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Et l’Autorité des marchés financiers éprouva le besoin de recadrer Nabilla... mais les Français ont-il vraiment plus besoin qu’avant qu’on les (ré)éduque ?
©Capture d'écran

Les gourous médiatiques

Ce 9 janvier, le compte officiel de l'AMF twittait "#Nabilla Le #Bitcoin c'est très risqué ! On peut perdre toute sa mise. Pas de placement miracle. Restez à l'écart", laissant entendre que la starlette doit être aidée dans ses choix, exprimant ici un besoin "d'éduquer" une partie de la population, dans une forme frôlant le mépris. Une attitude qui a déjà pu être rencontrée au cours de ces dernières années de la part des différentes élites françaises.

Erik Neveu

Erik Neveu

Erik Neveu est un sociologue et politiste français, professeur des universités agrégé en science politique et enseigne à Sciences Po Rennes.

Il est l'auteur de l'ouvrage "Sociologie politique des problèmes publiques".

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Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Ce 9 janvier, le compte officiel de l'AMF twittait "#Nabilla Le #Bitcoin c'est très risqué ! On peut perdre toute sa mise. Pas de placement miracle. Restez à l'écart.", laissant entendre que la vedette de télé-réalité doit être aidée dans ses choix, exprimant ici un besoin "d'éduquer" une partie de la population, dans une forme frôlant le mépris. Une attitude qui a déjà pu être rencontrée au cours de ces dernières années de la part des différentes élites françaises. Pour autant, peut on réellement considérer que les Français seraient moins éduqués que par le passé ? Comment ont-pu évoluer les niveaux d'éducation au cours de ces dernières décennies ? 

Edouard Husson : Ce n’est pas un phénomène uniquement français. Il est général en Occident. Michael Young l’avait pressenti dans un livre paru en 1958, « The Rise of meritocracy » (La montée de la méritocratie), un livre bien plus intéressant que l’ouvrage tant de fois cité et totalement surestimé de Bourdieu sur la reproduction des élites. Young, sous la forme d’une fiction satirique, montre comment, après des décennies d’homogénéisation sociale sous l’effet de l’accès de plus en plus généralisé à l’enseignement secondaire, une société inégalitaire est en train de renaître, sous l’effet de l’accès croissant à l’enseignement supérieur d’un groupe qui reste malgré tout une minorité. Le livre est prémonitoire parce qu’il annonce ce que nous vivons. L’émergence d’un groupe important, mais ne représentant guère plus d’un tiers d’une génération, de diplômés de l’enseignement supérieur, est contemporain de la révolution néo-libérale et de la mise en place d’une société de plus en plus inégalitaire. Pour être plus précis, il existe un moment, le milieu des années 1960 aux USA, le début des années 1990 en Frace où l’accès à l’enseignement supérieur se met à stagner, comme si le corps social avait cessé de faire un effort pour élargir le groupe concerné. Dans les années qui suivent, une mentalité inégalitaire reprend le dessus: aux Etats-Unis, c’est le début de la remise en cause du Welfare State (le rejet du Fair State de Johnson); en France, au début des années 1990, c’est le vote sur Maastricht, qui est un vote opposant les sachants, les diplômés de l’enseignement supérieur, d’un côté, et les catégories moins ou pas diplômées de l’autre. Remarquez que la carrière des Clinton suit cette ascension de la « méritocratie », à partir de la fin des années 1960, moment de leur diplomation. Qu’est-ce que l’élection de Trump sinon l’expression d’une révolte aboutie de tous les non-experts, non-sachants qui ont trouvé un porte-parole? D’ailleurs Hillary Clinton en campagne les qualifie de « déplorables ». Qu’est-ce que la dénonciation des « fake news » sinon l’opposition entre le savoir des experts et le méprisable niveau d’information des ploucs qui votent sans comprendre? Le vote du Brexit relève de la même répartition entre « sachants » et « non-sachants ». Donc le comportement de l’AMF vis-à-vis de Nabilla est somme toute banal dans l’Occident actuel. 

