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Ni pour, ni contre, bien au contraire... Ce que perd une démocratie à ne pas avoir d'opposition crédible et structurée
©Reuters

La politique en danger

Par sa mission de contrôle, son rôle de contre-pouvoir, sa fonction de porte-parole des minorités politiques, et l'échange d'arguments qu'elle permet et qui aboutit à la naissance de nouvelles idées, l'opposition représente, pour la démocratie française, un élément indispensable.

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne est professeur de philosophie.

A 48 ans, il est actuellement membre du Conseil d’analyse de la société et chargé de cours à l’université Paris IV et a récemment publié Le deuxième
humanisme – Introduction à la pensée de Luc Ferry
(Germina, 2010). Il est également l’auteur, avec Pierre-Henri Tavoillot, de Philosophie des âges de la vie (Grasset, 2007).

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Paul-François Paoli

Paul-François Paoli

Paul-François Paoli est l'auteur de nombreux essais, dont Malaise de l'Occident : vers une révolution conservatrice ? (Pierre-Guillaume de Roux, 2014), Pour en finir avec l'idéologie antiraciste (2012) et Quand la gauche agonise (2016). En 2023, il a publié Une histoire de la Corse française (Tallandier). 

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Atlantico : En l'absence d'opposition crédible et structurée, qu'adviendrait-il de la mission de contrôle traditionnellement dévolue à celle-ci ?  

Paul-François PaoliEn préambule, il convient de rappeler l'enjeu actuel : Emmanuel Macron a gagné la bataille rhétorique, tout en étant en train de vider l'opposition de sa raison d'être. Il a réussi à imposer son lexique, sa lecture qui est simple : le monde en divisé en deux, entre celui des progressistes et des conservateurs (les électeurs de François Fillon essentiellement) ; il y en a éventuellement un troisième, celui des archaïques et autres déviants, c'est-à-dire ceux qui ont voté Jean-Luc Mélenchon ou Marine Le Pen. Tout le monde veut être progressiste. Il a ainsi réussi son coup de force sémantique, ce qui fait que, désormais chez LR, vous avez des personnalités comme Nathalie Kosciusko-Morizet qui souhaitent être progressistes. Les progressistes, ce sont ceux qui souhaitent suivre les impulsions de la société civile. Emmanuel Macron a raison de dire que le clivage droite/gauche n'existe plus : il n'y a pas beaucoup de différences entre Bruno Le Maire et Emmanuel Macron, du moment qu'ils sont d'accord sur l'essentiel, qui consiste à suivre le cours des choses dans un certain nombre de domaines (la liberté économique, la liberté des mœurs, etc.). Dans ces conditions, la droite risque fortement d'être phagocytée : toute une partie de la droite et du centre va être attirée par Emmanuel Macron, et pas seulement pour des raisons personnelles. À ce propos, je pense qu'Edouard Philippe, notre nouveau Premier ministre, est tout à fait sincère dans sa démarche. Sur l'essentiel, il y a très peu de différences entre Alain Juppé et Emmanuel Macron.

Bien évidemment que sur les questions budgétaires notamment, il faut qu'il y ait une opposition à l'Assemblée nationale afin de discuter des mesures et opposer des propositions concrètes ; mais sur le fond, Emmanuel Macron réussit une formidable opération. Cette dernière pourrait toutefois se retourner contre lui. Comme le disait ce mardi Jacques Myard en interview, citant la formule du général De Gaulle "nos rangs se clairsement, mais aussi s'éclaircissent",il est vrai que les personnalités qui s'en vont affaiblissent un camp, mais dans le même temps, ce camp se renforce car il devient plus clair. Il serait plus sain en France qu'il y ait tout simplement un centre – puisqu'Emmanuel Macron est un centriste – qui réunit les centristes allant de François Bayrou jusqu'à Luc Châtel, mais aussi une droite constructive qui assumerait la sémantique d'un conservatisme à la française, comme cela se passe en Angleterre ou en Allemagne. Face à un bloc progressiste, il n'y a aucune raison pour qu'il n'y ait pas un bloc conservateur. Sur les franges de ces deux blocs, nous aurions une gauche radicale et le Front national. Le problème français, c'est que les mots ne sont pas à leur place : personne ne veut assumer pleinement celui de droite – encore que le nouveau Premier ministre affirme qu'il est de droite, ce qui est une bonne chose. En revanche, tout le monde veut être plus ou moins progressiste alors que la gauche est en train de s'écrouler historiquement. Dans ce nouveau clivage entre progressistes et conservateurs, c'est à ces derniers d'expliquer dans quel sens on peut être conservateur. À ce moment-là, la droite pourra regagner en légitimité. Or nous avons un gros handicap en France, celui de la Révolution française ; et à ce titre, les conservateurs sont les perdants de l'Histoire d'une certaine manière. 

