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Croissance russe : le bilan contrasté des Poutinomics
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Alors que Vladimir Poutine vient de traverser lors des quatre dernières années de vrais obstacles économiques, qu'il s'agisse des lourdes sanctions imposées par les Occidentaux ou du krach pétrolier de 2014, il semble avoir traversé la tempête et parait en position de force à la veille d'une élection présidentielle qu'il devrait remporter très sereinement

Philippe Migault

Philippe Migault

Philippe Migault est auditeur de l'Institut des Hautes Etudes de la Defense Nationale (IHEDN) et du Centre des Hautes Etudes de l'Armement (CHEAr). Il dirige le Centre Européen d'Analyses Stratégiques (CEAS).

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Alors que Vladimir Poutine vient de traverser lors des quatre dernières années de vrais obstacles économiques, qu'il s'agisse des lourdes sanctions imposées par les Occidentaux ou du krach pétrolier de 2014, il semble avoir traversé la tempête et parait en position de force à la veille d'une élection présidentielle qu'il devrait remporter très sereinement. Quels sont les fondements des "Poutinomics", ce vecteur de stabilité de Poutine en Russie ?

Les sanctions ont constitué un obstacle pour les grands groupes tournés vers l'export que sont les entreprises du complexe militaro-industriel et du secteur énergétique. L'interdiction pour ces dernières d'emprunter à plus de 90 jours sur les marchés internationaux a nui à leur développement. 

Mais bien plus que les sanctions c'est la chute des cours du brut qui a impacté l'économie russe. On est passé d'un baril aux alentours des 100 dollars à la mi-2014, à un baril qui n'en valait plus qu'une trentaine début 2016. Pour l'économie russe, dont le pétrole représente 40% des exportations, le coup a été rude. C'est -essentiellement- ce qui a provoqué la chute du rouble, laquelle a fortement impacté le niveau de vie des Russes. Les gens ont accusé le coup. La vie, notamment dans les provinces, plus impactées, est devenue plus difficile encore. 

Mais les Russes ont une capacité de résilience que nous n'avons plus. Ils ont serré les dents et fait le dos rond. L'inflation a dépassé les 15% en 2015 ? Elle dépassait les 90% en 1999, lorsque Vladimir Poutine est arrivé au pouvoir et les 2660% en 1992 lorsqu'Eltsine, coqueluche des Occidentaux, mettait en place sa thérapie de choc sous la houlette des conseillers de Goldman Sachs. Les Russes souffrent, grognent. Mais ils en ont connu d'autres, si vous me permettez l'expression. Et cette patience paie. 

Aujourd'hui les cours du brut sont repartis à la hausse. Le baril d'Oural se négocie actuellement  à 62 dollars. Depuis le pic le plus bas, il a donc doublé. La Russie continue d'exporter son pétrole et son gaz, y compris dans les pays qui se déclarent ses plus farouches opposants. Le secteur énergétique et ses millions de salariés tiennent donc le choc. 

Les industries de défense, qui ont dû faire face à la rupture avec leurs équipementiers ukrainiens et occidentaux, se sont certes retrouvées en difficulté. De nombreux programmes d'armement ont été retardés. Mais cela a contraint le Kremlin à soutenir le complexe militaro-industriel plus que jamais, afin de faciliter l'acquisition de l'autonomie sur les segments impactés. Cela n'a pas encore pleinement payé. Bien des lacunes demeurent. Mais on peut raisonnablement penser que, d'ici 2025, la Russie sortira finalement renforcée, car disposant d'une autonomie stratégique unique en Europe en matière d'armements. Et le complexe militaro-industriel russe a profité du formidable outil marketing qu'ont été les opérations russes en Syrie. Ses exportations d'armes se sont envolées. L'armement, rappelons-le, ce sont également des millions d'emplois qui se voient, de la sorte, sanctuarisés... 

Or c'est primordial. Car le taux de chômage, aujourd'hui en Russie, est de l'ordre de 5%...

Et les indicateurs sont sortis du rouge. Le rouble, qui a atteint certains jours en séance une cotation de 100 roubles pour un  euro, est aujourd'hui revenu à un cours plus stable, à 69 roubles pour un euro. Certes, nous ne sommes pas revenus aux 40 roubles pour un euro, comme c'était le cas en 2013, avant les différentes crises, mais il y a une nette amélioration. L'inflation est maîtrisée. De 15,5% en 2015, on est passés à 3,8% en 2017, avec une prévision à 3,5% en 2018. 

