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La mondialisation à visage humain pourrait-elle être celle de l’intégration économique par grandes régions plutôt que sur la planète entière ?
©Pixabay

​Multipolaire

Alors que le contexte international est prudent face à une poursuite de la mondialisation, certains comportements actuels pourraient révéler une forme de retour à la régionalisation des économies.

Michel Fouquin

Michel Fouquin

Michel Fouquin est conseiller au Centre d'Etudes Prospectives et d'Informations Internationales (CEPII) et professeur d'économie du développement à la faculté de sciences sociales et économiques (FASSE).

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Jean-Marc Siroën

Jean-Marc Siroën

Jean-Marc Siroën est professeur émérite d'économie à l'Université PSL-Dauphine. Il est spécialiste d’économie internationale et a publié de nombreux ouvrages et articles sur la mondialisation. Il est également l'auteur d'un récit romancé (en trois tomes) autour de l'économiste J.M. Keynes : "Mr Keynes et les extravagants". Site : www.jean-marcsiroen.dauphine.fr

 

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Dans un contexte économique mondial plus prudent à l'égard de la mondialisation, entre une volonté plus ou moins affichée d'un retour à une certaine forme de protectionnisme, ou en raison d'une Chine s'orientant vers son marché intérieur, serait-on en train d'assister à une mutation d'une économie mondialisée vers une régionalisation de celle-ci ? 

Jean-Marc Siroën : De fait, les principaux pays qui participent à la mondialisation sont déjà régionalisés. Les deux tiers du commerce des pays européens, dans l’UE ou hors UE, se réalisent entre eux et le commerce intra-asiatique et intra-nord-américain est déjà très important. D’ailleurs le vocable de l’OMC est resté « accords commerciaux régionaux » alors même que les traités commerciaux concernaient plus fréquemment des pays éloignés. L’Union européenne a ainsi des accords avec entre autres, le Chili, le Mexique ou la Corée du Sud. Il est vrai qu’il existe un certain nombre de zones où le commerce intra-régional est faible comme l’Afrique, le Moyen-Orient ou l’Afrique. Les traités de libre-échange n’ont pourtant longtemps concerné que des pays de la même région : Union européenne, ALENA (Amérique du Nord), ASEAN (pays du sud-est asiatique…). Ce n’est plus le cas aujourd’hui.

Il n’est pas certain que l’évolution actuelle aille vers un retour aux accords « régionaux » c’est-à-dire entre pays proches. Donald Trump ne veut-il pas revenir sur l’ALENA ? Le Brexit ne conduit-il pas les Anglais à raviver un Commonwealth endormi et qui couvrirait les cinq continents ? Derrière la critique de la mondialisation, c’est plutôt justement la critique des engagements avec les pays voisins qui transparait.

Si on cherche des références historiques, les années 1930 apparaissent évidentes. Les grandes puissances ont réagi au protectionnisme en se repliant sur l’empire colonial (Angleterre, France,…) ou en se lançant dans des guerres impérialistes (Japon, Allemagne, Italie) qui peuvent être considérées comme une forme particulière de « régionalisation » définie alors en terme d’influence plus que de géographie. Il en est résulté une guerre mondiale. Si aujourd’hui, je ne crois pas que la situation soit comparable, il faut néanmoins garder le souvenir de cette période désastreuse.

Michel Fouquin : La mondialisation a connu une phase d’accélération formidable au début du XXIème siècle. Cet événement était largement dû à l’émergence d’un certain nombre de grands pays en développement et en premier lieu de la Chine qui est devenue au cours de la décennie le premier exportateur mondial et même le premier investisseur mondial en 2016. Emergence qui a provoqué une hausse exceptionnelle des prix des matières premières et un boom des échanges intercontinentaux.

Ces différents facteurs jouent de moins en moins depuis la crise de 2008. Réorientation de la croissance chinoise vers son marché intérieur, limitation drastique des sorties de ses capitaux et surtout montée de ses coûts salariaux. De plus on voit (enfin !) venir la reprise de la croissance européenne, tandis que le prix du pétrole demeure faible. Pour couronner le tout, il y a la tentation protectionniste qui se fait jour aux Etats-Unis. D’une certaine façon on assiste à un retour de la régionalisation, c’est-à-dire en fait à la normale…sauf que le système mondial souffre d’une maladie très dangereuse qui est la montée des inégalités domestiques dans presque tous les pays, qu’ils soient développés ou en développement, évolution insoutenable. Le Brexit comme symptôme d’un mouvement d’humeur, de réaction à cette montée de inégalités, se trompe complètement de cible : on ne voit pas comment le Brexit va permettre de résoudre cette question des inégalités pour les britanniques, bien au contraire !

​De façon théorique, quels seraient les avantages et les inconvénients d'un tel processus ? Ne s'agit-il pas également d'une solution permettant la constitution de blocs plus homogènes, notamment en termes de normes ? 

