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Quelques vérités inconfortables sur l’Europe assénées par Yánis Varoufákis
©Reuters

Disraeli Scanner

Lettre de Londres mise en forme par Edouard Husson. Nous recevons régulièrement des textes rédigés par un certain Benjamin Disraeli, homonyme du grand homme politique britannique du XIXè siècle.

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Benjamin Disraeli (1804-1881), fondateur du parti conservateur britannique moderne, a été Premier Ministre de Sa Majesté en 1868 puis entre 1874 et 1880.  Aussi avons-nous été quelque peu surpris de recevoir, depuis quelques semaines, des "lettres de Londres" signées par un homonyme du grand homme d'Etat.  L'intérêt des informations et des analyses a néanmoins convaincus  l'historien Edouard Husson de publier les textes reçus au moment où se dessine, en France et dans le monde, un nouveau clivage politique, entre "conservateurs" et "libéraux". Peut être suivi aussi sur @Disraeli1874

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Londres, 
Le 16 octobre 2017, 

Mon cher ami, 

Je constate avec amusement le bon accueil qui est fait chez vous  à la traduction française du livre de Yanis Varoufakis « Conversations entre adultes ».  Varoufakis était le Ministre des Finances du gouvernement Tsipras au moment de la dramatique négociation sur la dette grecque du printemps 2015. Avant d’en venir au fond et de vous dire pourquoi je juge, moi aussi, que c’est un très bon livre, laissez-moi vider mon sac de sarcasmes. Quand je vois « Le Monde » se livrer à un quasi-éloge du livre, je constate une fois de plus que toutes les critiques sont acceptables dans l’univers parisien quand elles viennent d’un homme de gauche. Varoufakis offre, je vais y revenir, un tableau dévastateur des moeurs de l’Union Européenne; et on le tolère parce qu’il est l’ancien Ministre des Finances de Syriza, porteur d’une vision économique de gauche. Pour ma part je me réjouis qu’il soit écouté. Mais je ne vois pas de renouveau politique possible pour votre pays tant que le débat d’idées sera aussi asymétrique, tant qu’il y aura toujours un préjugé favorable pour un auteur de gauche et un préjugé défavorable pour un auteur de droite. Je ne dis pas qu’à Londres ou à New York nous ne soyons pas menacés du même défaut. Mais il reste que nous sommes trop attachés à la liberté d’expression pour connaître un tel déséquilibre des débats d’idées. 

Venons en au fait. Je ne partage pas un certain nombre des options de Varoufakis. En particulier, je m’étonne, après ce qu’il a vécu, qu’il continue à penser qu’une Europe fédérale est possible. Il l’a vécue de l’intérieur, cette Europe fédérale; et bien il pense qu’elle ne marche pas parce qu’elle ne l’est pas assez ou qu’elle ne l’est pas vraiment. Comme si l’on pouvait penser le contrat social indépendamment des sociétés dans lesquelles il s’enracine. Mais ne nous laissons pas arrêter par Varoufakis l’idéologue. Ce serait manquer les deux autres composantes de sa personnalité qui sont particulièrement attachantes. 

Tout d’abord, Varoufakis est un extraordinaire portraitiste. Il y a du romancier en lui. Prenez le temps de savourer chaque scène, chaque mise en situation. En quelques lignes, l’auteur campe mieux ses personnages que bien des historiens n’y arriveraient en plusieurs pages. Comme tous les grands auteurs, dramaturges ou romanciers, Varoufakis aime ses personnages; il leur laisse une part de lucidité, telle Christine Lagarde, au début du livre, qui ne peut s’empêcher de dire à l’auteur qu’elle lui donne raison mais qu’on est allé trop loin dans la mise en place d’un système, aussi absurde soit-il , pour pouvoir revenir en arrière. Les protagonistes, Lagarde, Schäuble, Merkel, Sapin, Macron, Tsipras, sont entraînés par des forces qui les dépassent, qu’ils ont eux-même mises en place et qu’ils s’obstinent à renforcer. L’auteur excelle à passer de la violence feutrée des salles de réunions de « l’Eurogroupe » à celle, mortifère, des rues d’Athènes. Pour tous ceux qui n’auraient jamais voulu l’entendre, Varoufakis dépeint la détresse croissante de la société grecque, l’appauvrissement des individus, leurs crises de désespoirs, leurs suicides quelquefois. La scène la plus poignante du livre, peut-être, est le dialogue entre l’auteur et ce journaliste devenu « sans domicile fixe », qui accompagne encore, pour survivre, les visiteurs étrangers chez Varoufakis; à la fin d’un entretien, il s’approche de l’auteur et lui fait promettre que, s’il entre au gouvernement, jamais il ne signera un accord européen auquel il ne croit pas. 