Les sanctions occidentales et les sanctions russes prises en retour ont par ailleurs eu des effets positifs sur d'autres segments économiques que la défense. 

L'agriculture russe a été contrainte de se substituer au plus vite aux exportations occidentales, interdites, pour satisfaire à la demande intérieure. En conséquence ses productions se sont envolées. Les Russes nous achetaient des milliers de tonnes de viande porcine chaque année. C'est terminé. La production russe a augmenté de 800 000 tonnes, 24%, entre 2012 et 2017. La Russie devrait atteindre l'autosuffisance l'année prochaine ou en 2020. Non seulement les Russes ne nous achèteront plus de porc si un jour les sanctions sont levées, mais ils pourraient concurrencer nos agriculteurs sur les marchés internationaux, car ils sont aussi de plus en plus compétitifs sur le plan de la qualité. L'autosuffisance est atteinte sur la volaille, le lait... Certes les agriculteurs russes ne représentent plus qu'une part minime de la population active russe, moins de 10%. Mais c'est tout le secteur agroalimentaire, débarrassé de la concurrence occidentale sur son marché qui se frotte les mains. Dans une logique similaire, le secteur des services se développe lui aussi rapidement. Aujourd'hui bien formés, les Russes n'ont plus besoin ou presque des expatriés occidentaux, dont la plupart ont quitté le pays. 

La diversification économique que la Russie n'a jamais voulu entreprendre se fait donc, peu à peu, par la force des choses.  L'économie russe a renoué avec la croissance en 2017, après trois années de récession. Certes cette croissance est faible, 1,6% en 2017, mais la tendance semble devoir se maintenir, voire s'accélérer en 2018, où on espère 1,8%. La Russie n'a pas de dette, connaît le plein emploi, l'inflation est en baisse et la balance commerciale -même si elle a connu une forte chute depuis 2011- demeure largement excédentaire... Les fondamentaux de l'économie russe demeurent solides, malgré et quelquefois grâce aux sanctions. 

Et celles-ci ne sont pas terminées. On peut même parier, les Américains faisant du retour de la Crimée à l'Ukraine un préalable, et l'Union européenne s'alignant fidèlement, qu'elles dureront encore des années. Car ne nous leurrons pas. La Crimée restera russe. Quel que soit le dirigeant qui succédera à Vladimir Poutine en 2024, il signerait son arrêt de mort politique en faisant la moindre concession sur ce dossier, dossier qui a valu à Poutine de passer en 2014 la barre des 90% d'opinions favorables en Russie. Car la clé du succès de Poutine en matière de politique intérieure, ce n'est pas seulement sa capacité à juguler la crise, à la contenir dans des limites acceptables, c'est aussi de flatter l'orgueil national, le patriotisme russe. 

Quelle influence aura eu la politique étrangère russe sur cette stabilité ?

Précisément celle que je viens d'évoquer. Les Américains et leurs alliés sont tenus en échec dans la politique qu'ils souhaitaient développer au Moyen-Orient. Ils n'ont pas de mots assez durs pour flétrir Vladimir Poutine et les cercles dirigeants russes. Pour les Russes c'est un aveu de faiblesse et une raison de faire bloc derrière Poutine. 

Contrairement aux années 90, la plupart des Russes n'aspirent plus à ressembler aux "Occidentaux", à être adoubés par eux comme membres d'une caste supérieure. Ils nous jugent arrogants, sûrs de notre supériorité civilisationnelle, alors que rien, selon eux, ne justifie un tel contentement de soi. Ils sont donc ravis de nous démontrer qu'ils agissent comme ils veulent, qu'ils ont retrouvé les capacités leur permettant de mépriser, tout comme nous, le droit international lorsque leurs intérêts l'exigent, comme nous l'avons fait au Kosovo, en Irak, en Libye... Ils jouent à "cyniques, cyniques et demi", nous rendent la monnaie de notre pièce malgré notre volonté, totalement contre-productive, de les faire plier. Nous sommes dans le dialogue de sourds ? Tant pis pour eux, pensent-ils. Parce qu'ils estiment que les Occidentaux, au final, ne respectent que la force et qu’eux-mêmes sont nettement mieux formatés pour aller au bout de cette logique. 

