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Derrière l’accent le plus sexy du monde, voilà les raisons pour lesquelles les français peinent tant à parler les langues étrangères
©www.torange-fr.com

Lingua Franca ?

Derrière ce classement peu sérieux se cache la question d'une langue intrinsèquement complexe, à des années lumières de la simplification moderne. Ce qui explique pourquoi nous Français sommes si peu doués en langue étrangère.

Jean-Paul Brighelli

Jean-Paul Brighelli

Jean-Paul Brighelli est professeur agrégé de lettres, enseignant et essayiste français.

 Il est l'auteur ou le co-auteur d'un grand nombre d'ouvrages parus chez différents éditeurs, notamment  La Fabrique du crétin (Jean-Claude Gawsewitch, 2005) et La société pornographique (Bourin, 2012)

Il possède également un blog : bonnet d'âne

Voir la bio »

Atlantico : Le Français vient d'être désigné comme "langue la plus sexy du monde" par un sondage de l'application Babbel. Au delà de la subjectivité évidente d'un tel classement, quelles sont les spécificités de la langue française qui font qu'elle sonne différemment des autres langues ? S'agit-il de son mode d'accentuation spécifique ou de sa sonorité originale ?

Jean-Paul Brighelli : Soyons sérieux. Déjà utiliser un mot anglais, « sexy », pour désigner ce qui serait la grande qualité de la langue française… Que je sache, Casanova parlait italien, Don Juan séduisait en espagnol, Goethe a collectionné les femmes en allemand, et si vous lisez les 1001 nuits, l’arabe semble irrésistible. Chacun voit midi à sa porte, surtout quand il s’agit de celle de son cœur.

Mais quitte à prendre votre question au sérieux… Le français a l’immense avantage de ne pas avoir d’accent tonique spécifique à chaque mot — on le reproche assez aux Français qui tentent de parler une langue étrangère naturellement accentuée : ils déplacent l’accent parce qu’ils ont l’habitude d’accentuer selon l’intention. 

Et c’est bien tout ce qui compte. La musique du français est une musique d’intentions, c’est-à-dire que la pensée s’entend dans le phrasé de la langue. 

Autre avantage décisif, le e muet — celui des « rimes féminines » de la versification française. Le e muet permet à la langue de rester en l’air, de créer ainsi, après le mot, un silence qui est encore du langage. Rien à voir avec l’anglais, l’allemand ou l’italien, dont chaque syllabe se prononce clairement. D’où l’incommensurable bêtise des imbéciles adeptes du politiquement correct qui pensent que « auteur » peut s’écrire « auteure » au féminin : pour l’œil à la rigueur — mais cela suppose alors que l’on dise le mot, à l’oral, avec une accentuation marseillaise systématique : « Anna Gavalda (ou Annie Ernaux, ou Katherine Pancol — l’un ou l’autre des phares actuels des Lettres) est notre plus grand auteureu actuelleu » — afin de bien signifier que Mme Gavalda a un vagin, avantage incomparable pour écrire.

Allez, soyons sérieux. Les mots français sont masculins ou féminins, pas mâles ou femelles. Il faut être con (adjectif importé d’un substantif masculin, malgré son sens anatomique) comme une bite (substantif féminin, malgré… etc.) comme un correcteur du Monde ou de Libé pour le croire.

Je plains les Espagnols (et quelques autres) obligés à sans cesse rouler les r… Ecoutez donc ce qu’écrit l’académicien et grand poète sino-français François Cheng (dans « la Juste voix », in Défense et illustration de la langue française, Gallimard, 2013) à propos des mots « arbre » et « rocher » :

