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La décroissance, ce dangereux fantasme de riches dans un monde pauvre et inégalitaire
©STEPHANE DE SAKUTIN / AFP

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A l'occasion des fêtes, Atlantico republie les articles marquants de l'année qui s'achève. Branko Milanovic, ancien directeur de la recherche économique de la Banque mondiale, nous expliquait en novembre que pour réduire les inégalités, la décroissance est tout sauf la solution miraculeuse.

Branko Milanovic

Branko Milanovic

Branko Milanovic est chercheur de premier plan sur les questions relatives aux inégalités, notamment de revenus. Ancien économiste en chef du département de recherches économiques de la Banque mondiale, il a rejoint en juin 2014 le Graduate Center en tant que professeur présidentiel invité.

Il est également professeur au LIS Center, et l'auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquels Global Inequality - A New Approach for the Age of Globalization et The Haves and the Have-Nots : A Brief and Idiosyncratic History of Global Inequality.

Voir la bio »

Article publié initialement le 23 novembre 2017

J'ai eu récemment une discussion par email et sur Twitter avec quelques personnes qui sont de forts soutiens de l'idée de la décroissance. De ces échanges, j'ai eu l'impression qu'ils n'étaient pas conscients de l'état d'inégalité et de pauvreté (oui, pauvreté) du monde aujourd'hui et de quels seraient les effets si nous décidions de figer le volume de biens et services produits dans le monde à son niveau actuel.

Il ne s'agit ici que de présenter des calculs d'arrière-plan, qui devront être grandement améliorés, dans une tentative sérieuse d'examiner les solutions de rechange.

Supposons, pour le bien de l'argument, que nous interprétons le terme "décroissance" comme la décision de figer le PIB global à son niveau actuel (en considérant pour le moment que le montant des émissions est également figé à son niveau actuel). Puis, à moins que nous changions la distribution des revenus, nous condamnons à une situation de pauvreté abjecte environ 15% de la population qui gagne actuellement moins de 1.90$ par jour, et un quart de l'humanité qui gagne moins de 2.50$ par jour. (Tous les montants en dollars sont à considérés en parité de pouvoir d'achat, ce qui correspond, en dollars, à une égalité de pouvoir d'achat à travers le monde, basé sur le International Comparison Project de 2011).

Maintenir autant de gens dans une pauvreté abjecte pour que les riches puissent continuer de jouir de leur niveau de vie actuel est évidemment quelque chose que les défenseurs de la décroissance ne toléreraient pas. Un de mes correspondants a explicitement rejeté ce scénario. Alors, que fait-on ? Bien sûr, nous pourrions, disent-ils, accroître le revenu des pauvres et réduire le revenu des riches afin de rester dans l'enveloppe actuelle du PIB global. Supposons que nous décidions de "permettre" à tout le monde d'atteindre le niveau de revenu médian existant actuellement dans les pays occidentaux, et, puisque les personnes qui se situent en dessous de ce niveau se rapprochent de la cible, nous réduisons graduellement les revenus des riches (en considérant pour simplifier qu'ils vivent tous dans le monde occidental).

Le "problème" est que le revenu médian après impôts en Occident (environ 14 600 $ par personne et par an) correspond au 91e centile de la distribution globale des revenus. De toute évidence, si nous laissons 90% de la population accroître ses revenus à ce niveau, cela va faire éclater plusieurs fois notre enveloppe globale de PIB (2.7 fois pour être exact). Nous ne pouvons pas être si "généreux". Supposons ensuite que nous laissions tout le monde atteindre un niveau de revenu qui serait légèrement supérieur que le 10e centile occidental, plus exactement celui du 13e centile occidental (soit 5500$ par personne et par an). Par un "heureux hasard", ce 13e centile occidental coïncide avec le revenu global moyen, qui est le 73e centile global. Nous pourrions tirer vers le haut les 72% du bas, mais nous devrions alors réduire les revenus de tous ceux qui sont au-dessus de ce niveau, pour que le monde entier puisse vivre au niveau moyen.

