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Le système, ce mot tant employé par les candidats à l'élection présidentielle et notamment par Emmanuel Macron…
©Elysee

Bonnes feuilles

« Progrès », « laïcité », « travail », « identité » : autant de mots dévoyés après qu’ils sont passés dans le langage politique et médiatique. Natacha Polony les a traqués pour mieux montrer comment ce nouveau langage contribue au conditionnement de la pensée. Bien sûr, les mots et les rites démocratiques sont préservés, mais ils sont vidés de leur substance. Extrait de "Changer la vie" de Natacha Polony, aux éditions de L'Observatoire (2/2).

Natacha Polony

Natacha Polony

Natacha Polony est directrice de la rédaction de Marianne et essayiste. Elle a publié Ce pays qu’on abat. Chroniques 2009-2014 (Plon) et Changer la vie (éditions de L'Observatoire, 2017).

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Système

Voilà bien un terme de complotiste. Il peut, certes, être employé par les commentateurs dans cette expression consacrée qu’a vu fleurir la dernière campagne présidentielle : « candidat hors système ». Mais quiconque tente de définir ce fameux système est immédiatement taxé de complotisme, renvoyé à un populisme dangereux.

Le mot vient du grec et il est introduit dans le vocabulaire scientifique au XVIe  siècle pour désigner « un ensemble de propositions ordonnées pour constituer une vision cohérente du monde ». Mais il y a déjà plus d’un siècle que le terme est employé de manière péjorative dans le vocabulaire politique, pour décrire l’armature politique, économique et morale d’une société. Ce qui signifie que personne ne se proclame jamais comme faisant partie du « système ». Il n’existe que pour ceux qui le combattent.

Ainsi, l’élection présidentielle de 2017 fut l’acmé de cette gigantomachie que construisent les hommes politiques contre « le système ». Tous le combattaient. Tous voulaient le faire tomber pour qu’enfin la France puisse se relever, le peuple être entendu. Même ceux qui avaient gouverné comme Premier ministre, conseiller de l’Élysée ou ministre de l’Économie trouvaient le pays scandaleusement entravé par des immobilismes sournois. Et les médias de reprendre le mot, non sans toutefois exprimer le début d’un doute quant à la validité du concept, à partir du moment où l’on commençait à les y englober.

Existe-t-il donc un « système », c’est-à-dire un ensemble de forces émanant d’individus issus de domaines différents, indépendants les uns des autres, mais concourant, consciemment ou non, à perpétuer les mêmes structures et la même idéologie, selon une vision du monde cohérente ? Formulée aussi clairement, la réponse est évidemment oui. L’usage du terme par un Emmanuel Macron cherchant à détruire les anciens partis politiques et incitant à simplement remplacer les têtes, à faire émerger de nouveaux représentants, permet de masquer totalement le sens de l’expression. Mais il n’était alors besoin que de voir égrener les noms des personnalités se réjouissant de sa candidature pour comprendre qu’il n’effrayait pas les tenants du pouvoir en place. Non pas les élus, les membres de partis, mais ceux qui depuis plusieurs décennies orientent les politiques, décident des grands choix macro-économiques, valident ou non les options idéologiques, bref, les grands arbitres des élégances. Entre grands patrons, conseillers de princes, propriétaires de groupes de médias, philosophes officiels, entrepreneurs « cool » et supposées grandes consciences (de ceux notamment qui ont applaudi à l’invasion de l’Irak et de la Libye, mais n’ont jamais songé à prononcer un mea culpa face au désastre et aux milliers de morts)… tout ce que la France compte de personnalités influentes ayant pesé ou cherché à peser sur tous les pouvoirs en place depuis trente ans.