Erik Neveu : Sur le fond l'intervention de l'AMF n'est pas absurde : le bitcoin connaît des fluctuations conséquentes, Nabila Benattia n'est pas une spécialise des marchés financiers et vos collègues de France Info donnent des informations troublantes quant à la rentabilité réelle des placements sur le site qu'elle promeut. Mais Nabila serait-elle la seule a avoir fait un peu vite la promotion du bitcoin ? Comme la réponse est non, pourquoi la cibler avec une formule condescendante « restez à l'écart » ? Sans se risquer à gloser sur son prénom, on peut penser que le statut de célébrité de la télé a été retraduit en « bimbo écervelée ». On a, hélas, vu des expressions plus violentes d'un mépris social, mais il est fréquent dès qu'on parle des choses « sérieuses » de l'économie, de la politique, des grands choix de société que soient rappelés à l'ordre ici les ouvriers, là les « ménagères » ou encore ceux qui votent « populiste». Ils ou elles n'exprimeraient pas des opinions ou des revendications intelligibles, leur conduite ne serait pas rationnelle (ne pas acheter cinq fruits et légumes!). Tout cela manifesteraient simplement leur méconnaissance des « lois » de l'économie, des impératifs du bien public, des exigences de leur santé. Il y a par bonheur des gens qui savent : énarques, experts, économistes et qui sont là pour rappeler les ignorants à la raison. Or le niveau général d'éducation n'a jamais été aussi élevé. Plus de 40% des 25-30 ans ont un diplôme universitaire. La France est au dessus de la moyenne des pays de l'OCDE sur le niveau de diplôme et de qualification de ses adultes. Cela ne veut pas dire que le niveau de savoir ou de compétence monte en tout. La maîtrise de l’orthographe et de la langue peut s'éroder, la tendance à réduire les programmes d’histoire-géographie, la faible place donnée au collège et lycée aux sciences économiques et sociales, tout cela mérite critique. Mais, comme l'ont montré par des enquêtes de terrain les sociologues Baudelot et Establet, la tendance est que « le niveau monte ». La population française est fortement scolarisée, même si le système scolaire est aussi sélectif et peu attentif à une part des plus défavorisés.

En prenant en considération cette élévation du niveau d'éducation moyen chez les Français, que révèle cette forme de mépris, parfois exprimée par une part des élites, une telle conception du monde est elle simplement compatible avec une démocratie ? N'est ce pas également un constat d'échec des politiques menées ? En quoi les réseaux sociaux ont ils pu avoir une influence, une "pouvoir de révélation" en l'espèce ? 

Edouard Husson : Il faut distinguer deux phénomènes qui s’entrecroisent et contribuent au désarroi actuel. D’un côté, il est indéniable que le niveau monte. Toutes les statistiques reflètent l’augmentation du nombre de bacheliers et la stabilisation de la part d’une classe d’âge qui sort diplômée de l’enseignement supérieur. Cependant, on est frappé de voir le maintien d’un fort taux d’illettrisme, supérieur à 5%; ou bien le taux d’échec en licence (20% des inscrits au bout de trois ans). La revendication d’accès accru à l’enseignement secondaire puis supérieur s’est accompagnée d’une dénonciation, par la gauche éducative et culturelle, des méthodes et des contenus de l’éducation jusque-là réservée à des minorités. Ce faisant, on a jeté le bébé avec l’eau du bain. Il n’y avait aucune obligation, par exemple, à mettre en cause l’apprentissage du latin en même temps qu’augmentait le nombre d’élèves du secondaire; mais des générations de pédagogues et d’experts auto-proclamés ont méthodiquement sapé les fondements de la culture classique sous prétexte qu’elle aurait été l’un des piliers de la domination de classe. C’est là que la caricature par ses épigones de la thèse déjà très simpliste de Bourdieu a fait des ravages. Il y aurait eu une grande différence entre dire que l’on allait faire apprendre le latin à 80% d’une classe d’âge et fixer, comme l’a fait Jean-Pierre Chevènement dans les années 1980 , l’objectif de 80% de bacheliers dans un système dont les organisateurs font tout pour rendre résiduel l’apprentissage du latin ou la découverte de la littérature classique et universelle. Il ne s’agit pas du latin pour lui-même mais des humanités, de la culture, de tous ces savoirs qui aident à développer l’esprit critique et qui auraient été, qui sont d’autant plus nécessaires dans le monde contemporain que les sciences et les techniques connaissent une accélération vertigineuse sous l’emprise de la révolution numérique. Au lieu de passer de 10% à 80% de vrais savants et «d’honnêtes hommes » dans nos sociétés, on a fabriqué 50% ou un peu plus de « demi-savants » qui abandonnent largement le pouvoir aux experts parce qu’ils n’ont pas reçu l’esprit critique qui leur permettrait de résister au despotisme éclairé des 1% les plus riches et de leurs valets académiques.  On n’a jamais autant lu et brassé d’informations que dans nos sociétés mais on observe aussi comme la société dans son ensemble a du mal à défendre une authentique démocratie. 

