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Malédiction sur les salaires : mais comment expliquer que les rémunérations n'augmentent quasiment plus même dans les pays au plein emploi ?
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Asymétrie

Tandis que les économies les plus dynamiques sont confrontées à une trop faible progression des salaires, les Européens restent enfermés dans une logique inverse, dont l'objectif n'est rien d'autre qu'une baisse du coût du travail.

Nicolas Goetzmann

Nicolas Goetzmann

 

Nicolas Goetzmann est journaliste économique senior chez Atlantico.

Il est l'auteur chez Atlantico Editions de l'ouvrage :

 

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Atlantico : États-Unis, Japon, Royaume-Uni ou Canada : si ces pays sont parvenus à sortir de la crise en affichant un taux de chômage proche du niveau de plein emploi (inférieur à 5%), le taux de progression des salaires n'est pas encore revenu à son niveau d'avant crise. Assisterait-on à un nouveau phénomène de stagnation des salaires, échappant totalement au pouvoir des différentes autorités politiques et économiques ? Quelles en sont les causes ?

Nicolas Goetzmann : Le phénomène en question est parfaitement visible au sein de l'économie américaine. Bien que le pays ait pu créer 15 millions d'emplois depuis l'année 2010, ce qui a permis un reflux du taux de chômage à 4.7% pour le mois de février 2017, la progression des salaires est restée modérée par rapport à son niveau d'avant crise. En effet, alors que les salaires du pays progressaient à un rythme annuel de 3.3% au début de l'année 2008, le seuil atteint au dernier trimestre 2016 n'est que de 2.2%.

Taux de croissance annuel des salaires. En %. Source BLS.

Le graphique ci-dessus permet d'y voir plus clair. L'année 2008 a vu se matérialiser un effondrement du taux de croissance des salaires et ce, jusqu'à la fin de l'année 2009, puis, le taux a recommencé à progresser sur un rythme plus faible pour en arriver au taux actuel. La bonne nouvelle est que la mécanique de crise a pu être enrayée, avant de repartir vers le haut. La tendance est donc favorable, mais la progression des salaires est bien à la traîne par rapport au contexte économique apparent des États-Unis. Mais cette situation était en réalité parfaitement prévisible, et la stagnation salariale n'est pas une fatalité.

Le premier point est de savoir quels sont les moteurs de la progression des salaires. D'une part, les salaires progressent lorsque les entreprises y sont contraintes, c’est-à-dire lorsque le taux de chômage est suffisamment faible pour que les entreprises se voient obligées de "débaucher" des candidats dans d'autres entreprises plutôt que de recruter des personnes sans emploi. La négociation laisse alors plus de place à la question du salaire, puisqu'un salarié va généralement quitter un emploi pour en trouver un autre, mieux rémunéré. D'autant plus que la question du mouvement inter-entreprises est le premier facteur des hausses des salaires ; c'est à l'occasion d'un changement d'emploi que les véritables progressions ont lieu, bien plus qu'en attendant les augmentations de salaires des personnes qui restent en poste. Il faut donc un état de "tension" suffisant dans le marché du travail pour que les employeurs soient contraints d'en passer par les hausses de salaires. Et derrière la baisse du chômage américain, une autre statistique permet d'appréhender la situation : il s'agit du nombre d'offres disponibles par personne sans emploi :

Ce n'est que depuis un an environ que le seuil de tension dans le marché du travail a rejoint son niveau d'avant crise. C'est donc maintenant que la progression des salaires pourrait se mettre en place, progressivement. Si la FED fait correctement son travail au cours des prochains mois et des prochaines années, ce qui devient une vraie question.

Le second point concerne la productivité. Une entreprise peut mieux payer un employé si celui-ci a une productivité horaire qui augmente. Or, les gains de productivité se réalisent par l'investissement ; soit via le capital humain (le niveau de formation du salarié), soit par la productivité issue de l'investissement des entreprises. Or, les années de crise ont vu les niveaux d'investissement s'effondrer, ce qui a conduit l'économie américaine à subir une période de sous-investissement qui se traduit aujourd'hui par de faibles gains de productivité.

Ainsi, et au final, on peut constater que ce constat froid de salaires qui progressent trop faiblement a encore tout à voir avec la crise. Ce sont des stigmates d'une crise mal gérée, ou, du moins gérée bien trop timidement.

Quelles sont les conséquences de cette situation pour l'Europe, et notamment pour la France ? Les salaires sont-ils voués à une progression faible ?

L'Europe est dans une logique totalement différente de celle des pays évoqués plus haut. Le continent européen produit une politique économique dont l'objectif est la baisse des coûts salariaux, qui peut être aussi appelée "dévaluation interne". Même si la désignation de cet objectif peut faire polémique, il n'est en rien caché par les institutions européennes. On peut notamment prendre l'exemple d'un rapport publié par la Banque centrale européenne, en ce début d'année 2017, qui pointe le problème des accords collectifs dans certains pays d'Europe. Ces accords empêchent les ajustements salariaux souhaités, en gros parce que les syndicats font leur travail, et ce, malgré des taux de chômage élevés. C’est-à-dire que la pression à la baisse qui devrait normalement s'exercer sur les salaires, justement en raison de taux de chômage élevés, est bloquée par ces accords collectifs. D’où la nécessité d'affaiblir ces dispositifs, pour faire baisser les salaires. C'est d'ailleurs une proposition qui a été reprise par certains candidats à la présidentielle française. Dès lors, on peut comprendre que la problématique de la trop faible progression des salaires aux États Unis n'est vraiment pas le problème qui occupe aujourd'hui les institutions européennes, qui, par choix, préfèrent voir les salaires baisser pour que ceux-ci s'ajustent à une trop faible croissance en Europe, plutôt que de faire comme aux États Unis, c’est-à-dire de relancer la demande pour que celle-ci puisse absorber de nouveaux salariés ou des hausses de salaires. Ainsi, avant que l'Europe ne se pose la question de la trop faible hausse des salaires, il faudra déjà que la stratégie économique européenne soit totalement transformée. Si tel était le cas, il faudrait encore des années pour voir les fondamentaux que sont le plein emploi et la reprise de l'investissement jouer leur rôle de moteur dans la progression des salaires.