Quelle est l'ampleur de cette réduction impliquée par la baisse des revenus des 27% du haut (ceux qui vivent au-dessus de la moyenne mondiale) ? Leurs revenus devraient être amputés d'environ deux tiers. La plupart d'entre eux vivent en Occident. La paupérisation de l'Occident ne se réaliserait pas par des transferts aux pauvres : nous les laisserions produire et gagner plus. La paupérisation de l'Occident se réaliserait au travers d'une réduction graduelle et constante de la production et du revenu jusqu'à ce que les "riches" perdent suffisamment de revenus pour tomber au niveau du revenu moyen. En moyenne, comme cela a été indiqué, cela représente environ deux tiers des revenus, mais les plus riches devront perdre plus : le décile le plus élevé devra perdre 80% de ses revenus, les 5% les plus riches perdront 84% de leurs revenus, et ainsi de suite.

Les usines, les trains, les aéroports, les écoles ne pourront fonctionner qu'un tiers du temps, l'électricité, le chauffage et l'eau chaude ne seront disponibles que 8 heures par jour, les voitures ne pourront être utilisées qu'un jour sur trois, nous ne travaillerons que 13 heures par semaine (ce qui rendra Keynes heureux d'avoir su le prévoir correctement dans ses "possibilités économiques pour nos petits enfants") etc…- tout cela pour en arriver à ne produire qu'un tiers des biens et services que l'Occident produit actuellement.

Arrêtons-nous un moment et considérons l'énormité de ce qui est proposé ici. L'indice global de Gini arriverait à 0, en partant du niveau actuel de 65. Le monde devrait évoluer d'un niveau d'inégalités qui est plus élevé que celui de l'Afrique du Sud pour en arriver à un niveau d'égalité qui n'a jamais existé dans une aucune société répertoriée.

Les pays ont des difficultés pour mettre en place des politiques publiques qui réduisent l'indice de Gini de 2 ou 3 points, et nous proposons ici de l'abattre de 65 points.

En plus de cela, la population mondiale devrait progresser de plusieurs milliards d'habitants. Notre enveloppe fixe dans son montant absolu devra permettre de soutenir plus de gens, en d'autres termes, la moyenne des revenus devra baisser.

Cependant, le bon côté des choses est qu'une telle compression de la distribution des revenus changera les habitudes de consommation.

Nous savons que les riches produisent plus d'émissions par dollar dépensé​ (AED-average emission per dollar spent) que les pauvres. Cela est la conséquence du fait qu'ils consomment bien plus de biens et services intenses en émissions comme des voyages en avion ou de la viande que les pauvres. Compresser tout le monde pour arriver au même niveau signifierait que le total des émissions produites par le nouveau PIB (qui resterait le même en valeur mais changerait dans sa composition) serait moindre. Il y aurait donc un « relâchement » dans notre enveloppe qui pourrait nous permettre soit de laisser certaines personnes un peu mieux loties, soit d'amener tout le monde à un revenu moyen légèrement supérieur à celui du 13e centile occidental.

Admettons que la progression de la population et que le déclin de l'AED s'annulent l'un l'autre, nous serions alors de retour au scénario original décrit précédemment lorsque tout le monde devait vivre au niveau du 13e centile occidental et que les riches devaient perdre deux tiers de leurs revenus.

Il ne me semble pas que ce résultat, bien que nous puissions en modifier les hypothèses, soit vaguement susceptible de trouver un quelconque soutien politique, y compris parmi les partisans de la décroissance, dont beaucoup devraient réduire leur consommation d'environ 80 à 90 pour cent. Il serait plus logique de réfléchir sérieusement à la manière de réduire les émissions, de ne pas se faire d'illusion dans un monde très pauvre et inégal, mais de penser comment les biens et services les plus polluants pourraient être taxés pour réduire leur consommation. L'augmentation de leurs prix relatifs réduirait le revenu réel des riches (qui les consomment) et réduirait, même légèrement, l'inégalité mondiale. De toute évidence, nous devons réfléchir à la manière dont les nouvelles technologies peuvent être exploitées pour rendre le monde plus respectueux de l'environnement. Mais la décroissance n'est pas la voie à suivre.

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