Jean-Marc Siroen :Qu’entend-on exactement par la régionalisation ? Les accords préférentiels entre des pays proches, même tolérés aux conditions de l’OMC, sont par nature protectionnistes vis-à-vis du reste du monde puisqu’ils exonèrent de droits de douane les seuls partenaires. Mais ils n’impliquent pas un durcissement de la politique commerciale vers les pays tiers. Il existe un avantage à ce type d’accord par rapport à une ouverture multilatérale tous azimuts. Ils réduisent la distance et les coûts qui lui sont associés. Coût de transport, d’abord, ce qui par ailleurs diminue l’empreinte carbone du commerce. La distance institutionnelle ensuite si les pays partagent des valeurs similaires ce qui permet d’homogénéiser plus aisément la réglementation et crée une confiance plus grande. Si les pays de la région ont des niveaux de développement proches, les effets de l’échange sur le coût des facteurs et notamment, le coût du travail, sont moindres. Mais ce dernier avantage a aussi sa contrepartie, il limite la spécialisation du pays, puisque l’échange privilégié est celui que vous avez avec des pays qui ont déjà des spécialisations voisines. Cela pèse sur l’efficacité économique et sur la compétitivité de la production. Cet inconvénient était faible lorsque les pays industriels s’échangeaient des produits similaires mais avec des caractéristiques ou des marques différentes, par exemple lorsque le pays exporte et importe à la fois des automobiles. C’était la forme d’échange la plus dynamique après-guerre. L’ouverture des pays en développement a modifié l’ordre des choses et comme l’indique Apple au dos de ses iPhone, on échange aujourd’hui du design californien (ou d’ailleurs) contre de l’assemblage chinois. L’Union européenne a ceci de particulier que son élargissement lui a permis d’intégrer des pays à faibles coûts salariaux et qui ont ensuite plus ou moins convergé vers les niveaux des pays plus avancés : l’Irlande d’abord, puis l’Espagne, le Portugal et la Grèce et enfin les ex-pays socialistes qui ont activement participé à la dispersion de la chaine de valeur au sein de l’Union mais qui restent encore assez éloignés des salaires de l’Ouest européen.

Mais la vraie question est de savoir si cette régionalisation a pour but de bénéficier des avantages cités précédemment ou de se priver du commerce avec les pays qui bénéficient d’un avantage comparatif net et sans doute irrattrapable. Le GATT, aujourd’hui dans l’OMC, qui repose sur le principe de non-discrimination commerciale, admet néanmoins que des préférences soient accordées à certains pays dans le cadre de traités de libre-échange ou d’Union douanière. Mais, le spectre des années 1930 aidant, ces traités ne doivent pas s’accompagner pas de mesures plus protectionnistes à l’encontre des pays tiers. Former un bloc protectionniste ne peut donc être une échappatoire aux règles de l’OMC.

Ceci dit, il faut encore rappeler que la plus grande partie du commerce international est d’ores et déjà un commerce intra-régional, avec ou sans accord commerciaux spécifiques. Cela ne veut pas dire pour autant que le protectionnisme inter-blocs aurait peu d’effet.

Michel Fouquin : Les accords régionaux sont eux-mêmes mis en cause et par qui ? Par les Etats-Unis qui, selon nos altermondialistes, se préparaient à dévorer tout cru ces pauvres naïfs d’européens. Alors que l’idée du partenariat transatlantique était de constituer un bloc occidental face à la Chine, notamment en matière de définition des normes. Las ! Trump a bien entendu nos chers altermondialistes et a fait dérailler le processus, belle alliance en vérité.  Le retour au bilatéralisme est une victoire des super grands face aux petits pays qui ne peuvent que se soumettre. De plus la dénonciation de la mondialisation ne s’arrêtera pas aux frontières de l’Europe, la logique est la condamnation de proche en proche de tous et en particulier de nos voisins les plus proches. Les critiques à l’encontre de l’Allemagne-bouc émissaire en sont un des symptômes. L’idée du renforcement et de l’approfondissement de l’UE entre les pays qui le souhaitent est une bonne idée, jusqu’à présent il y avait l’obstacle anglais rétif à toute idée de fédéralisme européen et qui n’était dans l’Union que pour tenter de la contrôler ; en ce sens son départ est une bonne chose pour l’Europe. 

​Plus spécifiquement, l'Europe aurait elle à gagner d'un tel processus ? Eu égard aux excédents européens, et notamment allemands, sur le reste du monde, ne s'agit il pas d'un processus mal vu par les instances européennes ? Quels en sont les enjeux spécifiques pour la France ?

