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Comment les coopératives agricoles ont ubérisé le foie gras
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L'épidémie se propage

La marge de manœuvre du coopérateur est très faible. Il est en réalité pieds et poing liés à la coopérative, qui dispose d’un pouvoir immense sur ses producteurs.

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe est le fondateur du cabinet Parménide et président de Triapalio. Il est l'auteur de Faut-il quitter la France ? (Jacob-Duvernet, avril 2012). Son site : www.eric-verhaeghe.fr Il vient de créer un nouveau site : www.lecourrierdesstrateges.fr
 

Diplômé de l'Ena (promotion Copernic) et titulaire d'une maîtrise de philosophie et d'un Dea d'histoire à l'université Paris-I, il est né à Liège en 1968.

 

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Les coopératives agricoles se sont entourées de tout un bla-bla social et solidaire dont les bobos aiment faire des gorges chaudes. La réalité est un peu différente: partout où elles sévissent, les coopératives agricoles deviennent des monstres beaucoup plus cyniques que les entreprises capitalistes, avec d’autant moins de foi et de loi que le faux nez social et solidaire donne bonne conscience à tous ceux qui en tirent profit.

Le bla-bla social et solidaire des coopératives agricoles

Officiellement, la coopérative agricole est le lieu du bonheur. Voici d’ailleurs comment le site de la coopération agricole présente ce montage:

"Ainsi, les agriculteurs-coopérateurs sont à la fois "co-propriétaires" de leur entreprise, ses clients en produits d’approvisionnement (fertilisation et protection des cultures, alimentation animale), ses fournisseurs en productions animales ou végétales et des entrepreneurs solidaires exigeants : en calibrant ensemble leur offre en quantité et en qualité selon les attentes des marchés, en mutualisant les risques et les charges, en investissant collectivement notamment dans des filières agroalimentaires. Près d’un tiers des marques alimentaires présentes en grandes surfaces sont issues de groupes coopératifs.
Quelles que soient leurs tailles ou les filières agricoles qu’elles valorisent, les coopératives agricoles agissent pour l’économie réelle des territoires en privilégiant le long terme et la transmission de l’entreprise de génération en génération d’agriculteurs."

On en pleurerait d’émotion et d’admiration! C’est d’ailleurs au nom de ce bla-bla pharisien que les dirigeants de ce petit système bien monté justifient les avantages fiscaux dont ils bénéficient par rapport aux méchants capitalistes avec qui ils ne fraient pas parce qu’ils sont moins exigeants qu’eux.

Les avantages fiscaux qui vont bien

En France, on le sait, à quelque chose leçon de vertu est toujours bonne. C’est d’ailleurs pourquoi tant d’acteurs de l’économie dans notre pays dénoncent le libéralisme inhumain et prônent des valeurs supérieures: il y a toujours un lézard qui se cache sous la pierre de vertu.

Philippe Mangin, président de Coop de France, avait ainsi expliqué à des parlementaires en 2011 pour quelle raison il fallait préserver l’exonération partielle d’impôt sur les sociétés pour les coopératives agricoles:

"L’étude a particulièrement mis en valeur le fort taux de redistribution de leurs résultats à leurs adhérents et l’importance des investissements économiques pour assurer proximité et durabilité du développement des coopératives en zone rurale."

Tant de générosité vous perdra, messieurs les coopérateurs.

Un cynisme sans foi ni loi

Ah! la démocratie coopérative… un paysan, une voix, l’engagement durable, etc. On adore!

Mais quand on gratte un peu, un autre monde apparaît. Prenons l’exemple de la filière foie gras, qui défraie la chronique avec la grippe aviaire.

La plupart des canards abattus du fait de l’épidémie sont ordinairement fournis par la coopérative agricole Vivadour, dont l’histoire officielle ressemble à un conte de fées:

"VIVADOUR est née de la volonté des hommes dirigeant les trois coopératives de Plaisance, Le Houga et Masseube. De cet acte fondateur a émergé un projet cohérent, tourné vers le développement de l’agriculture d’un territoire. Au départ, ce sont des valeurs communes qui rapprochent, des principes forts partagés, qui jalonnent un parcours : Agir dans l’intérêt des exploitations agricoles; c’est-à-dire comprendre ce qui fait leur diversité dans une région où le maïs côtoie la vigne, les semences tutoient les volailles et où les céréales et les bovins apparaissent dès que l’eau se raréfie. (…)"

N’en jetez plus…

En parcourant le site Internet de Vivadour, on comprend cependant très vite que ces "valeurs communes" n’empêchent pas des arrangements avec le siècle. L’une des filiales de Vivadour n’est autre que Sud-Ouest Accouvage, ainsi présentée:

"crée en 2007,  constitue la nouvelle source d’approvisionnement en canetons et oisons pour les adhérents de Vivadour et Maïsadour. Sud-Ouest Accouvage permet de relocaliser une partie de la production de canetons dans le Sud-Ouest.
Les palmipèdes gras sont transformés et commercialisés par Delpeyrat, notre partenaire aval pour la majorité de notre production."

