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Les réseaux sociaux "complices" des terroristes ? C'est compliqué (plus que semble le croire Theresa May en tout cas)
©Pixabay

Telegram

Dans sa première allocution, la Première ministre Theresa May s'en est prise aux réseaux sociaux clamant que le gouvernement devait "réguler le cyberespace". Pour autant, les acteurs du web ne sont pas en reste en matière de lutte contre le terrorisme.

Romain Caillet

Romain Caillet

Romain Caillet est chercheur et consultant sur les questions islamistes. Basé à Beyrouth, il est également doctorant associé à l'Institut français du Proche-Orient.  

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Franck DeCloquement

Franck DeCloquement

Ancien de l’Ecole de Guerre Economique (EGE), Franck DeCloquement est expert-praticien en intelligence économique et stratégique (IES), et membre du conseil scientifique de l’Institut d’Études de Géopolitique Appliquée - EGA. Il intervient comme conseil en appui aux directions d'entreprises implantées en France et à l'international, dans des environnements concurrentiels et complexes. Membre du CEPS, de la CyberTaskforce et du Cercle K2, il est aussi spécialiste des problématiques ayant trait à l'impact des nouvelles technologies et du cyber, sur les écosystèmes économique et sociaux. Mais également, sur la prégnance des conflits géoéconomiques et des ingérences extérieures déstabilisantes sur les Etats européens. Professeur à l'IRIS (l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques), il y enseigne l'intelligence économique, les stratégies d’influence, ainsi que l'impact des ingérences malveillantes et des actions d’espionnage dans la sphère économique. Il enseigne également à l'IHEMI (L'institut des Hautes Etudes du Ministère de l'Intérieur) et à l'IHEDN (Institut des Hautes Etudes de la Défense Nationale), les actions d'influence et de contre-ingérence, les stratégies d'attaques subversives adverses contre les entreprises, au sein des prestigieux cycles de formation en Intelligence Stratégique de ces deux instituts. Il a également enseigné la Géopolitique des Médias et de l'internet à l’IFP (Institut Française de Presse) de l’université Paris 2 Panthéon-Assas, pour le Master recherche « Médias et Mondialisation ». Franck DeCloquement est le coauteur du « Petit traité d’attaques subversives contre les entreprises - Théorie et pratique de la contre ingérence économique », paru chez CHIRON. Egalement l'auteur du chapitre cinq sur « la protection de l'information en ligne » du « Manuel d'intelligence économique » paru en 2020 aux Presses Universitaires de France (PUF).

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Atlantico : Theresa May dans sa première allocution a déclaré que le gouvernement devait "réguler le cyberespace pour empêcher l'extrémisme et la préparation terroriste. Que peut-on attendre vraiment des géants du web en la matière ? Quelles avancées ont déjà été faites et que pourrait-il encore y avoir à faire.

Romain Caillet : Je n'ai pas d'idées de la connaissance qu'a Theresa May de l'enquête en cours et si les réseaux sociaux ont joué un rôle dans l'attaque qui a touché Londres ou si elle dit cela comme un homme politique dirait qu' "il faut faire pression sur les opérateurs, les fournisseurs d'accès internet". C'est un lieu commun que les gens lâchent comme si rien n'était fait à ce niveau là.

La vérité c'est qu'aujourd'hui il est difficile de trouver des éléments de propagande actifs sur Twitter et Facebook. Maintenant tout se passe sur Telegram. Pourquoi ? Parce qu'ils ont été chassés de ces réseaux sociaux. Pas nécessairement par les autorités d'ailleurs, certains considéraient dans les "services" que c'était un moyen de les surveiller. Ce qui a vraiment fait bouger les choses en Occident c'est la mobilisation des simples citoyens, à l'instar du groupe "la Katiba des Narvalos" qui est un "cyber-chasseur de djihadistes" qui signale systématiquement les comptes.

Que faire de plus. Supprimer Telegram ? Ils iront ailleurs. Pour le moment la grande différence c'est qu'avec Telegram, ils ne touchent qu'un public limité car très peu de gens y sont contrairement à d'autres réseaux sociaux plus connus. Je ne connais personne de "lambda" qui va sur Telegram. Je ne connais sur ce service de messagerie que des sympathisants du courant djihadiste, des journalistes ou le peu de militants politiques très actifs qui ont besoin d'avoir des communications sécurisées. 

Ce n'est pas l'adolescent de base qui va sur Telegram. Au contraire, sur Facebook avant, il y avait beaucoup de personnes qui pouvaient se retrouver confronté à de la propagande djihadiste. Même chose pour Twitter. 

En admettant que des mesures soient prises, ces gens vont s'adapter. Quand Facebook développait ses algorithmes qui détectaient les drapeaux noirs de l'Etat Islamique, les sympathisants du courant djihadiste mettaient des photos de félins pour pouvoir se reconnaître entre eux. Lorsqu'il y a eu l'attentat contre l'avion russe dans le Sinaï, il était dévoilé dans une revue de propagande de l'Etat islamique le système d'explosion où l'on voyait une canette de "Schweppes Ananas", après cela, les djihadistes pour se reconnaître sur les réseaux sociaux mettaient en photo de profil une canette identique pour encore une fois duper les algorithmes.

