Condamnés en appel pour un baiser en public : l’islamisme d’état qui se cache derrière le modernisme tunisien<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
International
Condamnés en appel pour un baiser en public : l’islamisme d’état qui se cache derrière le modernisme tunisien
©

Les amoureux des bancs publics

Un couple franco-tunisien a été condamné en appel à de la prison ferme, mercredi à Tunis pour "atteinte à la pudeur" après s'être embrassé dans une voiture. Une polémique a éclaté en Tunisie concernant le retour de la surveillance des moeurs et des exactions policières.

Vincent Geisser

Vincent Geisser

Vincent Geissert est un sociologue et politologue français. Il occupe le poste de chercheur au CNRS, pour l’Institut du français du Proche-Orient de Damas.

Il a longtemps vécu en Tunisie, où il travaillait à l'Institut de recherche sur le Maghreb contemporain, de 1995 à 1999.

Il est l'auteur de Dictateurs en sursis. La revanche des peuples arabes, entretien avecMoncef Marzouki. (Editions de l'Atelier, 2011)

Et de Renaissances arabes. (Editions de l'Atelier, octobre 2011)

Voir la bio »

Atlantico : Un Français et une Tunisienne ont été condamnés mercredi dernier à une peine de 2 et 4 mois de prison pour "atteinte à la pudeur" selon des policiers qui les auraient surpris enlacés dans une voiture. Est-ce que ce fait divers est la marque d'un retour des islamistes dans le sphère publique et judiciaire de la Tunisie ? N'est-ce pas là une affaire purement judiciaire ?

Vincent Geisser : Ce n'est pas nouveau. La présence de la répression de la morale et des mœurs est quelque chose qui a toujours existé en Tunisie, y compris lors de la période bourguibienne qui était présentée comme une période un peu ouverte et séculariste tout comme sous Ben Ali. Il a toujours existé une police des mœurs qui faisait des descentes dans les rues et qui arrêtait, même sous Ben Ali, des petits couples de 16-17 ans qui se tenaient par la main ou se donnant des baisers. Il y a régulièrement eu des procès visant des couples surpris dans ce genre de situation dans l'espace public. Cette gestion de l'ordre moral par une judiciarisation, une pénalisation voire dans certains cas par une pénalisation est quelque chose qui s'inscrit en continuité comme ressource de l'État pour apparaître un défenseur des bonnes mœurs, de l'ordre moral et de la religion. 

D'une certaine manière, l'ordre moral est une ressource de gestion étatique et politique qui est commune au gouvernement comme aux partis d'opposition dans leur majorité – et bien sûr, aujourd'hui, aux islamistes. De ce point de vue-là, c'est une ressource partagée. La répression des mœurs en Tunisie est une affaire qui revient régulièrement, y compris pour des actes extrêmement mineurs. Les exemples ne manquent pas : couples qui s'embrassent dans l'espace public, arrestation d'une fille qui est chez un garçon sans qu'ils soient mariés, ou dans une chambre d'hôtel. La Tunisie est régulièrement marquée par ces petites affaires liées à la répression des mœurs, et en cela on est dans la continuité depuis une vingtaine d'années et même au-delà.

C'est ce qu'on appelle un Islam d'État, et ce même s'il y a eu la révolution et que la question des libertés individuelles est renforcée dans la nouvelle Constitution tunisienne, il y a malgré tout une tentation à la fois de l'appareil policier, judiciaire de jouer sur cette question des mœurs pour montrer qu'il garantit une certaine stabilité. Ce qui est contradictoire – et c'est pour le coup nouveau – avec un certain nombre d'ouvertures que poussent le gouvernement. Par exemple le fait qu'une tunisienne puisse épouser un non-tunisien voire même un non-musulman. C'est ce qui aujourd'hui est en train d'être légalisé. Le président actuel a aussi lancé une réflexion sur l'égalité de l'héritage (aujourd'hui l'héritage est inégal selon qu'on soit homme ou femme). On voit bien qu'il y a un double standard. Pas seulement au niveau de l'appareil judiciaire mais aussi au niveau de l'appareil d'État. Il y a un standard international pour montrer que la Tunisie se démocratise et se libéralise et une continuité de l'appareil policier et judiciaire qui restent extrêmement conservateurs, avec des juges et magistrats tout aussi conservateurs qui utilisent cette question de la moralité comme ils l'ont toujours pratiqué. Et le tout encouragé par l'appareil d'État. De fait, il n'y a pas eu beaucoup d'efforts de la classe politique tunisienne que ce soit la majorité présidentielle ou l'opposition sauf exceptions pour se positionner contre ce fonctionnement. 

Où est-ce qu'en est la Tunisie avec les islamistes ? Le pays ayant réussi le mieux sa révolution démocratique, est-ce là à un retour en arrière auquel on assiste ?

