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Sherlock, reviens, tes compatriotes ne savent plus mener une enquête!
©DANIEL LEAL-OLIVAS / AFP

Disraeli Scanner

Dans l'affaire d’empoisonnement de Sergei Skripal et de sa fille, le jeu de Theresa May et Boris Johnson est dangereux, très dangereux même.

Disraeli Scanner

Disraeli Scanner

Benjamin Disraeli (1804-1881), fondateur du parti conservateur britannique moderne, a été Premier Ministre de Sa Majesté en 1868 puis entre 1874 et 1880.  Aussi avons-nous été quelque peu surpris de recevoir, depuis quelques semaines, des "lettres de Londres" signées par un homonyme du grand homme d'Etat.  L'intérêt des informations et des analyses a néanmoins convaincus  l'historien Edouard Husson de publier les textes reçus au moment où se dessine, en France et dans le monde, un nouveau clivage politique, entre "conservateurs" et "libéraux". Peut être suivi aussi sur @Disraeli1874

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Londres, 
Le 18 mars 2018
Theresa, quinze ans après Tony....
Mon cher ami, 
Quel triste spectacle a donné notre gouvernement depuis dix jours, dans l’affaire d’empoisonnement de Sergei Skripal et de sa fille. Pour tous ceux qui comme moi vivent imprégnés de cette tradition vivante qu’est le parlement  britannique, nous avions l’impression de nous retrouver aux tristes heures où Tony Blair, en 2003, annonçait au pays qu’il y avait des armes de destruction massive en Irak. Et contrairement à ce que croit Boris Johnson, nous voici très loin des heures héroïques de ce même parlement. 
A côté de nos dirigeants, ceux qui gouvernaient le pays en 1914 furent des modèles de prudence. Imaginez-vous ce que donnerait l’hystérie d’une Theresa May dans une situation aussi explosive que celle d’août 1914 - sans parler de la crise de Cuba. Tout conservateur se doit de détester le mythe construit autour de John F. Kennedy mais on peut beaucoup pardonner au président bostonien libéral du début des années 1960 au vu de l’intrépide sang-froid dont il fit preuve durant la crise des missiles. Durant dix jours, Kennedy se hissa à la hauteur des géants du siècle, résistant aux pressions de l’Armée de l’Air, en particulier; et surtout refusant, pour sauver la paix du monde, d’exploiter les fautes de l”adversaire, laissant à Khrouchtchev une porte de sortie. 
Un parlementaire de premier plan est resté digne durant le débat sur Salisbury, c’est Jeremy Corbyn. Et je regrette pour mon parti que ce soit le chef des travaillistes qui sauve l’honneur du Parlement. Comment ne pas donner raison à Corbyn lorsqu’il demande qu’on respecte les coutumes qui régissent les relations internationales? On ne lance pas des accusations d’une telle gravité - affirmer que la Russie est derrière une tentative d’assassinat sur un territoire souverain - sans être capable de fournir des preuves. Or, pour l’instant, ce n’est pas le cas. La Russie a eu raison de demander à être destinataire des éléments de preuve. Le jeu de Theresa May et Boris Johnson est dangereux, très dangereux même. Si notre monde n’était pas protégé de lui-même par la peur de la destruction mutuelle par les armes nucléaires, il y avait de quoi déclencher un conflit majeur. 
Questions non résolues
Avant d’essayer de comprendre pourquoi le gouvernement britannique se comporte ainsi et pourquoi d’autres gouvernements européens ont tendance à le suivre, essayons de comprendre ce qui ne tient pas dans la thèse officielle. Lord Balfe et quelques autres parlementaires sont allés dans le même sens que Corbyn pour rappeler quelques évidences: 
- Quel intérêt avait la Russie à commettre un tel crime aux répercussions internationales incontrôlables à quelques jours de l’élection présidentielle? En particulier Vladimir Poutine, dont j’apprends, au moment où je vous écris, qu’il vient d’être réélu, avec 73% des voix au premier tour? 
- Pourquoi la Russie prendrait-elle le risque de compromettre encore plus sa réputation en Occident une année de Coupe du Monde de football? 
- Pourquoi écarter a priori un fait: nous n’avons aucune preuve que la Russie, signataire des traités internationaux, a trahi son engagement à ne plus fabriquer d’armes chimiques? 
- Pourquoi expliquer au public que seule la Russie peut fabriquer des produits type “Novichok” alors que la formule se trouve dans le domaine public depuis au moins une dizaine d’années? 
- Pourquoi la Russie s’en prendrait-elle tout d’un coup à un ancien agent double, qui a fait de la prison en Russie, avant d’être échangé, voici presque une décennie, dans le cadre d’un troc d’espions avec les Etats-Unis et de s’installer sans aucune dissimulation à Salisbury? 
- Pourquoi ne nous a-t-on proposé aucune reconstitution du crime jusqu’à ce jour? 
Sans une réponse à toutes ces questions, je ne peux pas prendre au sérieux les accusations portées dès les heures qui ont suivi l’hospitalisation des deux victimes. Il n’y a pas de raison d’exclure a priori la possibilité d’une ingérence russe. Mais il est peu professionnel - et très dangereux politiquement - de nous faire croire que l’on sache avant même le bouclage de l’enquête qui est le coupable. Elémentaire mon cher Johnson! 