Ensuite, et fondamentalement, Varoufakis a un tempérament politique. Dès 2011-2012, il prépare une véritable stratégie de négociation pour Alexis Tsipras face à l’Union Européenne. Tout au long des six mois qu’il passe au gouvernement, au premier semestre 2015, Varoufakis est sans doute la seule tête politique de l’équipe. Non seulement parce qu’il voit clair dans les manoeuvres de partenaires de l’Union qui sont en fait des adversaires de la Grèce; parce qu’il estime de façon implacable les rapports de force; mais surtout parce qu’il ne cesse de dénoncer la dérive d’un projet, la construction européenne, où l’on s’est mis, depuis quelques années à faire tout sauf de la politique. L’argument le plus fort du livre est la réflexion sur la dette. Si un créancier, remarque l’auteur, était sûr de toujours récupérer sa créance, il n’y aurait aucune prise de risque donc aucune légitimation d’un taux d’intérêt. Or, poursuit-il, dans l’Europe de Monsieur Schäuble, une dette doit toujours être payée, elle ne peut jamais être restructurée. L’Allemagne entend étaler sa puissance mais ne veut jamais prendre de risque pour cela. Quand la dette grecque est restructurée en apparence, c’est en fait pour alourdir le fardeau du débiteur car il s’agit de sauver les banques allemandes. Varoufakis ne cesse de dénoncer la substitution de la morale (l’exigence d’austérité) à la politique; et il lève le voile définitivement sur la tartufferie des gouvernements et des technocrates qui sont du côté du manche: la Grèce a essentiellement fait les frais de l’exposition au risque des banques françaises et allemandes: le non-remboursement de la dette grecque aurait transformé en autant de Lehman Brothers des banques européennes en fait beaucoup plus imprudentes encore que leurs homologues américaines à l’époque de la crise. Si nous ne nous en étions pas rendu compte, Varoufakis nous explique définitivement comment la population grecque est le bouc émissaire d’un système où il a fallu dissimuler une énorme opération menée au secours des banques allemandes et françaises. C’est parce qu’il ne voulait pas couvrir cette imposture que Varoufakis a quitté le gouvernement d’Alexis Tsipras. Tenant parole vis-à-vis du journaliste sans domicile fixe qui l’avait interpelé avant qu’il n’entre au gouvernement. 

Mon cher ami, lisez, si vous ne l’avez déjà fait, ce beau livre. Et ne vous méprenez pas sur le titre: « Conversations entre adultes » implique moins la révélation de propos interdits que l’absence d’hommes et femmes politiques de calibre, de personnages de caractère dans les salles de réunion bruxelloises. Varoufakis prend ses lecteurs pour des adultes et il propose une prise de conscience définitive de ce qu’il juge être le dévoiement de l’idéal européen - pour ma part j’y vois la confirmation du caractère erroné du projet de monnaie unique dès l’origine. Je ne sais pas s’il y a des « adultes » dans le gouvernement britannique. En tout cas, je me réjouis que la Grande-Bretagne ne soit jamais entrée dans « l’Eurogroupe » et je conseillerais à Madame May de se dépêcher de faire le Brexit. 

Bien fidèlement à vous 

Benjamin

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