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Pourquoi le "je suis Charlie" recrée le clivage droite gauche plus que tout autre enjeu politique actuel
©Reuters

3 ans après

Trois ans après l'attentat contre Charlie Hebdo, une majorité de Français se disent toujours "Charlie", mais leur nombre baisse, en particulier à droite.

Chloé Morin

Chloé Morin

Chloé Morin est ex-conseillère Opinion du Premier ministre de 2012 à 2017, et Experte-associée à la Fondation Jean Jaurès.

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Atlantico : Trois ans après l'attentat de Charlie Hebdo, selon un sondage IFOP, 61% des Français "sont" Charlie, soit une baisse de 10 points depuis le mois de janvier 2016. Un écart qui provient essentiellement par une baisse d'adhésion à droite (-9 points chez les LR et - 13 points chez les sympathisants FN). Comment expliquer la formation d'un clivage droite - gauche sur cette question ?

Chloé Morin : L’émotion des attentats avait semblé imposer la nécessité de faire corps autour d’un certain nombre de principes, de se réunir pour faire bloc contre un ennemi commun. Ainsi, une large majorité de français interrogés en 2015 se disaient « Charlie » (et les débats lancés alors par quelques uns, notamment Emmanuel Todd, avaient été mal reçus). Mais il me semble important de souligner que dès le départ, ce que l’on appelait « l’esprit Charlie » pouvait avoir des significations multiples selon les personnes interrogées. Charlie a fonctionné comme un point d’ancrage, un repère commun à un moment où les Français avaient besoin de se retrouver pour surmonter le traumatisme collectif. Mais tout le monde n’y voyait pas pour autant la même chose.

Avec le temps qui passe, il semble y avoir une mise à distance de ce traumatisme, et donc un retour de ce sujet dans le champ du débat politique « normal ». Les fractures qui existaient avant les attentats reviennent à leur étiage normal. Rappelons que l’idée que les caricatures seraient des « provocations inutiles » à l’égard des musulmans était déjà agitée suite à la publication de caricatures de Mahomet au Danemark en 2005.

Qu’il y ait un clivage droite-gauche sur les questions religieuses est assez logique. Nous avons vu que c’est à droite que la contestation de certaines lois, au nom des valeurs chrétiennes, s’est exprimée de manière plus ou moins radicale ces dernières années. La culture historique de la gauche - qui s’est en grande partie construite sur le combat laïc, et l’émancipation par rapport à l’ordre moral religieux - la rend sans doute plus attachée à certains principes constitutifs de la République désormais associés à « l’esprit Charlie ».

Cela explique sans doute en partie que 73% des gens de gauche se disent Charlie aujourd’hui, contre 52% à droite (dont 57% des sympathisants LR). Les sympathisants LREM, à ce titre, semblent plus proches de la gauche que de la droite (66% se disent Charlie).

Néanmoins, il est important de souligner que le débat dépasse largement le clivage gauche/droite. Il existe dans les deux camps - et au delà, car il faut toujours garder à l’esprit qu’une large minorité de français ne se sent ni « de droite », ni « de gauche » sans pour autant être apolitique - une adhésion à un logiciel républicain universaliste, résolument anticommunautariste, et une tendance à l’affirmation identitaire et à l’exacerbation du différentialisme, qui aboutit souvent à une logique victimaire. Dès lors qu’on considère que l’Etat et la société doivent reconnaître les spécificités de telle ou telle communauté - religieuse, sexuelle, régionale, ethnique…-, la caricature est rejetée comme une négation intolérable et un rejet de ce que l’on est. Derrière les « anti » ou « non-Charlie », il y a des gens « de gauche » qui considèrent que la caricature est une misère de plus infligée à des populations souvent modestes et ayant souffert la colonisation européenne (parmi les « non Charlie » de gauche, 34% disent qu’à travers ses caricatures Charlie va trop loin, et 23% considèrent que la liberté de caricaturer les religions doit s’arrêter au blasphème), mais aussi des gens « de droite » qui par là défendent un retour du religieux dans la définition des normes sociales communes (47% des gens « de droite » qui se disent « pas Charlie » estiment ainsi que Charlie hebdo va trop loin, et 24% que la liberté de caricaturer doit s’arrêter aux religions).

Comment ce clivage droite gauche se forme-t-il au niveau des catégories socio-professionnelles ? Faut il y voir un marquage de "classe" plutôt qu'un simple marqueur politique ? Quels en sont les ressorts ?

