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Peter Thiel, les libertariens et la Silicon Valley : comme une méchante ombre sur les démocraties occidentales
©ALEX WONG / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / AFP

Futur

Peter ​Thiel​, entrepreneur et investisseur américain de la Silicon Valley, ​prétend que les GAFA ​seraient en mesure de remplacer les gouvernements. Mais lorsque les rapports de forces entre Etats et entreprises privées seront inversés, la démocratie pourrait ne pas être leur priorité.

Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Atlantico : Peter ​Thiel​, entrepreneur et investisseur américain de la Silicon Valley (Paypal, Facebook etc.), qui réfléchirait à lancer un média conservateur avec plusieurs célébrités de Fox News, ​prétend que les GAFA ​seraient en mesure de remplacer les gouvernements. En quoi la position de ces ​dirigeants du secteur numérique diffère-t-elle ​réellement de celle de​ la technocratie ​ qu'ils ​dénoncent ?

Edouard Husson : Nous sommes au début d’une nouvelle révolution industrielle. Ou bien, si vous préférez, d’une nouvelle phase de la révolution industrielle. Si nous nous situons une génération après le début de chaque phase de la révolution industrielle, nous voyons des situations de domination très forte d’un ou deux pays sur un les nouveaux marchés. Les cycles de la révolution industrielle ont à peu près tous commencé dans la décennie 70 d’un siècle.  Entre 1770 et 1810, on voit la Grande-Bretagne en situation de domination mais nous savons avec le recul qu’il aurait été absurde de prolonger la tendance vers une affirmation de ce pays comme la seule puissance industrielle du monde. De même, vers 1910, l’Allemagne et les Etats-Unis dominent la nouvelle phase de la révolution industrielle mais s’arrêter là, ce serait manquer la suite de l’histoire, la transformation de l’URSS en grande puissance industrielle dans les années 1930 ou les Trente Glorieuses. Grâce à leur puissance financière sans égale et la collusion entre le secteur numérique et le Pentagone, les entreprises que l’on appelle les GAFA ont construit en quelques années une position dominante. Mais sommes-nous sûrs que l’on parlera des GAFA encore en 2060? Le paysage ne se sera-t-il pas beaucoup diversifié? Peter Thiel ou Elon Musk ont pour eux la puissance de leur vision; ils partagent aussi avec tous les pionniers d’une nouvelle ère industrielle, le rêve démesuré d’une domination sans partage. Non seulement ils taisent ce qu’ils doivent à la puissance de l’Etat; mais ils se fondent sur le retard qu’a toujours l’Etat à s’adapter à la nouvelle phase de la révolution industrielle pour parier sur son déclin.  Dans moins de vingt ans, le rapport de force sera inversé.

Comment se place la vision macroniste entre ces deux visions ? N'est il pas plus proche de la technocratie que de la vision d'un Peter Thiel ?  

La première phase de la révolution industrielle a entraîné la vision grandiose et terrifiante d’Henri de Saint-Simon. Il voulait confier la direction du monde aux banquiers et aux industriels. Il se méfiait de ces professionnels de la politiques qu’étaient les monarques. Et, enfant d’un âge où le suffrage censitaire dominait encore, il ne croyait pas à la démocratie. Saint-Simon a inspiré....Louis-Napoléon Bonaparte, sous l’autorité politique de qui la France a véritablement basculé dans l’ère industrielle. Puis, la IIIè République a continué l’oeuvre de l’Empire et fait de la France une grande puissance financière. Comme Saint-Simon, Peter Thiel se prend pour un visionnaire de la politique et il juge son expertise supérieure à celle des politiques. Mais ne soyons pas dupes. Henri de Saint-Simon était un extraordinaire lobbyiste, avant d’être un théoricien. Peter Thiel s’est révélé très « politique » en faisant le pari, contre ses camarades de la Silicon Valley, de la victoire de Trump. Vous parlez de Macron: je ne suis pas sûr de partager votre point de vue; Il ne me semble pas que le nouveau président français soit aussi « accro » aux experts que ses prédécesseurs. Il a certes le profil du parfait technocrate de par sa formation; mais un tempérament éminemment politique. Et il est sensible au décalage entre l’expertise traditionnelle et le développement des nouvelles technologies. Il est certainement plus ennuyé de ne pas avoir, en France, d’interlocuteurs du niveau d’un Peter Thiel ou d’un Elon Musk dans les nouveaux secteurs industriels. D’où la mission confiée à Cédric Villani: il s’agit de doter la France d’une capacité en recherche dans le domaine de l’Intelligence Artificielle et de la Science des Données qui permette une éclosion semblable à celles qu’ont produites les clusters américains du numérique.

​Que peut on en anticiper du point de vue de la démocratie libérale ? 

Dans toutes les phases de la révolution industrielle, les grands capitaines d’industrie, surtout les pionniers, ont rarement fait de la démocratie leur priorité. Les premiers capitaines d’industrie anglais s’accommodaient très bien du suffrage censitaire et de l’absence de poids électoral du prolétariat naissant. Beaucoup de grands industriels allemands regrettaient, dans les années 1920, la période wilhelmienne et ils ont rejoint Hitler dans les années 1930. Vous occupez une bibliothèque entière à décrire la manière dont l’élite industrielle et financière américaine a largement transformé la république en oligarchie depuis les années 1890. Peter Thiel a révélé dans de nombreuses déclarations que ses convictions libertariennes revenaient à vouloir substituer Google à l’Etat américain, PayPal à l’IRS. Or nous pouvons parier que les pionniers de la nouvelle révolution industrielle seront démentis par les faits comme leurs prédécesseurs. Thiel reproche à la NSA de ne penser que « big data » et d’oublier la dimension qualitative de l’information. Mais les GAFA buteront sur la même aporie. L’information est si abondante et universelle que la meilleure façon de l’utiliser est qualitative et locale. La révolution de l’information dans laquelle nous sommes entrés donne l’avantage, à terme, aux petites structures, les plus adaptables à la nouveauté. Les GAFA imposent une centralisation de l’information qui a permis leur croissance et leur installation en position de monopole; mais elle n’a pas de nécessité à long terme. Au contraire, leur monopole sera brisé au profit d’une gestion toujours plus décentralisée de l’information. Ce sera la revanche des petites communautés et le retour de la démocratie.

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