Le Brexit, toujours lui? 
Essayons alors de comprendre d’où vient cette hystérie: 
1. On voit bien l’heureuse diversion que représente pour une Theresa May chahutée dans son propre parti, et qui se prépare à un “hard Brexit”, faute de pouvoir mener une négociation politique avec l’Union Européenne - les chefs d’Etat et de gouvernement qui siègent au Conseil européen sont courageux mais non téméraires et préfèrent se cacher derrière la Commission pour négocier. Madame May, qui n’a pas obtenu de majorité pour le Parti conservateur lors des dernières élections, sait combien le Brexit peut diviser ce parti; elle est bien contente de pouvoir faire diversion. Avez-vous vu comme elle était soulagée de pouvoir en appeler aux « backbenchers », aux « députés de base » pour essayer de faire taire Jeremy Corbyn quand ce dernier rappelait les règles de la diplomatie ? 
2. Ce qui se joue est à mon avis plus profond. Cela ne concerne pas seulement la Grande-Bretagne mais tout l’Occident. Les dirigeants nords-américains et européens occidentaux n’ont pas réussi, malgré de nombreuses tenatives, à faire tomber Vladimir Poutine par une « révolution de couleur ». Ils savent qu’ils ne peuvent pas s’attaquer frontalement à la Russie comme ils ont fait avec l’Irak, la Serbie ou la Libye, car il s’agit d’une puissance nucléaire et de la deuxième puissance militaire du monde. Mais les dirigeants occidentaux ont du mal à se résigner. Ils ne veulent pas accepter de reconnaître que, sans les Russes, l’Etat islamique n’aurait pas été abattu aussi vite. Pire, ils reprochent à Poutine d’avoir empêché un chaos à l’irakienne ou à la libyenne. la tentation est très forte de remettre quelques louches d’huile sur le feu pas encore éteint de la guerre de Syrie. Depuis 2013, les dirigeants occidentaux n’ont cessé de répéter qu’une ligne rouge serait franchie en cas d’attaque chimique. Barack Obama a refusé de lancer une attaque contre Assad après une première utilisation de gaz toxique; Trump, lui, a fait dans le démonstratif en faisant bombarder une base aérienne syrienne après une autre utilisation de gaz toxiques. Le gouvernement britannique, qui a des hommes au sol en Syrie (comme les USA et la France) a-t-il sauté sur une occasion d’associer « Russie » et « armes chimiques » en vue d’une possible escalade en Syrie? Pourquoi le ministre russe des Affaires étrangères, Sergei Lavrov, a-t-il cru bon d’avertir de la possiblité d’une provocation en Syrie - d’une attaque avec des armes chimliques sous un faux drapeau? 
L’insoutenable légèreté de l’Occident
Je ne sais pas si nos dirigeants et ceux des autres pays membres de l’OTAN se rendent compte du fait que, pour le coup, ils jouent avec un tonneau de poudre. La défaite de l’Etat islamique aurait dû conduire à une désescalade, d’autant plus que quatre nations sont prêtes à se faire la guerre ouvertement pour la Syrie: l’Arabie Saoudite, la Turquie, Israël et l’Iran. La moindre guerre ouverte entraînerait l’OTAN, la Russie et la Chine dans une épreuve de force dont personne ne connaît l’issue. Madame May, quand elle parodie Margaret Thatcher, Angela Merkel ou Emmanuel Macron quand ils semblent adopter la thèse britannique, se rendent-ils compte de ce que le scénario de 1914 reste possible, même à l’âge nucléaire?  
Je ne comprends absolument pas ce qui conduit mon gouvernement à faire preuve d’autant de légèreté. Les Russes sont un grand peuple. Ils ont porté l’essentiel de la victoire militaire contre le nazisme - au prix de la perte de 13 millions de soldats. Ils ont absorbé tous les chocs idéologiques du XXè siècle et cherchent aujourd’hui la stabilité entre l’Europe et l’Asie. Je ne comprends pas pourquoi la Grande-Bretagne ne voit pas qu’au moment où le Brexit se passe mal - largement par la faute de l’UE - elle aurait intérêt à développer beaucoup les relations commerciales avec la Russie. Au lieu de cela, nous poussons les Russes à fermer le British Council et, peut-être, demain, à d’autres sanctions. Quant à tous ceux qu’obsède le pouvoir à la Napoléon III de Poutine, j’aimerais bien savoir pourquoi on ne les entend pas plus dénoncer Erdogan ou Xi Jiping. 
Boris, écris un meilleur scénario s’il te plaît
Mon cher ami, pour finir sur une note moins sombre, je vous propose que nous substituions un scénario d’espionnage un peu plus palpitant que la mauvaise histoire que nous raconte Boris Johnson depuis une semaine - en oubliant, au passage, de nous donner des nouvelles des victimes, Sergei Skripal et sa fille. Savez-vous que Sergei Skripal, agent russe, avait été retourné lors d’une opération supervisée par Christopher Steele, le même homme qui, en 2016, retiré du MI6, a vendu ses services au parti démocrate pour identifier des liens entre Trump et la Russie. Nous avons de quoi laisser libre cours à notre imagination, loin de toutes les théories du complot qui font toujours de très mauvais romans, non....?  En l’occurrence, nous avons un scénario pour John Le Carré plus que pour Frederick Forsythe. 
Bien fidèlement à vous
Benjamin Disraëli

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