A quel point notre démocratie serait-elle affectée à ce que la voix des minorités politiques ne soient plus entendues ? 

Paul-François PaoliOn assiste à une véritable hystérie médiatique autour d'Emmanuel Macron : tous les médias, sans exception, de gauche à droite, sont pris d'un macronisme très malsain. Cela signifie qu'il n'y a pas d'opposition médiatique à cette déferlante en France. Il ne s'agit pas de tirer à vue sur quelqu'un qui vient d'être élu, mais l'on peut quand même garder ses distances et ne pas être obligé de verser dans cette hystérie. Cette hystérie médiatique valide l'idée de personnalités comme Jean-Luc Mélenchon ou Marine Le Pen selon laquelle il existe bel et bien un système médiatique. Dans ce dernier, il n'est pas possible de considérer que l'on puisse voter pour Jean-Luc Mélenchon ou Marine Le Pen en étant sain d'esprit. Cette sémantique journalistique, qui est en train de se mettre en place, est tout à fait anti-démocratique. Elle consiste à édicter des normes, la normalité aujourd'hui consistant à être progressiste version Macron/Bayrou/Juppé, etc. Tous les autres, ce sont soit des déviants comme Florian Philippot, soit des "ronchons", c'est-à-dire les conservateurs comme François Baroin ou Laurent Wauquiez. 

Eric Deschavanne : En prenant les choses au pire, on peut concevoir une situation dans laquelle les forces populistes (Front national et France insoumise) soient à un niveau tel que les partis de gouvernement se retrouvent dans l'obligation de se coaliser pour gagner les élections. De sorte qu'on n'aurait plus qu'une force centrale de gouvernement, et une opposition populiste en dehors du Parlement. Le risque ne serait pas le silence de cette opposition, mais plutôt son vacarme dans les médias et dans la rue. On assisterait à un élargissement du fossé entre la démocratie institutionnelle et la démocratie d'opinion: faute de débats parlementaires musclés et d'affrontements relativement raisonnables entre les partis de gouvernement, c'est bien plutôt la voix du "cercle de la raison" qui cesserait de se faire entendre, au plus grand bénéfice de l'opposition populiste.

Le pouvoir tendant à corrompre, La République en marche en fera vraisemblablement l'expérience. De ce fait, à quelles dérives politiques pourrions-nous faire face en l'absence de contre-pouvoir politique, rôle normalement dévolu à l'opposition ?

Paul-François Paoli : Emmanuel Macron est quelqu'un de très intelligent et de très malin. Ce qu'il veut réussir à faire, c'est de minimiser le rôle de l'opposition conservatrice, c'est-à-dire, la droite qui a défendu le projet de François Fillon durant la primaire, une droite libérale sur les questions économiques, identitaire sur les questions sociales et politiques, et sécuritaire sur celles liées au problème de la défense ou de l'islamisme en France. En marginalisant cette droite-là, il renforce le Front national. Il est évident que s'il n'a plus contre lui que Jean-Luc Mélenchon ou Marine Le Pen, il est encore là pour longtemps. Pour faire échouer ce calcul politique et idéologique, il faut, à mon sens, une clarification de la distribution des forces : sur la gauche d'Emmanuel Macron, vous avez un Parti socialiste qui est en train de devenir un pion ; à la gauche du PS, vous avez une gauche radicale qui va s'enraciner puisqu'elle est la seule à incarner une opposition radicale ; sur la droite du nouveau président, vous avez une droite qui va et qui doit se reconstruire avec les souverainistes et les identitaires ; au-delà, vous avez le Front national dont on peut se demander si sa ligne politique n'est pas dans un cul-de-sac historique, dans la mesure où la ligne Philippot a échoué : un parti ne peut pas arriver seul au pouvoir.