Tout cela pour dire qu'ils vont trouver des parades. Qu'est ce qu'il y aura après une éventuelle fermeture de Telegram. Est-ce qu'ils vont revenir aux forums (ils commencent à en parler), vont-ils trouver une application plus sécurisée que Telegram..?

Franck DeCloquement : Dès lors que l’on parle de « réseaux sociaux », tout le monde pense immédiatement à Facebook et Twitter. Les deux plus populaires d’entre eux. Mais la propagande de l’EI ne passe quasiment plus par ces deux vecteurs de propagande. Ceux-ci ont été très vite remplacés par « Telegram », cette application de messagerie bien connue des utilisateurs les plus avertis, mais qui est aussi beaucoup plus confidentielle que Facebook et Twitter. « Telegram » est en outre sécurisée et hébergée sur le Cloud. Il s’agit d’une application totalement gratuite, qui est disponible sur Android, iOS, Windows Phone ainsi que sur tout ordinateur qui dispose des systèmes d’exploitation Windows, OS X et Linux. Les utilisateurs de Telegram qui veulent se tenir au courant de la propagande qui est diffusée par leur organisation terroriste peuvent ainsi échanger des messages, des photos, des vidéos et des documents d'une taille pouvant aller jusqu'à 1,5 Go. Il est aussi possible d'envoyer des messages chiffrés de bout en bout, qui ne sont pas stockés sur les serveurs de Telegram.

Suite aux derniers attentats de Londres, la Première ministre britannique Theresa May qui est aussi en campagne électorale, dénonçait en effet dans son allocution du jour – sans les citer nommément – la responsabilité des réseaux sociaux… Mais il faut aussi bien comprendre que ceux-ci servent également de moyens de détection aux services de contre-terrorisme dans leur lutte implacable contre les groupes dangereux. La surveillance des réseaux sociaux leur permet ainsi de suivre les individus suspects en interaction malveillantes sur la toile, afin de cibler certains d’entre eux pour tenter de déjouer en amont d’éventuels plans d’actions meurtriers en direction des populations. Quoi qu’il en soit, et bien que les médias aiment à rappeler que Telegram est l’une des applications préférées des djihadistes qui l’utilisent pour ses possibilités de communication chiffrée – cela va sans dire – sa suppression pure et simple du  Web n’empêcherait pas la continuation des actions de propagande noire de l’organisation terroriste, via l’usage d’autres vecteurs de remplacement. C’est un fait. Il s’agit en réalité d’une course sans fin contre la montre, et l’obsolescence des moyens utilisés.

L’état de ces réalités labiles et parfaitement évolutives est d’ores et déjà étudié au sein de l’université ou s’ouvrira d’ailleurs en octobre prochain dans le cadre de Paris 2, Panthéon-Assas, le diplôme universitaire SIR (Sécurité – information – renseignement), ou des réflexions de fond à ce propos seront menées. Car ne l’oublions pas, l’internet n’est qu’un « ustensile », comme le rappel fort justement Philippe-Joseph Salazar dans son ouvrage « paroles armées » : « les djihadistes maîtrisent les armes numériques de la terreur mieux que personne avant eux. Il ne s’agit pas au XXI siècle, du mousquet, de l’armure ou du cheval des conquistadors, mais d’internet, qui est une immense machine, une e-mécanique « inspirée ».

Une meilleure collaboration des grands acteurs du web pourrait être, sur le papier tout du moins, l’assurance de résultats peut-être plus significatifs en matière de lutte contre le terrorisme. Mais rien n’est moins sûr… Car ceci obligerait aussi ces opérateurs à embaucher des personnels qualifiés pour sillonner les arcanes des échanges sur les réseaux sociaux, afin de détecter les propos radicaux des utilisateurs considérés comme dangereux. Ce qui n'est évidemment pas bon pour la promotion de leur business. D’où une certaine résistance de leur part à le faire d'emblée. Mais la puissance de l’idéologie djihadiste, et sa diffusion infectieuse par les moyens complaisants que sont devenus tous les réseaux sociaux, est en réalité le vrai sujet.

En  matière de respect de la vie privée et de la liberté d'expression, cette déclaration pourrait inquiéter. Comment être efficace dans la lutte contre le terrorisme sur internet sans pour autant sacrifier le droit au respect de la vie privée ?

Romain Caillet : Effectivement  que cela pose des questions. Au vu du niveau de coopération entre les différents acteurs et l'implication directe des groupes qui détiennent les réseaux sociaux, je vois mal ce qui pourrait être fait en plus sans sacrifier le droit au respect de la vie privée des citoyens.

