjà beaucoup de tâches à remplir. Le fait semble d’ailleurs mieux pris en compte par Berlin que Paris, d’où la grande prudence d’Angela Merkel à l’égard des propositions d’Emmanuel Macron.

Sur le plan militaire, ne surestimons par la portée de la CSP lancée à la fin de l’année dernière. Significativement, presque tous les Etats membres de l’UE l’ont ralliée (25 pays sur 27, si l’on ne tient pas compte du Royaume-Uni), ceci voulant dire que personne ne veut être marginalisé. A cet égard, le cas de la Pologne, notoirement réservée quant à l’idée d’une Europe de la défense, est très parlant. Varsovie a rejoint la CSP au dernier moment ou presque. Au total, la CSP n’est pas le « noyau dur » agissant pensé et voulu par la diplomatie française. En fait, il s’agit d’une « Europe des capacités », destinée à mutualiser une partie des budgets et des moyens militaires, non pas d’une avant-garde qui préfigurerait une Europe-puissance. Autrement dit, nous ne sommes pas au « moment cicéronien » (Pierre Manent), ce point de bascule entre deux formes politiques (voir par exemple le passage de la Cité-Etat romaine, hégémonique dans le bassin méditerranéen, à l’Empire romain). Sans dessein commun et volonté partagée, un tel basculement serait-il seulement possible ?

Sur ce point, la vision d’un binôme franco- allemand telle qu’elle apparaît dans l’article publié sur le site de WarOnTheRocks, Paris et Berlin tenant le rôle de locomotive, ne semble pas en phase avec la réalité des rapports entre les deux capitales. Diplomatiquement et militairement, la France est très allante alors que l’Allemagne se tient en retrait. Le soutien sans participation de Berlin aux frappes en Syrie, en réponse aux attaques chimiques, est plein d’enseignement. Faut-il s’en étonner ? C’est là une retombée de l’histoire du XXe siècle : le système politique et institutionnel allemand a été conçu pour brider toute ambition nationale en la matière, et le pacifisme domine l’opinion publique. In fine, l’Allemagne est redevenue très « Kleinstaatlich ». Peut-être serait-il malvenu de s’en plaindre. Au vrai, si Berlin portait son effort de défense à 2 % du PIB, ses dépenses militaires représenteraient près de deux fois celles de la France. Le souhaite-t-on ?

Quant à la France, son rang et le rôle qu’elle conserve dans le monde sont étroitement liés à une « alliance dans l’alliance » avec les Etats-Unis et le Royaume-Uni. Les trois pays constituent une sorte de directoire atlantique (informel), élargi  dans certains domaines à l’Allemagne et à l’Italie (un « Quint » euro-atlantique). D’une certaine manière, le discours européen occulte une réalité géopolitique massive, profonde et autrement plus importante : la constitution au cours du XXe siècle d’un « Grand Espace » (Grossraum) euro-atlantique, simultanément unitaire et polycentrique. La théorie schmittienne du « Grand Espace » peut être appliquée à la Communauté euro-atlantique (voir les écrits de Carl Schmitt). La perpétuation de cet ensemble géopolitique conditionne l’ouverture d’un nouveau siècle occidental. Quel est donc le projet alternatif proposé par les anti-Américains ? Monter la garde sur les plages d’une petite péninsule de l’Asie, satellisée par la Russie-Eurasie, afin d’éviter un nouveau débarquement de Normandie ? Prendre l’Allemagne en étau au moyen d’une alliance franco-russe dont on sait par ailleurs ce qu’il en est advenu ? (voir le coup de force des bolcheviks, la signature d’une paix séparée et le non-remboursement des emprunts russes).

La « relation spéciale » franco-américaine nous mène au grand écart entre les représentations dominantes dans une partie de l’opinion publique et un certain nombre de réalités diplomatico-stratégiques. De fait, l’optique atlantique domine et ce depuis l’effondrement du concert européen, à la veille de la Première Guerre mondiale, le phénomène marquant la fin d’une longue « paix de cent ans ». La signature de l’Alliance atlantique, le 4 avril 1949, répond à un objectif français poursuivi depuis la fin de la Première Guerre mondiale. Aujourd’hui, le rôle essentiel de la France dans le concert euro-atlantique conditionne son rang mondial. Et c’est en se donnant les moyens de rejoindre le « Quad » de la zone Indo-Pacifique (Etats-Unis, Australie, Japon et Inde) qu’elle pourra être pleinement présente là où l’Histoire s’écrit.

Cela ne signifie pas qu’il faille négliger les affaires continentales mais que l’UE comme l’OTAN, en assurant de manière complémentaire la paix et la stabilité d’une « Europe une et entière », peuvent faciliter l’élaboration par la France d’une nouvelle politique mondiale. Il nous faut penser simultanément comme Schmitt et Castex, ou encore Schuman et Mahan. Ne sombrons pas dans la tiédeur mortelle d’une Europe provincialisée qui, derrière ses « anciens parapets », s’imaginerait à l’abri. Il lui faut projeter forces et puissance dans le vaste monde. Une Europe militaire excessivement enroulée sur l’axe carolingien contrarierait cet objectif. En vérité, nous n’en prenons pas le chemin.

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