« « Phonétiquement et même graphiquement, le mot « arbre » évoque quelque chose qui d’abord s’élève (-AR), puis se maintient en équilibre sur son sommet (-B, avec son double rond superposé) avant de répandre autour son ombre bienfaisante (-BRE). Le « rocher » est cette substance minérale qui contient la mémoire de la flamme originelle et qui, dans le même temps, se prête à notre besoin vital de toucher, de modeler, de sculpter ou de bâtir. Phonétiquement, le mot suggère par la première syllabe une chose qui est enrobée ou close sur soi (-ROC), mais qui ne refuse pas de se donner (-CHER). Les deux substantifs mis ensemble entretiennent charnellement une relation à la fois « constrastive » et complémentaire. D’un côté un élément humblement posé sur le sol afin de tout préserver ; de l’autre, cet autre élément qui pousse vers la hauteur afin de capter une lumière autre, opérant par là une ouverture au destin terrestre. »

Et Francis Ponge remarquait (dans Pièces, 1962) que les ombelles — l’inflorescence des Apiacées, par exemple la carotte ou la ciguë — ne font pas de l’ombre mais de l’ombe — « c’est plus doux ».

Il faut un arbre pour faire de l’ombre. Et le français, qui autrefois roulait lui aussi les r, y a renoncé de façon à ménager un peu de place à l’ombre des saules pleureurs qui n’est pas celle des chênes…

C’est dans ces infimes nuances que la langue française est belle — et qu’elle se prête fort bien au chant, n’en déplaise à Rousseau qui ne jurait que par l’italien, et aux esclaves obéissants de l’Eurovision, qui ne chantent plus qu’en anglais.

Un dernier point. La langue française a un ordre des mots qui signifie quelque chose. « I love you », dit l’anglais — insérant un verbe, un fonction grammaticale, entre le Je et le Tu. « Tarzan aimer Jane », ainsi parlent les anglophones et les sauvages arboricoles blancs. « Je t’aime », dit le français : le « e muet » est tout plein de promesses encore non formulées, et l’antéposition du COD permet cette collusion immédiate du Je et du Toi qui permettra de les réaliser.

Notre société semble souvent dénigrer voire malmener sa propre langue, au profit par exemple du franglais ou d'une langue considérée comme plus "moderne". Quelles sont les raisons les plus significatives qui devraient nous pousser à considérer nous aussi notre propre langue non pas comme "sexy" mais comme belle et attirante ?

Ce qui est beau, c’est le français — pas l’infâme sabir que l’on entend dans les classes, dans la rue ou dans les médias. Nous assassinons le français depuis une cinquantaine d’années — le Parlez-vous franglais ? d’Etiemble, première insurrection contre l’offensive de l’anglais en France, remonte quand même à 1964. C’était à l’époque le prix à payer pour le plan Marshall. Aujourd’hui, l’invasion du globish, cette langue de circulation qui permet à un Argentin de s’entendre avec un Finlandais sur l’aéroport de Singapour sur le prix du sushi brésilien, témoigne de notre sujétion aux impératifs de la marchandisation.

Or, nous ne serons jamais une nation d’épiciers (révérence gardée envers les vrais épiciers qui offrent des produits de qualité, pas l’infâme vomissure des hypermarchés). Nous sommes une nation de poètes, d’écrivains (le français est écrit même à l’oral, pensez à la quantité de lettres qui ne se prononcent pas — le « s » des pluriels, par exemple, ou ce « e » si merveilleusement éloquent à force d’être muet), et une nation d’amoureux, pourquoi pas : nous avons emprunté au début du XVIème siècle aux Florentins le baiser avec langue en bouche, qui s’est appelé en France « baiser à la florentine » pendant quelque temps, mais qui partout s’est appelé « french kiss » parce qu’il allait de soi, pour les gros balourds d’outre-Channel, que seuls des Français pouvaient avoir inventé un raffinement de langue si délectable.

J’explique le désastre qui menace notre langue dans un essai à paraître fin août chez Hugo et Cie, intitulé C’est le français qu’on assassine. Oui, notre langue se meurt, et chaque fois que nous tolérons une impropriété, que nous baissons la garde, que nous acceptons qu’une secrétaire d’Etat (Marlène Schiappa, secrétaire d’Etat chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes dans l’actuel gouvernement) salue l’élection d’un président de la République française d’un tweet qui énonçait « Our président. Global leader », nous participons à cet assassinat.

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