La notion de système nécessite, bien sûr, de ne pas s’attacher aux individus mais à ce qu’ils incarnent et aux idées qu’ils promeuvent. On comprend alors que ce qui rapproche tous ces acteurs des domaines économique, politique ou intellectuel est une même conception des organisations humaines qui, derrière des proclamations morales, sur « l’ouverture à l’autre », la « tolérance », le « devoir d’ingérence » pour aider des populations en souffrance, promeut un dépassement des États-nations par des instances de gouvernance supranationales et un capitalisme dérégulé. Derrière le libéralisme politique et social, les intérêts financiers. Derrière la globalisation culturelle, la globalisation économique.

On retrouve là une des dimensions de l’analyse marxiste. Les idéologies sont un instrument du système économique. Ainsi du discours sur la mondialisation, proclamé à la fois état de fait et bienfait pour l’humanité, dont on s’offusque que la majorité des Français la considère comme un danger (cf. « Mondialisation »). L’accusation de racisme et d’égoïsme (quelle honte, ces Français qui ne se réjouissent pas de voir sortir de la pauvreté tant de malheureux dans le monde) agit comme un chantage particulièrement efficace. C’est sur le plan moral qu’il faudrait applaudir à un modèle économique qui ruine des pans entiers de l’industrie française, de son agriculture, de son artisanat, et qui détruit les protections sociales conquises depuis plus d’un siècle. Formidable escroquerie !

Qui concourt à ce système ? Ceux, bien sûr, qui en bénéficient, qui sont du côté des gagnants, du dirigeant de multinationale à celui d’un « cabinet de conseil », de l’avocat spécialisé en optimisation fiscale au trader, du banquier au patron de la grande distribution. Mais aussi tous ceux dont l’action consiste à faire accepter ce modèle économique, parfois avec la plus entière bonne foi. Quand 90% des médias font campagne pour le « oui » au référendum sur le traité constitutionnel européen, quand 90% des médias s’offusquent de l’idée même d’un Brexit ou mêlent à dessein critique de l’Union européenne et refus de l’Europe sous un vocable péjoratif, « europhobie », quand ils traitent les questions géopolitiques en termes moraux, pour distinguer les méchants et les gentils au lieu d’analyser en termes de rapport de force, ils consolident les structures économiques qui imposent depuis des décennies les politiques menées en France et en Europe.

Il ne s’agit pas d’accuser tel ou tel journaliste de « rouler pour » un homme politique, comme l’imaginent parfois certains dans un réflexe simpliste et, pour le coup, véritablement complotiste. C’est en toute liberté et en toute honnêteté que chaque individu adhère à un système de valeurs qui lui font analyser les événements suivant un prisme précis. Mais il se trouve que ce prisme est quasiment toujours le même, et que toute autre analyse semble inacceptable moralement. Et c’est bien ce qui explique la puissance de ce discours dominant et sa capacité à se reproduire et se perpétuer.

La question qui se pose est donc de savoir comment peut être combattu un « système » qui forme un assemblage hétéroclite et diffus auquel aucun individu n’admettra ouvertement contribuer. L’élection présidentielle de 2017 fut-elle la victoire absolue de ce système à travers l’apparente rupture que prétendait porter Emmanuel Macron ? Il se trouve bien évidemment des commentateurs pour expliquer qu’il n’était absolument pas le « candidat des médias », que la plupart des journalistes politiques et des éditorialistes ont d’abord expliqué qu’il n’était qu’une « bulle », qu’il n’arriverait jamais au bout, puis qu’il n’aurait jamais de majorité… Certes. Mais la notion de système est plus subtile. Les forces qui œuvrent au statu quo politico-économique, c’est-à-dire à la perpétuation et à l’amplification des choix macro-économiques opérés depuis la fin des années  1970 dans le monde et le milieu des années 1980 en France (quelles que soient les mises en scène visant à faire passer cette amplification pour une « rupture »), n’arbitrent pas en fonction des destins personnels. En l’occurrence, tant qu’Alain Juppé semblait le mieux à même de remplir le rôle qui leur semble dévolu à un président de la République, ne surtout pas franchir la ligne délimitant ce qu’Alain Minc appela un jour le « cercle de la raison », ces forces n’avaient aucune raison de se reporter sur Emmanuel Macron. En revanche, à partir du moment où il devint le seul candidat susceptible de répondre à leurs attentes (François Fillon ne pouvait remplir ce rôle : son côté « vieille France » l’incitait à porter des valeurs de conservatisme sociétal qui vont à l’encontre de l’ouverture totale que réclament les marchés et son positionnement géopolitique moins atlantiste, refusant d’entrer dans la nouvelle guerre froide portée par les États-Unis, en faisait un élément incontrôlable), c’est sur lui que se sont concentrés l’attention, les louanges, le « storytelling » et tout ce qu’une communication efficace peut rassembler de procédés divers pour vendre un produit parfaitement marketé.