Le clivage qui est visible dans les données de l’Ifop procède d’abord d'une question culturelle et sociale. S’il ne faut pas écarter le libre arbitre de chacun, la manière dont vous vous appropriez les principes de la République dépend d’abord de votre environnement familial et social. Vous n’évoluez jamais seul dans la société, vous interagissez avec votre famille, vos voisins, vos collègues de travail. En ce sens, il s’agit d’abord d’un marqueur politique, comme le vote.

Ce qui est frappant, avec ce débat autour de Charlie, c’est qu’il fonctionne comme une sorte de miroir des fractures multiples de notre société. Il met en exergue les lignes de faille du logiciel Républicain, dont certaines ont pris davantage d’importance ces dernières années.
Il recoupe aussi notamment - au delà des traditions évoquées ci-dessus - le clivage peuple/élite. D’ailleurs, on note que ce sont souvent les mêmes personnes qui ne sont "pas Charlie" et qui expriment la plus grande défiance à l’égard des politiques et des institutions, qu’elles soient françaises ou européennes.

Aucune figure politique responsable dans notre République peut "ne pas être Charlie". Aucune autorité ne peut admettre que les principes sur lesquels elle repose soient bafoués et attaqués avec une telle violence. De ce point de vue, ne pas être Charlie c’est aussi une façon de se positionner contre cette élite, de manifester son opposition à la société. Rejetter l’autorité, ce qui passe par le rejet des valeurs communes en prétextant souvent que ces valeurs ne sont que des slogans sans traduction dans la réalité, voire des instruments de l’oppression.

Ce qui est inquiétant dans cette affaire, ce n’est pas tant l’existence de « Charlie » et de « non-Charlie ». Le clivage, la controverse, le débat, ont toujours été notre manière de « faire société ». Mais lorsqu’on exclut certains sujets de la sphère du débat légitime, lorsqu’on jette des anathèmes, que reste-t-il pour empêcher le séparatisme? Or sur nombre de sujets, il peut y avoir le sentiment qu’il ne faut plus rire, plus polémiquer, plus contester, au nom d’une certaine idée du respect des identités, des droits des minorités, ou de la Raison… il est frappant de constater que dans le sondage Ifop, 43% des français estiment que la liberté d’expression a diminué dans les « médias traditionnels », c’est à dire dans la sphère du débat « autorisé » (à la différence de la sphère familiale et des réseaux sociaux, pour lesquelles les Français ne font pas ce même constat). Il est possible de se demander si finalement, au prétexte de ménager toutes les identités et sensibilités, nous n’organisons pas la coexistence au lieu de renforcer la cohésion. La société victimaire fonctionne sur une forme d’interdit de « prévention ». C’est sans doute la conséquence de la domination intellectuelle de ce que l’italien Raffaele Simone a appelé « le monstre doux ». Est-ce durable?

Que peut révéler cette nouvelle divergence du climat actuel et du bouleversement de l’échiquier politique de cette dernière année ?

L’un des marqueurs politiques du macronisme, c’est de chercher à dépassionner les débats, à contourner la conflictualité politique. Il est ainsi parvenu à désamorcer un certain nombre de débats sur lesquels la conflictualité - notamment entre gauche et droite - était auparavant très forte. La question que repose Charlie en ce début d’année est celle de l’efficacité de la recette du « pragmatisme » macronien dans le passage de l’économique au sociétal.

En réalité, il y a deux écueils devant cette méthode. D’une part, si l’on s’attache aux seules questions de la caricature des « communautés religieuses », nous touchons à « l’intimité », à la conception même de la vie que nous portons en chacun de nous. En ce sens, l’idée d’un aggiornamento pragmatique apparaît compliqué. On le voit dans ce qui pour l’instant peut apparaître comme des hésitations à porter le débat sur la fin de vie, pourtant remis en avant par certains élus de la majorité LREM.

D’autre part, si l’on élargit la focale au delà de la seule question religieuse, c’est la vision de notre République qui est en jeu. Elle ne peut faire l’objet d’une discussion. Soit l’on est universaliste, soit l’on est différentialiste. Cela impose un choix très net, exclusif de l’autre. Ici, il s’agit moins d’une question de méthode, que de formuler une vision de la société, et le message que la France adresse au monde.

De ce point de vue, le bouleversement de l’échiquier politique ne joue aucun rôle. Il met en revanche au défi la méthode que les Français ont plébiscité en balayant les vieux partis, les vieilles oppositions.

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