Erik Neveu : Il y a des dimensions d'échec. L'école a perdu une part de son pouvoir mobilisateur et formateur des jeunes parce qu'elle n'est plus un ascenseur social. Les réformes incessantes des programmes ne sont pas facteur de cohérence, l'outil de compréhension du monde que sont les sciences sociales reste marginal dans la formation. Il y aurait aussi beaucoup à dire quant à la manière dont l'explosion d'une offre d'informations et de loisirs sur le web n'a pas toujours tiré vers la diffusion d'un gai savoir, plaisant et formateur. Le web a aussi eu pour effet de rendre plus visibles, plus accessibles des discours complotistes, des délires interprétatifs dont l'efficacité doit aussi aux angoisses de certains publics. Mais rien de cela ne peut justifier condescendance et mépris.

Arrogance des « élites » ? Oui, mais avant de la fustiger invitons à un test pratique. Dans nos cercles de fréquentations, d'amis, est-il si courant d'avoir beaucoup de personnes dont le statut social est « inférieur » au notre ? On tient peut être là un premier indicateur du poids des distances sociales. Ce point rappelé il y a incontestablement dans une large part des classes dites supérieures, une morgue d'ancien régime assez déplaisante qui combine la certitude de sa compétence et de son intelligence et une condescendance accablée pour ce qui serait la bêtise, l'inculture des classes populaires, voire de tout ce qui n'est pas de l'élite. Beaucoup de raisons contribuent à ce résultat : un système scolaire d'une sélectivité pathologique où les jeux sont faits pour la vie parce qu'on a réussi un concours de grande école à vingt ans, la panne de la mobilité sociale, un style hiérarchique bâti sur la distance, la valorisation d'une expertise abstraite où tout peut se résoudre en « notes » faites à partir de la lecture de dossiers plus que de l'immersion dans le terrain.Tout se passe comme s'il n'y avait d'intelligence qu'abstraite, théorique, surplombante. L'universitaire que je suis ne dévaluera pas ces savoirs là...mais il en est qui viennent aussi de l’expérience du terrain, de l'art de monter des projets, d'entreprendre.
Peut on prêter un rôle particulier aux réseaux sociaux, à Internet ? Surement celui de faire apparaître au grand jour qu'il existe aussi, malgré l’école des croyances irrationnelles, de visions complotistes qui doivent alarmer. En produisant un effet de loupe qui rend plus visible des inégalités de savoir, des croyances infondées, ces médias radicalisent le complexe de supériorité d'une part des élites. Du coup ils contribuent à stimuler l'expression publique de réactions méprisantes (ces gares où l'on rencontrerait des gens qui ne sont « rien », selon le Président Macron, mais son prédécesseur avait parlé des « sans dents »). 

Dès lors, quels sont les enjeux futurs d'une telle situation ? Entre éducation, prise en compte de la réalité des attentes des Français de la part des élites, et démocratie ? 