Mais le système use aussi, voire principalement, du même principe que la publicité négative : voyez comme le produit concurrent est mauvais. En l’occurrence, le Front national apparaît comme le repoussoir idéal dont peut user le système pour effaroucher les citoyens et les inciter à renoncer à toute velléité révolutionnaire. On se souvient qu’à chaque information qui ne convenait pas à l’équipe du candidat, la rédaction du journal coupable recevait un appel dont l’unique argument prenait la forme d’une menace  : « Vous voulez faire passer le Front national ? » Voilà des années que toute contestation, tout questionnement concernant les sujets interdits sont accusés de « faire le jeu du Front national ».

Voilà des années que la menace exercée sur les électeurs, le statu quo ou le chaos, fonctionne à merveille. Et voilà des années que, bon an mal an, le même système économique se maintient malgré la colère croissante des citoyens. Certes, la mécanique est enrayée. Les électeurs américains ou britanniques ont franchi leur Rubicon, la colère a été plus forte que la peur. En France, les effets dramatiques de la crise de 2008 ont été amortis par l’ensemble des protections sociales aujourd’hui dans le viseur des instances bruxelloises. Ce sont pourtant ces protections qui ont empêché la misère, et donc le désespoir, de prendre le pas sur toutes les autres aspirations politiques. Ces protections et le fait que les Français, vieux peuple politique, n’ont pas trouvé dans les candidats véritablement opposés au système celui qui leur semblait susceptible de porter leurs aspirations.

Sans doute ont-il voulu également vérifier une dernière fois s’il n’était pas possible de subvertir le système de l’intérieur, s’il ne pouvait se trouver un homme, pur produit de ce formatage idéologique fait de foi en l’économisme le plus obsessionnel et d’adhésion à la vulgate anglo-saxonne la plus banale, porté au pouvoir justement grâce à cela par l’ensemble des forces économiques et médiatiques du pays, et qui pourrait, une fois au pouvoir, mener une politique tout autre, faite de défense de la souveraineté de la nation, de préservation des intérêts stratégiques face à l’Allemagne et à l’Union européenne… Ce ne serait pas la première fois qu’un homme se révélerait, une fois installé. Mikhaïl Gorbatchev avait été placé à la tête de l’URSS pour la pérenniser, et Vladimir Poutine à la tête de la Russie pour poursuivre l’œuvre de libéralisation proaméricaine de Boris Eltsine ; les deux ont surpris leurs marionnettistes…

Hélas, ce genre de configuration historique est rare. L’élection d’Emmanuel Macron constitue bien plus sûrement une divine surprise pour des forces économiques et politiques qui ont pu craindre que la démocratie ne les prive du pouvoir qu’elles exerçaient jusqu’à présent. Encore cinq ans, Monsieur le Bourreau… En espérant que durant ces cinq ans, les transformations imposées à la France seront irréversibles, et qu’elles fondront définitivement ce pays rétif dans une globalisation tournée vers la financiarisation de l’économie et l’extension des normes anglo-saxonnes. Avant le réveil du peuple français.

Extrait de "Changer la vie" de Natacha Polony, aux éditions de L'Observatoire

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