Quels sont les remèdes à mettre en place ? Quelles sont les forces économiques à déployer permettant de remettre le taux de croissance des salaires à un niveau "satisfaisant" ?

Il s'agit d'un système d'entraînement. Une économie, comme la France, dispose d'un potentiel, des usines, des salariés, des infrastructures etc…ce potentiel, c'est l'offre. Pour que ce potentiel tourne à plein régime, il faut que la demande soit au même niveau. Donc, seule une politique de la demande peut permettre à un pays d'exploiter tout son potentiel. En l'occurrence, l'économie française est en sous régime permanent depuis bientôt 10 ans. Il n'y a donc aucun risque de voir le total de la masse des salaires progresser de manière "satisfaisante". La question est donc de savoir quels sont les leviers pour accélérer la demande. Le premier est la politique budgétaire, mais celle-ci produit des déficits et de la dette, ce qui n'est pas forcément la meilleure solution au regard des fondamentaux actuels du pays. Reste le deuxième outil, le plus efficace, qui est celui de la politique monétaire. Et puisque la question ici posée concerne les salaires, il suffit de faire le lien entre la croissance des salaires et celle de l'inflation. Lorsque l'on parle de l'inflation, on pense le plus souvent aux prix du pétrole ou du panier de la ménagère, mais ce que regardent les Banques centrales, ce sont surtout les salaires. Parce que ce sont les hausses des salaires qui aliment la hausse des prix. Sans entrer dans le détail des mécanismes, il y a donc un lien entre la faible inflation enregistrée en Europe au cours de ces dernières années, et l'anémie du marché du travail.

Dans ce cadre, la BCE pourrait très bien décider de pousser la demande européenne à un niveau beaucoup plus important pour permettre un rattrapage, ce qui pousserait le niveau d'activité, et ferait baisser le niveau de chômage. Parce que ce qui caractérise la crise que nous vivons depuis 10 ans, c'est son extraordinaire violence. De simples mesurettes ne suffiront donc pas à refaire tourner une courroie d'entraînement dont le premier engrenage est très lourd. Pour que cela soit possible, et comme l'indiquait un récent rapport de recherche consacré aux fondamentaux de l'inflation : "Puisque la tendance de l'inflation est d'abord déterminée par son propre historique, l'implication est que les dirigeants vont devoir surpasser leur objectif afin de ramener l'inflation à son niveau cible". L'implication pratique de cette affirmation est que la BCE va devoir "surpasser" son objectif d'inflation (proche mais inférieur à 2%) pour arriver à normaliser la situation. Il faut déborder du cadre habituel. En d'autres termes, le trou creusé par la crise ne peut être rebouché en suivant une politique conventionnelle, il va falloir combler ce trou en usant d'outils exceptionnels, et en acceptant de sortir du cadre. Ce que les Français ne savent sans doute pas, c'est que l'économie française pourrait supporter une croissance très forte (que l'on peut envisager entre 3% et 4%) avant de revenir à son plein potentiel, et retrouver sa croissance de croisière mais qu'une telle solution nécessite une forte action de la BCE. La question n'est pas de savoir si cela est techniquement possible, mais de savoir si cette solution est celle qui pourrait être choisie, politiquement.

Et ce "vice" est désormais présent aux États-Unis. Parce que la FED est entrée dans une voie de normalisation de sa politique depuis ces derniers mois, ce qui a été illustré une nouvelle fois par son relèvement des taux la semaine dernière. Or, il y a bien une asymétrie qui est en cours. La FED a accepté une longue période de crise et une inflation inférieure à 2% pendant un moment long. Pour équilibrer la situation, il serait donc opportun de laisser l'inflation progresser à un rythme supérieur à ce chiffre de 2%, pour en arriver à une moyenne, sur l'ensemble de la période de 2%. Or ce n'est pas ce qui est fait, comme a pu l'indiquer le président de la Fed de Minneapolis, Neel Kashkari ce 17 mars :  "En se concentrant sur nos actions plutôt que sur nos paroles, en réalité, nous traitons les 2% comme un plafond et non comme une cible. Je ne suis pas nécessairement opposé à un plafond d'inflation. La Banque centrale européenne a un plafond de 2% plutôt qu'une cible symétrique. Cependant, je suis opposé au fait de dire que nous avons une cible alors que nous nous comportons comme s'il s'agissait d'un plafond."

Or, la différence entre une cible et un plafond est fondamentale. Un plafond signifie que "jamais" l'inflation ne devra être supérieure à 2%, ce qui correspond à une protection du capital en béton armé. La seule variable d'ajustement est alors le travail, à travers le taux de chômage et les salaires. A l'inverse, une "cible" correspond à une attitude où l'inflation peut varier autour des 2%, dans les deux sens, pour ce que chiffre corresponde à une moyenne. Ce qui revient à faire payer le travail et le capital de façon égalitaire lorsqu'une crise survient. L'attitude de l'ensemble des Banques centrales des pays occidentaux a consisté à faire du plafond la doctrine centrale (et la BCE ne fait même pas semblant) ;il est donc simplement logique que les égalités progressent. Les chocs sont toujours assumés par les mêmes. 

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