C'est quelque chose qu'a très bien compris Emmanuel Macron avec son mouvement En Marche !. Ce dernier n'est pas un parti mais une sorte de mouvance comme a pu être le RPF au moment de sa création par De Gaulle. Bien qu'étant anti-gaulliste, Emmanuel Macron a tout de même retenu quelque chose du général : l'irruption d'un homme providentiel en dehors des partis. De ce point de vue-là, il a réussi une opération de très grande envergure. Il essaye d'être le seul au centre de la bataille politique. Si une droite conservatrice veut survivre, il faut qu'elle ait un projet crédible et qu'elle accepte les alliances, notamment avec le Front national qui serait en voie d'auto-réforme, ce qui serait plus raisonnable sur un certain nombre de questions, notamment sur l'Europe. Nous aurions alors quelque chose de sain en France : des partis qui représentent leurs opinions. 

Eric Deschavanne : Que le pouvoir corrompe, c'est une certitude, il ne peut y avoir d'exception. Mais l'absence de contre-pouvoirs n'est pas à craindre, compte tenu de la quantité de journalistes et de médias qui scrutent le pouvoir. L'alliance du juge et du journaliste se porte bien, au point de constituer, selon le mot de Marcel Gauchet, non plus un simple contre-pouvoir mais un véritable anti-pouvoir. Par ailleurs, il existe des contre-pouvoirs tels que le Conseil constitutionnel ou la Cour des comptes, qui ne dépendent pas de l'existence d'une opposition parlementaire

Sans opposition crédible et structurée, serions-nous voués à un appauvrissement d'idées nouvelles, nécessaires à la progression de la pensée ? 

Paul-François PaoliCet appauvrissement est en cours depuis longtemps. On peut se poser la question du rapport au politique d'Emmanuel Macron : est-ce que ce dernier fait encore de la politique ? Ne sommes-nous pas entrés dans cette période post-politique avec Nicolas Sarkozy ? La politique, ce sont des projets, un dessein, la recherche d'un bien commun – notion difficile à penser dans une société fracturée et communautarisée comme la nôtre.

Emmanuel Macron est une personnalité qui a l'aval de toutes les minorités en France, représentant ainsi une tendance très lourde, celle du post-politique qui nous rapproche de plus en plus du modèle américain où se sont les minorités qui font l'Histoire. Dans ce contexte, la droite a lamentablement échoué, François Fillon ayant compris trop tard qu'il fallait axer le débat sur les questions de souveraineté et d'identité – ce qu'est la droite. Emmanuel Macron est dans cette logique américaine où le débat n'est plus d'ordre politique mais moral.

On dit que le peuple français est un peuple politique, mais c'est en fait un peuple volatile : on a ainsi pu constater que sur 100 personnes prêtes à voter pour Marine Le Pen, 40% d'entre elles étaient prêtes à voter pour Emmanuel Macron. Les Français sont sous le charme d'Emmanuel Macron : il est jeune, a une belle gueule, sait s'exprimer, etc. Cela fait un peu penser au phénomène Kennedy. Il faut cependant se rappeler qu'il n'y a pas aux États-Unis la culture politique historique qu'il y a en France. Au-delà de l'aspect séduisant de tels personnages, on peut dire que cela est significatif d'une américanisation de la France, que l'on peut contester. 

Eric Deschavanne : C'est un véritable risque. Un débat politique qui se résumerait à la confrontation entre une coalition de forces gouvernementales et un ensemble de forces populistes extérieures au Parlement et au jeu institutionnel serait véritablement désastreux. Il empêcherait en effet la constitution d'un projet d'alternance crédible.

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