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L’humiliation, véritable réservoir de frustration, de ressentiment et de colère propices à toutes sortes de violence
©Reuters

Bonnes feuilles

Myriam Benraad s’attaque aux oppositions phares qui structurent tout le discours de l’État islamique. À travers des revues, magazines, stations de radio, agences de presse, et en s’appuyant sur les outils digitaux, le mouvement jihadiste diffuse en plusieurs langues un discours de propagande abondant et sophistiqué. Une représentation du monde qui traduit moins un « choc des civilisations » qu’une crise radicale de la modernité (extrait de "L'État islamique pris aux mots" de Myriam Benraad, publié aux Editions Armand Colin 1/2).

Myriam Benraad

Myriam Benraad

Myriam Benraad, professeure en relations internationales à l'Université internationale Schiller à Paris. 

Autrice de :

- L'État islamique pris aux mots (Armand Colin, 2017)

- Terrorisme : les affres de la vengeance. Aux sources liminaires de la violence (Le Cavalier Bleu, 2021).

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La problématique des rapports entre humiliation, vengeance et violence n’est guère nouvelle et a fait l’objet d’importants travaux dans le champ des sciences sociales au cours des dernières décennies. En témoigne l’accent accordé par les politistes et les sociologues aux émotions comme moteur des mobilisations collectives. La question a retrouvé une actualité frappante avec le surgissement de l’État islamique et le cortège de bouleversements mondiaux que ses opérations ont provoqués dans leur sillage. Si les théories sur l’humiliation dans son rapport à la violence sont nombreuses de ce point de vue, la plupart s’accordent sur l’association entre déclassement (ou ce qui est perçu comme tel) et comportements, individuels et collectifs, de représailles, que l’État islamique appréhende encore une fois selon une logique binaire.

La cause des humiliés

L’humiliation, qu’elle soit réelle ou fantasmée, est un réservoir quasi inextinguible de frustration, de ressentiment et de colère propices à toutes sortes de manifestations de violence (Lindner : 2006). L’idéologie jihadiste s’articule tout entière autour d’une narration peinte dans des couleurs primaires, d’après laquelle l’Occident, doté des formes traditionnelles de la puissance militaire et économique, serait en guerre innée contre l’islam. Toute la propagande de l’État islamique, comme d’autres mouvements avant lui, se fonde ainsi sur les preuves de ces objectifs agressifs poursuivis par un monde occidental qui serait naturellement hostile aux sunnites. En Irak, ces derniers sont dits avoir goûté à l’humiliation et à la bassesse aux mains des partenaires chiites de l’Amérique et de leur haine revancharde :

« Les rawafidh sont venus, ô gens de la sunna, pour prendre vos maisons, vos terres et vos biens, ils sont venus tuer vos hommes et prendre vos femmes en captives, les Iraniens sont venus se venger des Irakiens pour la guerre Iran-Irak des années 1980. Les rawafidh sont venus se venger des sunnites pour Hussein (qu’Allah l’agrée) qu’ils ont eux-mêmes assassiné et pour lequel ils se lamentent en se frappant depuis des centaines d’années » (Abou Mohammed al-Adnani, cité dans Dar al-Islam 3).

À l’évidence, ce processus de victimisation des musulmans sunnites s’est vu renforcé symboliquement et objectivement après 2001 avec les guerres d’Irak, d’Afghanistan, de Libye et Syrie, entre autres conflits. Les jihadistes y ajoutent d’autres événements qui constituent à leurs yeux des démonstrations subsidiaires de cette hostilité.

Une première offense est l’affaire des caricatures interdites du prophète Mahomet. Dans le deuxième numéro de son magazine Dar al-Islam, l’État islamique y consacre une section entière et appelle à attaquer ceux qui insultent l’islam et se moquent de Dieu (3-4). En Occident, la première représentation caricaturale de Mahomet s’est faite sous la forme d’un poisson dans une traduction latine du Coran. Or le scandale a véritablement commencé en 2005 lorsque l’hebdomadaire danois Jyllands-Posten, un an après l’assassinat de Theo van Gogh aux Pays-Bas, a publié des caricatures ridiculisant le prophète. Un dessin le montrait coiffé d’un turban en forme de bombe. Manifestations dans le monde musulman et menaces de morts se sont multipliées. Puis, en février 2006 et en novembre 2011, le journal satirique Charlie Hebdo publie plusieurs dizaines de caricatures. Avant l’attentat du 7 janvier 2015, les menaces le visant étaient permanentes et les locaux du journal avaient à plusieurs reprises été attaqués et incendiés. L’État islamique évoque Charlie Hebdo comme un « torchon maudit » et savoure la fusillade de Garland qui, au mois de mai 2015 au Texas, vise un concours de caricatures. Il récuse la liberté d’expression occidentale et promet une sanction terrible contre les insultes des mécréants envers Mahomet et sa religion (Dar al-Islam 4 : 31 ; 10 : 21).

La seconde expression de cette humiliation concerne l’univers carcéral. Du scandale des tortures perpétrées contre des prisonniers dans le camp de Guantánamo jusqu’à Abou Ghraïb sur le théâtre irakien, sans oublier d’autres centres de rétention connus pour leurs sévices, la prison serait par essence le lieu de déshumanisation des musulmans. L’État islamique prône à cet égard le martyre plutôt que l’avilissement entre les mains de l’adversaire. Les humiliations sexuelles sur les bases militaires de l’armée américaine – une question étroitement liée à la pudeur et à la honte – ont eu certaines réverbérations délétères. Elles ont renforcé le sentiment anti-occidental et les stéréotypes existants sur sa décadence morale. Les clichés de musulmans crucifiés ou tenus en laisse par des femmes, en particulier par la réserviste Lynndie England à Abou Ghraïb, ont cette faculté de nourrir, dans la durée, la propagande jihadiste. Les émotions qu’elles suscitent n’ont en effet rien de passager.

Extrait de "L'État islamique pris aux mots" de Myriam Benraad, publié aux Editions Armand Colin

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