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Les étranges secrets de L'Iliade et L'Odyssée : pourquoi les premiers chefs-d'oeuvre de la littérature occidentale intriguent-ils tant les érudits ?
©Pixabay

Bonnes feuilles

Avez-vous déjà réussi à mémoriser deux paquets de cartes en moins de cinq minutes? Un poème de cinquante vers en quinze minutes? Une liste de mille chiffres aléatoires en cinq minutes? Non? C'est pourtant à la portée de tout le monde ! Cet ouvrage insolite, à la fois ludique et d'une rare intelligence scientifique, retrace la surprenante histoire de la mémoire à travers les civilisations et en explore le fonctionnement. Extrait de "L'art et la science de se souvenir de tout" de Joshua Foer aux Editions Flammarion (2/2).

Joshua Foer

Joshua Foer

Joshua Foer est un journaliste indépendant. Il  écrit pour le New York Times, le Washington Post et Slate.

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Pendant la majeure partie de l’histoire humaine, transmission culturelle a signifié transmission orale. La poésie, relayée de bouche à oreille, était le médium principal du passage de l’information à travers l’espace et les générations. Et elle ne servait pas qu’à raconter des histoires plaisantes ou édifiantes, ou à faire travailler l’imagination. Elle représentait, d’après le spécialiste de lettres classiques Eric Havelock, «une immense mine de savoir utile, une sorte d’encyclopédie de l’éthique, de la politique, de l’histoire et de la technologie que tout véritable citoyen devait assimiler comme noyau central de son matériel éducatif». Les grandes œuvres orales transmettaient un héritage culturel commun qui était partagé non pas grâce à des bibliothèques, mais dans les cerveaux.

Les mémorisateurs professionnels ont existé dans toutes les cultures orales du monde, transmettant leur héritage de génération en génération. En Inde, une classe entière de prêtres avait pour mission de mémoriser les Veda pour les restituer avec une fidélité parfaite. En Arabie préislamique, des mémorisateurs officiels qu’on appelait les raoui étaient souvent attachés aux poètes. Les enseignements de Bouddha furent transmis pendant quatre siècles par une chaîne orale ininterrompue, avant d’être consignés par écrit au Sri Lanka au Ier siècle avant J.-C. Et pendant des siècles et des siècles, un groupe de magnétophones humains qu’on appelait les tannaïm (littéralement les «récitateurs») gardèrent en mémoire la loi orale de la communauté juive.

Les plus célèbres œuvres orales de la tradition occidentale – et les premières à avoir été rigoureusement étudiées – furent l’Iliade et l’Odyssée d’Homère. Ces deux poèmes, peut-être les premiers à avoir été écrits en grec, ont longtemps été considérés comme des archétypes absolus, des chefs-d’œuvre auxquels toute littérature devait s’apparenter. En même temps, ils intriguaient les érudits. Les premiers critiques modernes remarquèrent que ces textes étaient qualitativement différents de tout ce qui les suivait – et même un peu étranges. D’abord, leur façon de faire référence aux personnages était bizarrement répétitive. Ulysse était toujours «Ulysse le rusé». Aurore était systématiquement «Aurore aux doigts de rose». Quelle raison l’auteur de ces textes pouvait-il avoir eu d’écrire ainsi? Parfois les épithètes sonnaient complètement faux. Pourquoi appeler l’assassin d’Agamemnon «l’irréprochable Égisthe»? Pourquoi dire d’Achille qu’il est Achille aux pieds légers» même quand il est assis? Et pourquoi évoquer une Aphrodite «aux yeux rieurs» même quand elle est en larmes? Sur le plan structurel et thématique, l’Iliade et l’Odyssée étaient aussi étrangement stéréotypés, sinon carrément prévisibles. Certaines unités narratives – la formation des armées, les combattants héroïques ou les défis entre valeureux adversaires, par exemple – se retrouvaient à l’identique tout au long du texte, ne changeant que de noms de personnages et de circonstances. Dans ces œuvres si finement construites, si réfléchies que sont les épopées homériques, ces bizarreries semblaient difficiles à expliquer.

Au cœur du problème que ces textes fondateurs posaient aux érudits, il y avait aussi deux questions fondamentales. D’abord, comment la littérature grecque avait-elle pu naître ex nihilo avec deux chefs-d’œuvre? Sans doute un certain nombre de récits moins parfaits avaient-ils dû faire leur apparition auparavant – pourquoi ne restait-il que l’Iliade et l’Odyssée? Ensuite, qui était vraiment leur auteur? Ou alors s’agissait-il de plusieurs auteurs? L’histoire n’avait pas conservé la moindre trace d’Homère; il n’existait aucun texte biographique le concernant, excepté quelques allusions incluses dans les épopées elles-mêmes.

Jean-Jacques Rousseau fut l’un des premiers commentateurs à penser qu’Homère n’avait peut-être pas été un auteur au sens moderne du terme, c’est-à-dire un individu qui se serait assis à sa table pour écrire une histoire qu’il aurait ensuite offerte au public. Dans son Essai sur l’origine des langues de 1781, le philosophe suisse note que l’Iliade et l’Odyssée «restèrent longtemps écrits seulement dans la mémoire des hommes; ils furent rassemblés par écrit assez tard et avec beaucoup de peine». Mais son enquête sur le sujet n’alla pas beaucoup plus loin. Robert Wood, un diplomate et archéologue anglais du XVIIIe siècle, écrivit de son côté qu’Homère était illettré et que son œuvre avait forcément été transmise par voie orale. C’était une théorie révolutionnaire, mais Wood ne fut pas en mesure de l’étayer par une hypothèse concluante. Il n’expliqua pas, notamment, comment Homère et ses successeurs avaient pu réaliser l’exploit de mémoriser les deux textes pour les conserver.

En 1795, le philologue allemand Friedrich August Wolf émit pour la première fois l’idée que l’Iliade et l’Odyssée n’étaient pas l’œuvre d’un auteur unique dénommé Homère. Il s’agissait plutôt, affirma-t-il, d’un ensemble plus ou moins homogène de chants versifiés transmis de génération en génération, pendant plusieurs siècles, par d’innombrables bardes grecs – et transcrit beaucoup plus tard sous sa forme définitive.

En 1920, Milman Parry, un étudiant de l’université de Berkeley qui avait tout juste dix-huit ans, choisit le problème de la paternité de l’œuvre d’Homère comme sujet de mémoire de maîtrise. Il avança l’idée que si les épopées d’Homère ne correspondaient à aucune forme de littérature connue, c’était bel et bien parce qu’elles ne ressemblaient à aucune forme de littérature connue. Parry avait découvert ce qui avait échappé à Wood et à Wolf: la preuve que les poèmes homériques avaient été transmis par voie orale était là, sous nos yeux, dans les textes eux-mêmes. Toutes ces bizarreries stylistiques qui rendaient tant de lecteurs perplexes – les éléments narratifs trop convenus et trop récurrents, les épithètes bizarrement répétitives comme «Ulysse fécond en ruses» ou «Athéna aux yeux pers» – étaient en réalité des sortes de preuves matérielles de la méthode de fabrication des poèmes – l’équivalent des empreintes de pouce laissées par le potier sur l’objet qu’il fabrique. Et elles étaient là comme soutien mnémonique, pour aider les bardes à suivre la métrique et la forme des vers, et à se souvenir de l’essence des épopées. Le plus grand poète de l’Antiquité, affirma Parry, s’inscrivait en fait «dans la longue tradition des poètes oraux qui (…) composaient sans l’aide de l’écriture».

Extrait de L'art et la science de se souvenir de tout de Joshua Foer aux Editions Flammarion

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