Edouard Husson : L’enjeu n’est pas clair pour la plupart des individus. Nos politiques et nos sachants se sont gargarisés, depuis des années, de contribuer à l’avènement de « l’économie de la connaissance ». L’expression faisait déjà ringard il y a une décennie: Richard Florida avait lancé, aux USA, l’expression de « l’économie créative » ou des « classes créatives ». C’est le moment aussi où apparaît l’expression de « smart city », la « ville intelligente », non seulement parce qu’elle est pleine d’objets connectés et de capteurs mais aussi parce ce qu’y habitent les « classes créatives ». L’homme politique qui reprend cet idéal à son compte dans les termes les plus purs est sans aucun doute Tony Blair, qui réutilise la « méritocratie » de Michael Young, mais pour en faire l’éloge. Le New Labour, c’est le triomphe du règne des experts, de l’économie internet et de la métropolisation; c’est aussi l’émergence d’une opposition de plus en plus marquée entre Londres et le reste de la Grande-Bretagne. Evidemment, loin de l’idéal des Lumières, la montée des « classes créatives » s’accompagne aussi de la « comptabilité créative » qui mène à la crise des subprimes. Elle porte des mensonges d’Etat qui légitiment la destruction de l’Afghanistan, de l’Irak, de la Libye, de la Syrie et le massacre de millions d’innocents par des élites occidentales qui n’ont pourtant que le « Plus jamais ça! Plus jamais les génocides! Plus jamais les totalitarismes! ») à la bouche. Grâce à internet et aux réseaux sociaux, jamais les moyens de vérifier les informations n’avaient été à ce point à disposition du plus grand nombre.  Et pourtant ils sont peu utilisés parce que le système d’éducation secondaire et tertiaire du plus grand nombre ne forme plus suffisamment à l’esprit critique. Par réaction contre la morgue des sachants, les populismes dénoncent les politiques éducatives et universitaires. C’est Donald Trump coupant un certain nombre de budgets publics de la recherche. C’est Theresa May s’engageant dans une lutte stérile contre le salaire des présidents d’université britanniques. Mais le président américain ou le Premier ministre britannique se trompent de combats. S’il y a bien un défi que la droite doit lancer à la gauche, que les conservateurs doivent adresser aux libéraux, c’est celui de « l’éducation d’excellence pour tous ». Les outils de l’ère numérique permettent de mettre en place une éducation sur mesure pour de très grands nombres (grâce en particulier aux outils numériques d’analyse des processus d’apprentissage). Ce sont eux qu’il faut développer pour faire accéder plus d’enfants d’une classe d’âge à l’enseignement supérieur et, ainsi déclencher une nouvelle révolution démocratique. 
Erik Neveu : Le mot « élite » m'agace. Il suppose des êtres d'une autre nature, supérieurs par essence...si de telles créatures avaient gouverné les ministères et les grandes entreprises françaises nous vivrions dans un autre monde. Préférons les mots « responsable » ou « dirigeants». S'il faut poser un diagnostic, il n'est pas différent de celui qu'inspire l'usage forcené du mot populisme : pour une part des politiques, journalistes, intellectuels et dirigeants le peuple est devenu le problème majuscule de la démocratie. Ce mélange de défiance et de mépris mine le principe démocratique. Pour suggérer quelques pistes c'est la logique de formation des milieux dirigeants à la fois séparée des filières ordinaires, largement close sur un entre-soi, faisant peu découvrir et respecter les « autres » qu'il faut changer. C'est l'ouverture de l'accès aux groupes dirigeants et donc la crise de la mobilité sociale qu'il faut questionner. Où et comment réinventer des institutions et des mécanismes qui produisent des porte paroles et des cadres pour des groupes sociaux qui ne sont pas favorisés. Chacun à leur manière, le réseau des organisations communistes, « laïques », catholiques y ont contribué jusqu'aux années 70. Quel relais se dessinent pour varier ainsi l'accès aux responsabilités ? Ce sont aussi les contenus de formation qu'il faut revoir : peut-on s’étonner de certaines difficultés à comprendre le monde quand le poids de l'histoire, de l'économie, de la sociologie sont si dérisoires dans le secondaire, quand on les considère comme des savoirs dangereux. Un ministre de l’éducation de M Sarkozy avait retiré du programme de « sciences économiques et sociales » du lycée deux chapitres « classes sociales » et « inégalités ». Circulez, y 'a rien a voir ! On ne peut pas non plus promouvoir une organisation sociale qui creuse les écarts de revenus et de patrimoines dans des proportions qui nous ramènent au XIX° siècle et s'étonner que la distance matérielle se double d'une condescendance symbolique pour les perdants et les petits, dans une société dont le seul modèle est le gagnant, par tous les moyens. Nabila dit avoir gagné 800 euros en en investissant 1000 en bitcoins. 800 euros c'est la moitié du salaire mensuel d'un chercheur CNRS débutant qui a bac plus 8 et plus : drôle de  valorisation de la production de connaissance et de l'apport du savoir à notre vie sociale.

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