La question des islamistes est très intéressante parce qu'effectivement aujourd'hui, ils sont partie prenante du gouvernement, même si au début de la législature on les avait vu dans l'opposition. Aujourd'hui ils ont rejoint la majorité, qui est du coup devenue islamo-conservatrice, avec un président plutôt bourguibien mais qui a permis l'alliance avec les islamistes. 

Le souci avec cette alliance, c'est qu'on voit bien qu'aujourd'hui le but est de ménager tout le monde, dans une sorte de consensus. On fait certes quelques concessions démocratiques parce qu'on ne peut pas revenir sur la Constitution démocratique qui a été écrite en 2014, mais finalement, tout cela s'accompagne d'une continuité parfaite dans de nombreux domaines, à commencer par les institutions, notamment judiciaires et policières. Pour ce qui est des islamistes, il est certain que Ennahdha fait plutôt profil bas et joue la carte de l'alliance, votant même pour la réhabilitation des anciens du benalisme. Ils ne se considèrent plus comme une opposition au président actuel ? Mais plutôt comme partie prenante de cette majorité. Ils disposent de quelques strapontins ministériels, minoritaires certes mais cela leur permet d'exister dans le gouvernement. Ils votent 90% des lois présentées par cette même majorité. 

Les islamistes ont donc une certaine influence avec cette configuration du pouvoir. Cela fonctionne aussi du fait du rejet d'un ennemi commun que sont les salafistes. 

C'est une manière de dire "nous sommes dans la majorité, nous participons de ce pouvoir, qui nous admet sous certaines réserves mais dans un consensus de lutter (ce que tout le monde accepte) contre le terrorisme mais aussi et toutes les formes d'islam politique qui seraient considérées comme trop radicales". Ce consensus islamo conservateur se fait aussi par la désignation comme ennemi commun d'un islamisme considéré comme illégitime : le salafisme. Le pouvoir actuel et donc les islamistes utilisent cette carte du repoussoir salafiste pour conforter leur alliance et se maintenir au pouvoir. 

Une mobilisation s'est constituée autour d'intellectuels comme Nadia Chaabane, ancienne député de la Constituante. Quel a été le pouvoir de cette mobilisation ? A-t-elle seulement pu exercer un poids politique ?

J'ai suivi cette mobilisation sur les réseaux sociaux car il se trouve que je connais des gens des deux côtés. Je trouve que malgré un certain engouement, cette manifestation est restée très minoritaire. Beaucoup de Tunisiens n'ont pas compris que cette petite affaire était symptomatique d'une sorte de régression démocratique. Cela reste une petite affaire dans les faits et dans les peines. Mais cela montre bien l'utilisation de l'ordre moral et de la ressource islamique pour conforter des projets sécuritaires voire rétrogrades. 

Je ne veux donc pas discréditer cette manifestation, mais il se trouve malgré tout que ces intellectuels qui se sont mobilisés car ils avaient compris l'importance de cette affaire sont souvent renvoyés comme "intellectuels hédonistes" ou "intellectuels francophones". Cette référence à la France comme repoussoir est assez pratique pour le gouvernement. Dans les faits ce sont les médias régionaux (La Provence puis France 3 PACA à la demande de la mère du condamné qui était attristée de voir son fils partir en prison). Mais le pouvoir sait que l'opinion publique est très ambivalente. Et que très souvent règne une affaire d'hypocrisie sur ces affaires de mœurs. Cela permet de donner le change pour légitimer les avancées démocratiques pas toujours appréciées par la population ou l'opposition. Certes il est critiqué pour prôner un héritage équitable entre homme et femme, certes il l'est autant pour vouloir accepter les mariages "mixtes", mais ce genre de petits procès très médiatisés et qui prennent de l'ampleur sont pratiques pour donner le change, pour affirmer que la Tunisie reste un pays de défense des bonnes mœurs musulmanes. C'est donc du pain béni. 

Ensuite, la coalition amenée par Nadia Chaabane, ancienne député de la gauche tunisienne en France est en effet acceptée par de nombreuses personnes et chez les islamistes et chez les conservateurs aussi. Et le fait est que beaucoup de jeunes peuvent s'identifier à ce couple, ce qui fait que ce procès a eu un impact même en dehors des milieux "libertins". Nombreux sont ceux qui se sont déjà fait arrêter par la police parce qu'ils se tenaient la main, qu'ils étaient en couple dans une voiture stationnée le soir. Il y a une société civile qui sans être progressiste, s'est reconnue dans cette arrestation. C'est l'histoire d'une humiliation publique ressentie par plein de gens. La jeunesse connait cela. Cela dépasse les questions de modernisme et de religion.

Cette manifestation est donc minoritaire publiquement mais plus importante silencieusement. 

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !