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Devenir champion du monde de mémorisation en quelques mois ? C'est possible... sous certaines conditions
©JeanneMenjoulet&Cie / Flickr

Bonnes feuilles

Avez-vous déjà réussi à mémoriser deux paquets de cartes en moins de cinq minutes? Un poème de cinquante vers en quinze minutes? Une liste de mille chiffres aléatoires en cinq minutes? Non? C'est pourtant à la portée de tout le monde ! Cet ouvrage insolite, à la fois ludique et d'une rare intelligence scientifique, retrace la surprenante histoire de la mémoire à travers les civilisations et en explore le fonctionnement. Extrait de "L'art et la science de se souvenir de tout" de Joshua Foer aux Editions Flammarion (1/2).

Joshua Foer

Joshua Foer

Joshua Foer est un journaliste indépendant. Il  écrit pour le New York Times, le Washington Post et Slate.

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Buzan tenait beaucoup à me faire accepter l’idée que sa propre mémoire ne cessait jamais de s’améliorer, même à l’âge respectable qui était le sien. «Les gens supposent que le déclin de la mémoire va de pair avec le vieillissement humain, me dit-il. Et qu’il est donc naturel. Mais c’est une erreur de logique, car les choses qui nous paraissent normales ne sont pas forcément naturelles. La véritable cause du déclin de la mémoire que nous observons dans notre société, c’est le régime parfaitement anti-athlétique que nous imposons à notre cerveau. Imaginez que vous prépariez une personne pour les Jeux olympiques en l’obligeant à boire dix cannettes de bière et à fumer cinquante cigarettes par jour, à aller au boulot en voiture, à avoir peut-être, une fois par mois, une activité physique violente et néfaste pour le corps, et à passer tout le reste de son temps à regarder la télévision. Vous étonneriez-vous qu’elle ne réussisse pas très bien aux épreuves olympiques? Voilà exactement l’attitude que nous avons avec notre cerveau. Avec notre mémoire.»

Je bombardai alors Buzan de questions: l’apprentissage de ces techniques mnémoniques était-il difficile? Comment les concurrents s’entraînaient-ils? À quelle vitesse leur mémoire progressait-elle? Ces techniques se montraient-elles utiles dans la vie courante? Si elles étaient aussi simples et efficaces qu’il le prétendait, pourquoi n’en avais-je jamais entendu parler? Pourquoi n’étaient-elles pas utilisées par tout le monde?

«Vous savez quoi? finit-il par répliquer. Au lieu de m’interroger comme ça, vous devriez tenter l’expérience.

—Quel entraînement devrait suivre un type comme moi, en théorie, pour participer au Championnat des États-Unis de mémorisation?

—Si vous visiez les trois premières places, vous feriez bien de vous entraîner une heure par jour, six jours par semaine. Avec un tel programme, vous auriez de très bons résultats. Si vous aviez l’intention de participer au championnat du monde, vous devriez consacrer trois à quatre heures par jour à l’entraînement pendant les six mois qui précèdent la compétition. C’est plus lourd.»

Plus tard ce matin-là, pendant que les concurrents s’efforçaient de mémoriser «La trame de mon être», Buzan me prit à part, posa une main sur mon épaule et me demanda: «Vous vous souvenez de notre petite conversation de tout à l’heure? Réfléchissez-y. Le type que vous verrez là-bas dans un moment, sur l’estrade, le champion de mémorisation des États-Unis, l’année prochaine ce pourrait être vous.»

Je profitai de la pause entre l’épreuve du poème et celle des noms et des visages pour sortir de l’immeuble Con Edison et échapper un moment à l’atmosphère étouffante de vestiaire qui régnait dans la salle de compétition. Sur le trottoir, je retrouvai Ed Cooke, le mnémoniste anglais muni d’une canne, et son acolyte, le grand maître autrichien de mémorisation (et grand échalas) Lukas Amsüss. Ils étaient en train de se rouler des cigarettes.

Ed était sorti de la fac d’Oxford au printemps précédent, diplômé en psychologie et philosophie avec mention très bien. Il m’expliqua qu’il avait deux projets en tête: soit écrire un livre qu’il intitulerait «L’Art de l’introspection», soit faire une thèse de sciences cognitives à Paris où il menait déjà, à cette période, des recherches pour le moins originales dont la finalité était de «donner aux gens le sentiment de rétrécir et de ne plus mesurer que 10þ% de leur taille normale». Il travaillait aussi à ses heures perdues à l’invention d’une nouvelle couleur – «mais pas juste une nouvelle couleur, à vrai dire, plutôt une façon entièrement nouvelle de considérer la couleur».

Lukas était étudiant en droit à l’université de Vienne et se présentait comme l’auteur d’un opuscule intitulé Comment être trois fois plus intelligent que votre Q.I.. Adossé au mur de l’immeuble Con Edison, il essaya de justifier devant nous le résultat lamentable qu’il avait obtenu à l’épreuve des mots aléatoires: «Jamais je n’avais entendu les mots anglais yawn et aisle, se plaignit-il avec un fort accent autrichien. Comment aurais-je pu les mémoriser?!»