D'autant que l'inflexibilité de Poutine paie. Les Russes considèrent que les Occidentaux ont conduit une politique de Regime change en Ukraine en 2013-2014, afin d'empêcher que l'Ukraine ne bascule définitivement dans l'orbite de Moscou via une adhésion à l'Union Economique Eurasiatique, vers laquelle Yanoukovitch semblait tendre de plus en plus. Les entreprises russes détenaient près de 35% des actifs de l'économie ukrainienne fin 2013. L'industrie de défense et aéronautique ukrainienne multipliait les partenariats avec son homologue russe, démontrant implicitement que Kiev avait choisi de privilégier la Russie comme partenaire stratégique. Lentement mais sûrement l'Ukraine mettait le cap à l'Est, comme elle l'a toujours fait. Mais il y a eu le coup de force du Maïdan. Victoria Nuland distribuant des gâteaux aux manifestants, des élus polonais et lituaniens soutenant les opposants à Yanoukovitch. Celui-ci est tombé. 

Mais aussitôt l'équipe dirigeante en place, par son dogmatisme nationaliste et sa volonté de couper les ponts avec la Russie, a donné le prétexte idéal à celle-ci pour intervenir. Via leur projet de loi sur l'interdiction de la langue russe comme langue officielle, qui a provoqué des manifestations et des affrontements dans le Donbass, dans la Novorossia, en Crimée, les nationalistes ukrainiens ont tendu une perche à Poutine que celui-ci s'est empressé de saisir. En récupérant la Crimée, il a obtenu l'assentiment d'une immense majorité de Russes. Non seulement par fierté nationale, par patriotisme, mais aussi par admiration vis à vis du tacticien. Ayant probablement définitivement "perdu" l'Ukraine, du moins sous la forme qui était la sienne avant les événements, Poutine a su inverser la tendance, s'emparer en quelques jours de l'actif stratégique le plus important de celle-ci, la Crimée, considérée comme une terre russe par tous les Russes, mais dont quasiment tous avaient fait leur deuil. Et ce rattachement s'est fait sans effusion de violence, au nez et à la barbe de Kiev et des Occidentaux.

Aujourd'hui l'Ukraine est un certes un Etat hostile à la Russie, ce que déplorent tous les Russes, mais c'est un Etat failli, qui ne doit qu'aux bonnes grâces du FMI de ne pas être en cessation de paiement. La Russie, a contrario, exerce depuis la Crimée un contrôle total de tout le bassin Pontique. La détermination, le sang-froid, l’audace du Président russe ont payé. Que dire d’autre à Poutine, d'un point de vue russe, sinon "chapeau l'artiste ?"  

Quelles sont aujourd'hui les limites et failles potentielles des "Poutinomics" ?

Les limites sont celles des marchés d’abord. Le cours du brut est, estiment tous les experts, reparti sur une tendance haussière qui devrait se prolonger. Mais nul n’est à l’abri d’un imprévu. La « surprise stratégique » existe en économie comme en matière de défense.  De nouvelles fluctuations brutales à la baisse ne sont donc pas totalement exclues. Cependant la Russie a démontré sa capacité à amortir ces chocs.

Il peut aussi y avoir une escalade des sanctions. Les Etats-Unis peuvent, s’ils le veulent, couper la Russie des circuits financiers internationaux avec l’aide de l’UE et Moscou, malgré ses liens de plus en plus étroits avec la Chine et d’autres puissances, malgré un certain nombre de mesures bancaires préventives, ne pourra pas y faire face. Mais ce serait donner là un très dangereux signal à la Russie. Acculée, celle-ci ne plie pas, elle attaque. Et sait attaquer où cela fait mal sans en venir aux extrémités…

Mais la véritable faille des « Poutinomics », c’est 2024. Sauf cataclysme aux élections présidentielles du mois prochain, sauf ennui de santé invalidant, Vladimir Poutine est encore là pour six ans, avec sa capacité à manœuvrer au plus près sur la scène internationale, l’immense aura qui lui permet de calmer les impatiences des Russes. Mais après lui ? Qui disposera de la capacité et de la légitimité nécessaires pour diriger sans contestations par gros temps ? Nul candidat sérieux à la succession ne semble percer pour l’heure. C’est peut-être cela, en définitive, le principal chantier qui attend Poutine sur le plan intérieur. Il ambitionne, je crois, de transformer le pays. De laisser à son départ une Russie plus en mesure de faire face aux défis internationaux qu’elle ne l’a jamais été. Mais pour que sa trace dans l’histoire demeure, il doit trouver celui qui saura et pourra poursuivre sa politique. Ce n’est pas gagné.

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