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Religions, femmes et racismes : les ingrédients du cocktail identitaire régressif auquel la France est devenue addict en 2017
©Reuters

2017, l’odyssée de la fin du monde d’avant

Atlantico a demandé à ses contributeurs leur vision de l’année où la France a vécu de nombreuses surprises et rebondissements et est entrée dans l’ère Macron. Vincent Tournier remarque que nombre de polémiques récentes se concentrent presque systématiquement sur trois sujets : la religion, les femmes et la race.

Vincent Tournier

Vincent Tournier

Vincent Tournier est maître de conférence de science politique à l’Institut d’études politiques de Grenoble.

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Et si l’année 2017 restait dans les annales comme celle qui a vu le retour des passions identitaires ? Il est évidemment difficile de savoir, parmi les nombreux faits qui ont jalonné l’année, ceux qui feront date et ceux qui tomberont dans l’oubli, d’autant que les sujets dont il est question ici ne se situent pas sur le même plan que les grands événements qui ont marqué l’actualité nationale ou internationale. 

Mais il est tout de même troublant de relever que nombre de polémiques récentes se concentrent presque systématiquement sur trois sujets : la religion, les femmes et la race. Ces polémiques ne sont certes pas nouvelles et elles soulèvent parfois de vraies questions (comme dans le cas des violences faites aux femmes). Mais ce qui frappe surtout, c’est le sentiment qu’elles sont en augmentation et, plus encore, qu’elles suscitent des réactions de plus en plus vives, agressives même, alors qu’elles partent souvent de faits relativement mineurs : le blackface d’Antoine Griezmann, la blague malheureuse d’un animateur de télévision, la coiffure « crinière de lion » d’une Miss France, l’écriture inclusive, des enseignants qui quittent précipitamment une salle de cinéma parce que le film parle du Christ, etc. 

L’identité et la lutte pour le pouvoir

Les nouvelles technologies et les réseaux sociaux, qui font office d’amplificateur, expliquent certainement une partie des emballements. Mais les polémiques ne naissent pas de rien. Elles ont besoin d’un terrain favorable. En l’occurrence, il est difficile de ne pas voir que la clef du problème se situe du côté de l’identité. En effet, c’est bien l’identité qui constitue désormais la toile de fond des grandes controverses. A chaque fois, il ne s’agit pas seulement de critiquer des dysfonctionnements ponctuels qui pourraient être repérés ici ou là ; il s’agit plus fondamentalement de mobiliser une identité contre une autre, de dénoncer l’oppression d’un groupe sur un autre : les hommes sur les femmes, les Blancs sur les non-Blancs, les catholiques ou les laïcs sur les musulmans, les hétérosexuels sur les homosexuels, etc. 
Cette situation est typique d’une lutte pour le pouvoir. C’est un schéma qui se produit lorsque des élites montantes contestent les élites en place et entendent prendre leur place (ce n’est pas un hasard si toutes ces polémiques prennent naissance dans les milieux éduqués). Ces affrontements à base d’identité sont d’autant plus retors qu’ils s’accompagnent de deux ingrédients redoutables : d’abord une composante biologique lorsqu’il s’agit de définir les identités, ensuite une composante passionnelle lorsqu’il s’agit d’exprimer les revendications politiques. C’est pourquoi tous ces sujets sont hypersensibles. Les réactions sont souvent disproportionnées et ne laissent aucune place au débat : celui qui émet un désaccord, ou simplement des réserves, devient un ennemi, comme on l’a vu en octobre 2014 lors de l’affaire Marcel Gauchet  : invité à participer aux Rendez-vous de l’histoire de Blois, cet illustre penseur avait fait l’objet d’une bronca organisée par des intellectuels et des universitaires pour exiger son exclusion. Le message est clair : on ne débat pas avec ceux qui ne sont pas d’accord. Donc, soit vous êtes dans le camp du bien, soit vous êtes dans le camp du mal. 