On pourrait imaginer une adaptation du "délit de consultation de sites terroristes", qui, dans sa première version (censurée par le Conseil Constitutionnel en février), punissait la simple consultation d'un site terroriste. Les gens voient des dirigeants dire que "rien n'est fait pour lutter contre le djihadisme sur les réseaux sociaux" alors ils réclament de nouvelles lois.

Franck DeCloquement : Que ceux-ci soient autoritaires, totalitaires ou démocratiques, le terrorisme attaque et touche sans distinction tous les modèles de sociétés : russes, indonésiens, européens, américains, anglais, australiens, israéliens, etc.... L'atteinte au respect de la vie privée « post attentat » du 11 septembre, mise en œuvre par le modèle américain et l'intrusion massive des forces de sécurité dans nos espaces personnels de vie n'est qu'une des composantes de la lutte contre le terrorisme. L'infiltration de ses groupes en profondeur, et l'obligation de faire que les communautés humaines d'ou partent certains des acteurs « intérieurs » de ces agressions, en est une autre. Les fameux « homegrow » selon l’expression consacrée du spécialiste américain Erroll Southers. Autrement dit, des terroristes natifs du pays où ils commettent leurs actes de violence.

Philippe-Joseph Salazar constate en outre que la propagande du Califat se nourrit de notre dévotion envers la supériorité communicationnelle de nos médias électroniques, et en particulier de notre croyance irrépressible dans la primauté cognitive des médias visuels : « la force de la propagande du Califat est d’utiliser notre passion numérique, notre certitude que sa technologie est nôtre et que nous la maîtrisons. Pourtant nous devrions savoir, depuis deux guerres mondiales, que la technologie ne possède aucune valeur morale. Elle est ce dont on fait usage. Nous croyons que la mécanique Internet, celle de la vanité narcissique Facebook, du tout venant Youtube et du chauffage central à tous les étages des réseaux sociaux, est par essence bonne, parce que nous l’avons inventée. Mais ce n’est qu’un ustensile numérique et le Califat en use ». Le paraphrasant, nous pourrions dire que nos dirigeants – à l’image d’une Theresa May – ont oublié que « la grande sophistique d’internet est un leurre ». Elle nous assure et nous rassure sur le fait que nous détenons la maîtrise du monde virtuel, de ses effets psycho-neurologiques, « est que cette maîtrise est le signe, et la preuve, de notre supériorité plus que technique, à savoir morale ». Or, il n’en est rien…

Dans les faits, l’Occident n’assume pas ce que la mécanique numérique et l’ère du digital impliquent. Est Philippe-Joseph Salazar nous éclaire encore à ce propos : « A savoir l’inexistence de Dieu. Un matérialisme radical, c'est-à-dire l’affirmation consciente que le monde se résume à des jeux de rôles et qu’avec Internet, grâce à ses capacités rhétoriques d’illusion et de virtuel, nous avons enfin éliminé Dieu ». C’est dans cette faille que se situe la puissance de nos adversaires, celle du Califat numérique, « dans notre illusion que cette propagande est forte car elle fonctionne numériquement, car elle admet, revendique, célèbre qu’elle n’use d’Internet et de sa mécanique, qu’afin de faire triompher une chose qui paradoxalement nous semble étonnante, archaïque, primitive, « moyenâgeuse » : la défense active est résolue de Dieu ». Immédiatement, nous comprenons le paradoxe que révèlent ces propos : comment un régime de type « arriéré », « sauvage », « médiéval » tel que ce Califat rétrograde et ses défenseurs prêts à mourir pour lui, peut-il être en même temps « hypermoderne » dans la maîtrise de ses moyens d’action ? Moyens technologiques qui sont en définitive les nôtre ? Faute d’assumer le matérialisme radical qui sous-tend notre mode de vie occidental, nous sommes évidemment pris en tenaille entre notre fascination pour la puissance de propagation de nos dispositifs numériques et notre opinion tranchée sur la nature « moyenâgeuse »  des motivations de ces combattants de fortune embrigadés par l’attrait rhétorique de l’état islamique.

La Première ministre propose de collaborer "avec des gouvernement démocratiques alliés pour parvenir à des accords internationaux de régulation du cyberespace." Comment cela pourrait se traduire concrètement et serait-ce vraiment efficace selon vous ?

Franck DeCloquement : La collaboration des gouvernements occidentaux, l'échange de renseignements et les convergences de vue entre eux en matière de contre-terrorisme sont évidemment un impératif et une base d’action. Mais une base fragile, bien souvent contrariée d’ailleurs par la poursuite d’objectifs politiques en la matière assez divergents entre les différents pays... L'exemple de Trump et de Theresa May qui ne veulent plus être « politiquement correcte » dans la mise en œuvre de leurs futurs moyens de lutte, rentrera sans aucun doute en contradiction avec ceux envisagés par les autres nations européennes. Référentiels culturels obligent… Quoi qu’il en soit, les divergences de vues entre Etats alliés bénéficient évidemment toujours à la propagation des idéologies mortifères, et aux visées violentes de leurs affidés. C’est une constante historique. 

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