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La crise espagnole est une crise de la conscience européenne
©AFP

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Les dirigeants européens mesurent bien les risques que ferait courir à l'Union Européenne une indépendance catalane.

Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Intervenant devant les étudiants de l'Université Goethe de Francfort le 10 octobre après-midi, le président français Emmanuel Macron, a donné explicitement son point de vue sur la crise catalane. Ou plutôt sur la crise espagnole: car le président français n'a laissé aucun doute sur le fait qu'il ne pouvait pas, comme chef d'un Etat souverain, s'immiscer dans les affaires d'un autre Etat souverain. C'était quelques heures avant le discours que devait prononcer Carles Puigdemont. Et l'on peut penser que, lorsque le président français évoque un sujet de cette importance sur le territoire d'un autre pays membre de l'Union Européenne, qui plus est sur le territoire allemand, ses paroles reflètent un consensus parmi les gouvernants européens. Emmanuel Macron s'est d'ailleurs laisser aller à une fausse confidence: il a lâché qu'il avait parlé aux deux parties, Madrid et Barcelone, alors qu'il venait d'affirmer qu'il rejetait absolument la perspective d'une médiation française ou européenne.

Doit-on penser que les dirigeants européens ont les idées claires sur le sujet espagnol? On aimerait le penser mais c'est loin d'être le cas. Au fond, l'indépendantisme catalan, produit d'une "Europe des régions" poussée à son paroxysme, leur est plus sympathique que la réaffirmation par Madrid de l'Etat-nation espagnol. Dans la controverse actuelle, Madrid apparaît crispée et violente et Barcelone gentiment irresponsable. Mais les dirigeants européens mesurent bien les risques que ferait courir à l'Union Européenne une indépendance catalane. Emmanuel Macron a invoqué le risque de contagion sécessionniste dans plusieurs Etats européens mais aussi le manque de solidarité financière de la Catalogne avec le reste de l'Espagne. Cette dernière est la raison de beaucoup la plus évidente à l'attitude des dirigeants de l'UE: une Espagne privée de la Catalogne n'arriverait plus à équilibrer son budget et risquerait de faire entrer en turbulence, une nouvelle fois, la zone euro. Il ne me semble pas qu'il y ait beaucoup de sagesse politique chez les dirigeants européens  - sinon ils n'auraient pas laissé la crise dégénérer ainsi - mais plutôt une peur bleue de voir se déclencher une crise grecque démultipliée.  Et donc d'assister impuissants à la fin de l'euro, faute d'avoir su le réformer à temps.

Carles Puigdemont a fait attendre plus d'une heure sa prise de parole hier soir 10 octobre. La rumeur courait alors qu'il était en conversation avec le président de la Commission Européenne, Jean-Claude Juncker. Si c'est vrai, que se sont-ils dit? Donald Trump aura certainement la transcription par la NSA de l'entretien sur son bureau ce matin 11 octobre. Mais nous simples citoyens en sommes réduits à des conjectures. Ne peut-on penser que, contrairement aux rumeurs qui couraient, Juncker a joué son rôle de gardien de l'orthodoxie européenne. A-t-il fait comprendre à Puigdemont qu'il n'aurait pas de soutien? A-t-il suggéré le scénario consistant à proclamer théoriquement l'indépendance pour la suspendre immédiatement (un scénario à la Chirac sur le CPE en 2006)? Est-ce que Puigdemeont est sous pression parce que des banques et des entreprises menacent de quitter la Catalogne en cas de proclamation de l'indépendance? Surtout, la question la plus intéressante serait de savoir si Puigdemont a pris les moyens organisationnels d'un passage forcé à l'indépendance: la police catalane lui restera-t-elle loyale si l'on va vers un coup d'Etat catalan ou un contre-putsch madrilène?

De fait, hier soir 10 octobre, on pouvait penser que Madrid était en train de gagner plus rapidement que prévu le bras de fer. Surtout si la perception extérieure est confirmée: Puigdemont n'a rien d'un chef militaire capable de tenir les 72h nécessaires à la réussite d'un coup de force. Pourquoi faut-il, alors, que le gouvernement espagnol remette une couche de menaces, alors que Puigdemont a certainement perdu en crédibilité auprès d'une partie des Catalans en déclarant que l'eau est froide à peine a-t-il trempé l'orteil dans son Rubicon? Dans un parfait mécanisme de rivalité mimétique, Barcelone et Madrid alimentent la dispute régulièrement. Alors qu'il aurait fallu, selon toute vraisemblance, laisser le soufflé retomber, le gouvernement Rajoy le nmaintient au chaud.

Hier soir 10 octobre, on comprenait qu'il manquait une intervention essentielle, celle du roi d'Espagne. Ce dernier, en effet, a raté son effet il y a quelques jours. Il a pris partie trop unilatéralement pour Madrid contre Barcelone. L'héritier des Bourbon aurait dû se souvenir de la formule favorite de ses  ancêtres français: Henri IV ou Louis XIV parlaient des peuples, au pluriel, qui composaient le Royaume de France. Ce soir, devant la tragicomédie catalane, un Philippe VI s'étant situé d'emblée "au-dessus de la mêlée des peuples" qui composent l'Espagne, en rappelant qu'au-delà des disputes politiques il avait d'abord de l'affection pour tous les citoyens espagnols, aurait pu ce terminer la crise.

Faute d'une intervention vraiment royale, il faudra attendre encore de longues semaines que le conflit retombe. Le meilleur gage d'une sortie de crise est l'affluence qu'il y a eu, dimanche 8 octobre, aux manifestations convoquées pour défendre la cohésion espagnoil. Elles ont sonné comme un avertissement pour Puigdemont en même temps qu'elles ont situé le débat au bon niveau, celui du compromis, de l'entente et de la concorde.  Mais une voix s'élèvera-t-elle dans les élites espagnols pour relayer la parole de paix civile qui s'est fait entendre sur le pavé des villes espagnoles dimanche dernier? C'est bien en prenant le point de vue des petits, des humbles, des plus pauvres qu'il faut réfléchir à l'avenir de l'Espagne. C'est en se fixant pour dessein de reconstituer une large classe moyenne espagnole que l'on sortira de la crise, qui n'est pas seulement politique mais aussi sociale.

La violence et la crispation madrilènes s'alimentent à la même source que l'irresponsabilité barcelonaise et le silence bruxellois: les puissants et les riches d'Europe ont peur pour l'euro, instrument de leur bien-être. Comme ils sont prêts à tout pour défendre l'euro sans en réformer les mécanismes - un euro qui ne serait plus géré à l'allemande permettrait-il de garder l'actuelle concentration des richesses en Europe?- ils pourraient laisser l'Espagne s'enfoncer dans le chaos avec un mélange d'impuissance et d'hypocrisie. La voix authentique des peuples qui constituent historiquement la nation espagnole et légitiment l'action de son Etat seront-elles entendues à la fin? Toute la mauvaise conscience des classes aisées européennes, des gagnants européens de la mondialisation, converge en Espagne pour créer une collision majeure. La crise espagnole est d'abord cela en effet: une crise de la conscience européenne.

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