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Les progrès de l'empire du moralisme
©Reuters

2017, l’odyssée de la fin du monde d’avant

Atlantico a demandé à ses contributeurs leur vision de l’année où la France a vécu de nombreuses surprises et rebondissements et est entrée dans l’ère Macron. Avec le scandale Fillon, et le mouvement #balancetonporc, Eric Deschavanne rassemble ces grands moments de l'année achevée sous la bannière de l'avènement irrésistible d'un moralisme étriqué.

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne est professeur de philosophie.

A 48 ans, il est actuellement membre du Conseil d’analyse de la société et chargé de cours à l’université Paris IV et a récemment publié Le deuxième
humanisme – Introduction à la pensée de Luc Ferry
(Germina, 2010). Il est également l’auteur, avec Pierre-Henri Tavoillot, de Philosophie des âges de la vie (Grasset, 2007).

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L’année 2017 en France aura été marquée à mes yeux par deux tornades médiatiques, l’affaire Fillon et le #BalanceTonPorc. Dans l’un été l’autre cas, elles sont l’expression d’une lame de fond idéologique. Elles illustrent même sans doute la modalité contemporaine de l’égarement idéologique, dans la mesure où l’idéologie, à l’ère de la société des médias, tend à se réduire à un moralisme étriqué. 

L’élection présidentielle fut évidemment l’événement de l’année. Et l’affaire Fillon, l’événement dans l’événement. Jamais dans l’histoire de la Ve République, un abus de pouvoir si dérisoire n’aura aussi promptement déclenché un mécanisme médiatico-judiciaire susceptible de faire basculer en quelques jours le destin politique du pays. A juste titre, l’épisode contribue à glorifier le rôle démocratique des médias et de la justice, crédités du pouvoir d’accroître la transparence de la vie publique et de relayer l’exigence morale du public. 

Tout a été dit ou écris sur les fautes et les erreurs de François Fillon et sur les facteurs qui ont influé sur l’issue de l’élection présidentielle. Mon propos n’est pas de revenir sur ce sujet mais de souligner le fait – peu contestable et peu contesté - que le débat électoral aura été totalement tronqué par le buzz moralo-médiatique. C’est évidemment le point qui fait problème : compte tenu de la réalité du jeu médiatique, dans lequel l’info qui fait l’actu, envahissant tout l’espace, tue toutes les autres, le débat sur la moralité des candidats se substitue nécessairement à celui sur l’avenir politique du pays. Entre la morale et la politique, autrement dit, il faut choisir et ce choix nous l’avons fait, malgré nous peut-être, mais nous l’avons fait puisque, désormais, les juges ne font que suivre les médias, lesquels ne font que se soumettre aux passions du public. 

Pouvons-nous à tout le moins nous réjouir des progrès de la « moralisation de la vie politique » ? Peut-être mais rien n’est moins sûr. Il y aurait beaucoup à dire sur le sujet des rapports entre morale et politique, que les questions d’argent n’épuisent pas. Force est cependant de constater, comme on a pu le voir aux lendemains de l’élection, que l’élévation du niveau d’exigence morale, fort logiquement, ne se traduit pas par moins de scandales (réels ou supposés), mais à l’inverse par leur multiplication. Quelles que soient les règles, il y aura toujours quelques petits arrangements entre amis qui, dès lors qu’ils seront dévoilés, occuperont toujours davantage l’espace médiatique. Avec une conséquence qu’il faut admettre comme elle aussi logiquement nécessaire : la meilleure manière d’éliminer un adversaire politique, un rival ou un allié encombrant consiste à lui mettre sur le dos une affaire de corruption, fût-elle dérisoire. Nihil novi sub sole : les vieilles pratiques de manipulation de l’opinion reviennent au goût du jour, jouant habilement de la passion morale du public. L’avenir politique appartient donc plus que jamais aux forts et aux habiles. 