Et là, on commence à comprendre que Vivadour est, pour le foie gras, une opération d’optimisation fiscale au service d’une marque tout à fait capitaliste: Delpeyrat, qui bénéficie d’une production de canards défiscalisée grâce à ce montage.

Des conglomérats capitalistes, mais défiscalisés

Delpeyrat n’est d’ailleurs pas le seul bénéficiaire de cet édifice complexe. Le site Vivadour n’est pas avare de confidences sur les prospères affaires de la coopérative:

Et là, on comprend que la coopérative agricole Vivadour, alias MVVH pour les intimes, prend des participations dans des groupes capitalistes, fait des acquisitions exactement comme un groupe capitaliste, et crée des filiales comme si de rien n’était. Tout ceci, bien entendu, au nom du principe d’un homme une voix et avec une joyeuse défiscalisation.

Vivadour et l’ubérisation du foie gras

MVVH emploie aujourd’hui plus de 800 salariés… mais sa composante coopérative demeure. Avec une particularité qu’il faut bien comprendre: les coopérateurs de Vivadour ont, avec leur coopérative, un rapport extrêmement proche que celui qu’un chauffeur Uber peut avoir avec l’application. En apparence, il est libre, mais en fait, il est subordonné.

Plus fort qu’Uber, la coopérative parvient à faire croire que ses petits producteurs sont aussi ses propriétaires, alors qu’elle les a transformés en simple prestataires de service.

Dans la chaîne de production du foie gras, Vivadour assure par exemple l’accouvage des canetons. Pour produire du foie gras, il faut en effet des canards mâles. C’est la filiale Sud-Ouest Accouvage qui est chargée d’assurer la production nécessaire à l’engraissage du canard. Les éleveurs engraisseurs de canards membres de la coopérative sont obligés de se fournir en canetons auprès de Sud-Ouest Accouvage. Une fois les canards engraissés, les mêmes éleveurs sont obligés de les vendre à Vivadour, pour que Delpeyrat les transforme en foie gras.

Autrement dit, la marge de manoeuvre du coopérateur est très faible. Il est en réalité pieds et poing liés à la coopérative, qui dispose d’un pouvoir immense sur ses producteurs. Ceux-ci ne disposent d’aucun contrat qui les lie à la coopérative, et leur prestation de services peut s’arrêter sans aucune possibilité de recours. Si, par mesure de rétorsion, la coopérative décide de bannir un producteur et de ne pas lui acheter ses canards une fois engraissés (menace agitée vis-à-vis de tous les récalcitrants), celui-ci a peu d’espoir de s’en sortir.

Bref, le marché est ubérisé.

Comment Vivadour concurrence ses propres producteurs

Les coopératives agricoles sont allées bien plus loin en arrière, dans le respect des producteurs, qu’Uber dans le respect des chauffeurs. Les coopératives ont en effet organisé une mise en concurrence entre les producteurs locaux dont elles se présentent comme l’émanation naturelle, et les sites agricoles dans lesquels elles ont investi à l’étranger.

Voici la carte des implantations étrangères de Maïsadour, autre membre, avec Vivadour, de la holding MVVH:

On le voit, le groupe, Delpeyrat compris, produit en France, mais aussi dans tous les pays d’Europe et dans de nombreux pays du monde. Les contribuables français sont heureux d’apprendre que les coopératives agricoles profitent d’une fiscalité favorable en France pour délocaliser et pour mettre les producteurs français en concurrence avec des agriculteurs habitant des pays où le Code du Travail n’existe pas.

Ce serait d’ailleurs intéressant d’enquêter sur les conditions de travail et de production proposées, dans ces pays, par un groupe qui, en France, donne des leçons de vertu.

Dans le cas du foie gras, la mise en concurrence est faite avec des producteurs bulgares ou polonais, dont le groupe importe les foies gras à bas prix, pour un reconditionnement en France, qui permet d’afficher "foie gras français".

Crédit Agricole et coopératives agricoles main dans la main

Comme toujours dans le monde agricole, le Crédit Agricole n’est pas loin. Il est même le banquier social et solidaire de toutes ces opérations crypto-capitalistes.

En 2008, par exemple, Vivadour a signé une convention avec le Crédit Agricole pour financer les bâtiments de la filière foie gras. Mais… Vivadour trouve encore des députés pour croire au poids de chaque coopérateur face à cette immense machine financiaro-industrielle qui l’a ubérisé.

Le contribuable français, dindon de la farce

Les contribuables français, qui sont accablés quotidiennement de reportages sur l’évasion fiscale pratiquée par les entreprises capitalistes, seront heureux de savoir que l’économie sociale et solidaire peut, pour sa part, la pratiquer librement et tout à fait légalement. Les exonérations fiscales dont les coopératives agricoles bénéficient sont aujourd’hui utilisées pour dégrader jour après jour la condition des paysans français, pour délocaliser des activités qui pourraient être menées en France, et pour inonder nos marchés de produits agricoles venus de l’étranger et de qualité peu contrôlée.

C’est le cas du foie gras venu de Pologne ou de Bulgarie.

Cet article est également consultable sur le blog d'Eric Verhaeghe

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