Jean-Marc Siroen :A l’origine de l’Europe se trouve bien une vision régionale avec la volonté de s’affirmer quelque part entre les deux blocs même si c’est une option atlantiste qui a été suivie. Cette conception reste très présente. L’Union européenne a d’ailleurs souvent été accusée, notamment par les Américains, d’être un bloc protectionniste ce qui n’est pas tout à faux du moins en ce qui concerne l’agriculture. Certes, sous la pression des pays du nord et de la Grande-Bretagne, la vision de l’Europe est devenue à la fois moins fédéraliste et plus libre-échangiste. Il s’agissait de réduire l’Union européenne à une vaste zone de libre-échange qui pourrait s’étendre sans réelles limites et, pourquoi pas, au Monde. D’une certaine manière, le Brexit pourrait être interprété comme l’échec de cette stratégie de mondialisation. Le départ de l’Angleterre pourrait donc favoriser un retour à une conception certes plus régionale mais pas pour autant protectionniste.

L’excédent allemand est un problème européen avant d’être un problème mondial. Il signifie que les Allemands consomment beaucoup moins que ce qu’ils produisent. D’une certaine manière, ils se privent eux-mêmes, mais privent aussi les autres pays -à commencer par les pays européens qui sont ses principaux partenaires- d’une relance qui serait salutaire aujourd’hui pour des raisons peut-être encore plus politiques qu’économiques. Il manque manifestement à l’euro un mécanisme moins asymétrique que celui qui s’impose aujourd’hui et qui demande aux seuls pays déficitaires de réajuster leur balance des paiements créant ainsi une hiérarchie au sein des pays européens qui peut-être à terme très destructrice. Ceci dit, l’Allemagne a fait quelques efforts timides en matière d’investissement et la hausse des salaires qui s’amorce aujourd’hui serait le meilleur instrument de rééquilibrage dans la zone euro.

L’adhésion des ex pays socialistes à faible coût de main d’œuvre a permis de déployer la chaîne de valeur non seulement en Chine ou dans les pays asiatiques, mais également, et surtout, en Europe. L’Allemagne a d’ailleurs davantage utilisé cette relocalisation que la France ce qui est aussi, peut-être, une des raisons de sa compétitivité. Une politique de bloc protectionniste au sein de l’Union européenne aurait donc des conséquences atténuées sur le commerce. Elle conduirait certainement à moins délocaliser au Bengladesh mais davantage en Bulgarie. Elle augmenterait le prix des biens intermédiaires importés et, bien sûr des biens de consommation. Par ailleurs, même sans mesure de rétorsion, ce qui est peu probable, la rupture des réseaux aurait des conséquences en chaîne sur l’économie mondiale. Si la France cesse d’importer ses aspirateurs-robots de Chine, c’est l’ensemble des fournisseurs qui sera atteint qu’ils soient japonais, coréens ou…. français. La France et les pays européens subiraient donc un choc en retour. L’Europe peut certes utiliser les marges de manœuvre que lui laisse l’OMC, et qui sont souvent ignorées des opinions publiques, pour surmonter les difficultés qui surviennent dans tel ou tel secteur, mais on la voit mal s’isoler du reste du Monde. 

Michel Fouquin :L’Europe joue son jeu de défenseur du multilatéralisme, du renforcement des règles de la concurrence internationale à travers l’OMC et ses procédures de règlement des différents, sans doute ne le fait-elle pas assez. Mais elle peut trouver des alliés dans ce combat.

Si elle parvient à progresser sur l’intégration du continent européen alors elle sera en mesure :

·          d’atténuer les contrecoups des fluctuations internationales ;

·          d’apparaitre pour les pays en développement comme un partenaire de premier plan ;

·         de faire valoir les principes de l’intérêt général comme elle a su le faire lors de la COB21.

En ce qui concerne l’approfondissement de l’UE, il est clair que c’est un objectif majeur qui transcende les calculs égoïstes. La création de l’Euro voulu par la France pour atténuer la suprématie du Mark et pour souder étroitement les pays européens, était un choix politique majeur et l’on savait dès le départ que le fonctionnement de l’Euro imposerait des contraintes macro économique majeures aux pays du sud de l’Europe habitués à l’inflation pour régler leurs contradictions internes (illustrées par la récurrence des déficits de leurs  régimes sociaux entre autres) et  à dévaluer leur monnaie pour retrouver de la compétitivité. Il est vrai aussi que l’Allemagne et ses excédents commerciaux n’a pas fait d’efforts suffisants (hausse des salaires des ouvriers allemands, réduction du nombre de travailleurs pauvres et du recours aux travailleurs en déplacement par exemple) pour alléger le poids pesant sur certains de ces partenaires.

Le Brexit pourrait avoir aussi un effet positif en permettant de distinguer ce qui, dans les institutions et les règles de fonctionnement européennes, est crucial de ce qui est secondaire et d’alléger par la suite les contraintes de toutes sortes. Les opinions publiques ont le sentiment que la couche européenne s’ajoute à des réglementations nationales déjà trop contraignantes.

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