Ed et Lukas étaient alors respectivement onzième et neuvième au classement mondial des meilleurs mnémonistes. Ils étaient aussi les seuls grands maîtres de mémorisation présents ce jour-là au championnat des États-Unis. Et les seuls concurrents en costume cravate (plus les tongs aux pieds pour Ed). Ils ne tardèrent pas à me parler, comme ils le faisaient avec quiconque voulait bien les écouter, de leur intention de tirer financièrement profit de leur célébrité de mnémonistes, un jour, en créant un «gymnase de la mémoire» qu’ils baptiseraient l’Oxford Mind Academy. L’idée sous-jacente était que leurs clients – surtout des cadres dirigeants de grosses sociétés, espéraient-ils – ne demanderaient pas mieux que de payer, et cher, pour pratiquer des exercices mentaux avec des coachs personnels. Dès que le monde serait correctement informé des avantages du développement de la mémoire, s’imaginaient encore Ed et Lukas, le pognon commencerait à tomber du ciel. «Parce qu’au fond, précisa Ed, nous cherchons à réhabiliter l’éducation occidentale.

—Que nous jugeons dégénérée», renchérit Lukas.

Ed m’expliqua que sa présence aux compétitions de mémorisation participait de ses efforts pour élucider les secrets de la mémoire humaine. «Je pense qu’il y a deux façons de démêler le fonctionnement du cerveau, affirma-t-il. La première, c’est la psychologie empirique: on examine ça de l’extérieur et on prend des tas de mesures différentes sur des tas de gens différents. La seconde façon de travailler découle de l’idée très logique que la performance optimale d’un système dit quelque chose de la conception même de ce système. Le meilleur moyen de comprendre la mémoire humaine, c’est donc peut-être de faire de gros efforts pour l’optimiser – avec des tas d’individus brillants, dans l’idéal, et dans des conditions où ils disposent d’un feed-back rigoureux et objectif sur leurs performances. Voilà à quoi sert le circuit compétitif de la mémorisation.»

Le championnat était à peu près aussi excitant à observer que les épreuves du baccalauréat. Immobiles sur leurs chaises, les concurrents contemplaient silencieusement les imprimés qui leur étaient remis, puis ils gribouillaient leurs réponses sur des feuilles de papier qu’ils tendaient ensuite sans un mot aux juges. Après chaque manche, les scores étaient prestement calculés et affichés sur un écran à l’avant de la salle. Hélas pour le journaliste désireux d’écrire un article sur ce championnat national, le «sport» de la mémorisation ne suscitait aucune des émotions fortes ressenties par les spectateurs d’un match de basket… ou même d’un tournoi d’orthographe. Il était parfois difficile de savoir si les concurrents étaient juste très concentrés ou endormis. J’en vis bien quelques-uns se prendre la tête à deux mains et se masser spectaculairement les tempes, tapoter le lino du pied non sans vivacité ou regarder dans le vide, l’air hagard, après avoir été éliminés au terme d’une épreuve, mais la tension dramatique se trouvait pour l’essentiel à l’intérieur de leurs têtes.

Une pensée troublante s’imposa à moi – au premier plan de mon cerveau, me sembla-t-il – tandis qu’installé au fond de la salle de conférences, je regardais ces êtres humains qui se disaient normaux accomplir leurs énigmatiques acrobaties mentales: à vrai dire, je ne savais rien du fonctionnement de ma mémoire. Le «premier plan de mon cerveau», d’ailleurs, cela avait-il seulement une signification? Le frisson du questionnement me saisit et je commençai à m’interroger sur des choses dont je ne m’étais jamais beaucoup soucié jusqu’alors, mais qui me paraissaient tout à coup très importantes. Un souvenir, c’était quoi au juste? Comment se créait-il? Comment était-il stocké? J’avais vécu les vingt-cinq premières années de ma vie avec une mémoire apparemment si fiable, au fonctionnement tellement fluide, que je n’avais jamais eu de raison de m’arrêter pour m’interroger sur ses mécanismes internes. Maintenant que j’y songeais, pourtant, ma mémoire n’était pas si fiable que ça. Elle me faisait complètement défaut pour certains trucs et réagissait beaucoup trop bien pour d’autres. Elle présentait des tas de bizarreries inexplicables. Dans le métro, en début de matinée, j’avais eu le cerveau pris en otage par une insupportable chanson de Britney Spears qui m’avait obligé à passer l’essentiel du trajet à marmonner des comptines de Hanouka pour déloger la chanteuse de mon esprit. D’où venait ce genre de phénomène?

Quelques jours plus tôt, alors que je voulais parler à un ami d’un écrivain que j’admirais beaucoup, je n’avais pu me rappeler que la première lettre de son nom de famille – rien d’autre. Comment expliquer cela? Pourquoi n’avais-je pas le moindre souvenir de mon existence avant l’âge de trois ans? Pourquoi, par-dessus le marché, étais-je incapable de me souvenir de ce que j’avais avalé la veille au petit déjeuner, alors que je pouvais citer très précisément les aliments que j’étais en train de manger quatre ans plus tôt – Coco Pops, café, banane –, au moment où j’apprenais qu’un avion venait de s’écraser sur l’une des Tours jumelles? Et pourquoi oubliais-je sans cesse pourquoi je venais d’ouvrir la porte du frigo?

Extrait de "L'art et la science de se souvenir de tout" de Joshua Foer aux Editions Flammarion

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