La campagne #BalanceTonPorc et le relais dont elle a bénéficié dans les grands médias est emblématique de la manière dont s’imposent désormais l’ordre moral et l’idéologie dominante, via le système médiatique, au sein duquel les réseaux sociaux jouent le rôle moteur. Le nouvel ordre moral est parfaitement libéral et démocratique : il serait absurde de dénoncer une manipulation de l’opinion par quelque pouvoir ou institution. Si manipulation il y a, il s’agit d’une manipulation de l’opinion par elle-même. Ce qui est énigmatique dans le phénomène de l’idéologie dominante, c’est qu’elle impose à tous sans contrainte ce que personne, ou presque, ne veut. De même que personne ne souhaitait pour l’élection présidentielle le sabotage du débat électoral auquel tout le monde a pourtant contribué, peu nombreux sont ceux qui approuvent réellement le sexisme anti-mâles qui anime le néo-féminisme ou la vision des relations entre hommes et femmes qu’il promeut. Lorsque le Président Macron propose une minute de silence pour les 123 femmes tués par leur conjoint en 2016 en « oubliant » les 34 hommes tués par leur conjointe, cela ne provoque quasiment aucune réaction ; ce n’est pas que l’opinion soit devenue sexiste ; dans cette absence de réaction, il faut simplement déceler la présence mystérieuse d’une idéologie dominante qui rend aveugle et sourd. Bien entendu la vague du néo-féminisme peut être expliquée à partir d’une mise en perspective historique. Encore faut-il bien voir que l’élément qui lui permet de se diffuser massivement est aujourd’hui ce moralisme médiatique qui fait fi du droit (comme dans l’affaire de la grâce de Jacqueline Sauvage), de l’information sérieuse et de la complexité du réel. 

Si je rapproche ces deux « événements » de l’année, ce n’est évidemment pas dans le but de réhabiliter moralement le détournement d’argent public ou les agressions sexuelles, ni non plus pour dénoncer la tyrannie de la vertu (il est toujours un peu vain et ridicule de s’indigner contre l’indignation), mais afin d’attirer l’attention sur ce qui me semble constituer la relative nouveauté d’un phénomène – le populisme médiatique – destiné, c’est à craindre, à prendre de l’importance dans  les années à venir. Si la culture de l’indignation et la tyrannie du Bien qu’imposent les médias (réseaux sociaux compris) sont « populistes », ce n’est pas au sens de la simple démagogie (ou tyrannie de la majorité), ni en tant qu’elles contribueraient à mettre en scène l’opposition du peuple et des élites, mais parce qu’elles favorisent un nivellement de l’information, de la culture, de la vie intellectuelle et du débat politiques, désormais placés sous l’empire de la morale. 

Le culte de la morale, en effet, est niveleur par essence. Comprendre le droit suppose une connaissance des lois, de la jurisprudence et des procédures ; les grands sujets politiques (économie et politique internationales) ne peuvent être évoqués sérieusement sans expertise. Pour se faire une opinion et pouvoir émettre un jugement pertinent dans ces domaines, il faut se cultiver et produire un effort conséquent d’information. Cela ne se fait pas sans peine et demande du temps. Le jugement moral, en revanche, ne repose que sur l’idée que l’on se fait du Bien et du Mal : il est à la portée de tous dès le plus jeune âge et peut être immédiat, quel que soit le niveau d’information dont on dispose. Emettre un jugement moral sur toutes choses et n’importe qui ne demande aucune connaissance particulière. La certitude d’être dans le camp du Bien justifie toujours à ses propres yeux le ton péremptoire, l’usage du langage le plus fruste, voire le plus ordurier, pour exprimer son indignation ; elle justifie l’absence de respect pour les personnes, les grandeurs établies et les institutions dès lors qu’on dispose d’un argument pour les identifier comme des figures du Mal à combattre et à abattre.

Il est donc dans l’ordre des choses que la culture démocratique, fondée comme l’avait déjà compris Tocqueville sur l’autorité exclusive du public, établisse l’empire de la morale. Le phénomène n’est peut-être pas grave en soi : le choc des indignations, à défaut de l’enrichir, anime le débat public. Le plus inquiétant est sans doute le risque d’une nouvelle « trahison des clercs », d’une démission des élites, dont l’intérêt bien compris sera toujours d’avantage à l’avenir de suivre la pente de ce populisme médiatique moralisateur. Dès lors qu’aucune voix ne peut se faire entendre si elle ne prend les accents de l’indignation, il est à craindre que celles qui s’évertueront à exprimer publiquement le point de vue de la « froide raison » ne rencontreront guère d’écho. Il deviendra de plus en plus difficile de braver l’indignation populaire relayée par la caisse de résonance médiatique, de sorte que se multiplieront les politiques abandonnant l’éthique de la responsabilité pour celle de la conviction, les juges prenant des libertés avec les lois, la jurisprudence et les procédure, et les intellectuels confondant l’imprécation et l’analyse, bradant ainsi la rigueur de l’argumentation et le sens de la mesure. 

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