Un climat de guerre froide

Cette situation d’intolérance n’est pas sans rappeler le climat qui prévalait durant la guerre froide, à cette différence près que le prolétariat traditionnel a cédé la place à des groupes bio-ethniques (les femmes et les minorités, sauf les juifs cependant) qui sont perçus comme les nouveaux prolétaires, les nouveaux damnés de la terre ; ces groupes incarnent les groupes opprimés, donc l’avenir, et la défense de leur cause ne tolère aucune nuance. 
Cette dramatisation extrême est assez surprenante dans la mesure où la situation des femmes et des minorités n’a jamais été aussi favorable. Mais le plus inquiétant est que ces affirmations identitaires bénéficient d’une forte complaisance de la part des élites et des intellectuels, surtout lorsqu’on compare les réactions avec l’intolérance qui frappe les identités  traditionnelles basées sur la nation ou sur le christianisme. Aujourd’hui, les questions de discrimination, de racisme ou d’héritage colonial ont pris une tournure obsessionnelle, au point d’enfermer le monde académique dans une approche idéologique qui n’est guère productive. 
C’est là que le paradoxe est à son comble : alors qu’une grande partie des élites, au nom de l’ouverture et de la tolérance, fait de l’identité la cause de tous les maux et entend en traquer la moindre manifestation, un silence quasi-religieux entoure les nouvelles identités. La cause des femmes et des minorités ne souffre d’aucune critique sous peine d’être taxé de sexiste ou de raciste. Chassées par la grande porte, les identités reviennent ainsi par la petite, mais avec une force décuplée. L’identité des dominés doit être acceptée au nom de l’ouverture, même lorsque cette identité peut s’avérer porteuse des défauts que l’on dénonce par ailleurs, comme le machisme ou le racisme pour certaines minorités ethniques ou religieuses.
Loin d’être condamnées ou combattues, ces nouvelles identités sont encouragées, encensées, glorifiées. Le sacré ne disparaît pas, il se déplace : danser sur les tombes des morts de 1914-1918 est acceptable, mais il n’est pas concevable de se moquer des minorités. Le bannissement du rire et l’interdiction des images constituent les signes le plus explicites de ce déplacement de sacralité. Déjà, les campus anglo-saxons font la chasse aux déguisements censés représenter les minorités. Lorsque le sacré est en jeu, le rire et l’image sont exclus. Charlie Hebdo restera à jamais coupable d’avoir osé rire du Prophète, comme l’a explicitement rappelé Edwy Plenel en affirmant que le journal satirique avait « déclaré la guerre aux musulmans » (il s’est rétracté par la suite). 

Déplacement du sacré et réécriture de l’histoire

Le sacré érige de nouvelles icônes. Prendre l’apparence d’un basketteur noir, même si c’est pour lui rendre hommage, est intolérable. En revanche, l’inverse n’est pas vrai : personne ne s’offusque par exemple que le personnage d’Achille, le héros antique, soit représenté par un Noir dans une série de la BBC. Le passé fait l’objet d’une relecture afin de donner une plus grande place aux figures qui incarnent l’avenir. Les programmes d’histoire doivent valoriser les icônes d’aujourd’hui : il faut mettre en avant les femmes et les minorités. En 2016, Najat Vallaud-Belkacem avait souhaité que les manuels fassent explicitement état de l’homosexualité des grands auteurs comme Rimbaud. Dans le film Chocolat, primé cette année, le fameux clown noir, gymnaste doué mais analphabète, est avantageusement transformé en comédien talentueux et raffiné par l’acteur Omar Sy. Au théâtre, la pièce Edmond d’Alexis Michalik, qui reçut de façon méritée une avalanche de prix en 2017, invente un patron de bar noir qui souffle à Edmond Rostand l’idée de son chef d’œuvre Cyrano. 
Cette réécriture de l’histoire au profit des icônes d’aujourd’hui procède sans doute d’un bon sentiment, mais elle laisse tout de même un goût amer. On se gardera d’oublier, par exemple, combien Joséphine Baker, lorsqu’elle a débarqué en France après avoir vécu aux Etats-Unis, avait été frappée par l’absence de ségrégation et de racisme. A l’époque, elle n’était nullement choquée de jouer dans la « Revue nègre », chantant avec succès J’ai deux amours mon pays et Paris, et participant plus tard à la Résistance. Aujourd’hui, les nouveaux inquisiteurs dénoncent sans vergogne un « racisme d’Etat », tandis que l’enseigne le « Nègre joyeux » doit être démantelée, comme jadis devaient être détruits les monuments de l’Ancien régime. Il avait fallu l’intervention de l’abbé Grégoire, inventeur à cette occasion du terme « vandalisme », pour faire cesser ces destructions. Ce précédent laisse un peu d’espoir : même lorsque les passions se déchaînent, il se trouve quand même des hommes pour rester lucides et éviter le pire. 

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