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"Je parle donc je suis" : la parole, cet instrument de pouvoir trop souvent négligée
©Reuters

Bonnes feuilles

Mon seul recours, mon seul secours. Maîtrisant médiocrement les arts sociaux, voire inapte à la plupart, j’ai toujours perçu la parole comme l’unique alliée dont je pouvais disposer. De sorte qu’une fois compris ces manques et cette chance, je n’ai pas cessé de réfléchir sur elle, sa puissance, la preuve d’existence qu’elle procure, le pouvoir qu’elle donne, ses ambiguïtés aussi. Ce superbe et dangereux outil humain. Extrait de "La parole, rien qu'elle" de Philippe Bilger, aux Editions du Cerf (1/2).

Philippe Bilger

Philippe Bilger

Philippe Bilger est président de l'Institut de la parole. Il a exercé pendant plus de vingt ans la fonction d'avocat général à la Cour d'assises de Paris, et est aujourd'hui magistrat honoraire. Il a été amené à requérir dans des grandes affaires qui ont défrayé la chronique judiciaire et politique (Le Pen, Duverger-Pétain, René Bousquet, Bob Denard, le gang des Barbares, Hélène Castel, etc.), mais aussi dans les grands scandales financiers des années 1990 (affaire Carrefour du développement, Pasqua). Il est l'auteur de La France en miettes (éditions Fayard), Ordre et Désordre (éditions Le Passeur, 2015). En 2017, il a publié La parole, rien qu'elle et Moi, Emmanuel Macron, je me dis que..., tous les deux aux Editions Le Cerf.

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D’où, probablement, ce repli sur la parole mais pas n’importe laquelle. Je n’ai jamais été à l’aise avec l’utilitaire, la banale qui est précisément destinée aux échanges de convention et aux amabilités de façade.

En revanche, je me suis attaché à l’autre, celle qui élabore, structure, invente et fait exister qui s’en saisit. La stratégie et la tactique ne renvoient pas qu’à l’art militaire. On a le droit de les utiliser pour gérer le mieux possible, sur son champ intime de bataille, ce qui devra advenir de soi et comment, les aspirations, les rêves comme les modalités et les méthodes.

C’est ce que j’ai tenté de mettre en oeuvre en tirant toutes les conséquences de la sensation, de l’intuition, qui n’ont pas été immédiates mais progressives au fur et à mesure que je me décapais de l’enfance et de ses fragilités, d’une certaine aptitude de la parole, en tout cas d’un goût certain pour l’oralité perçue comme la chance exclusive d’une personnalité qui n’avait pas d’autre choix que cette plongée dans le langage.

À tort ou à raison, si j’ai tellement développé cette thèse que la parole vraie n’était que celle qui surgissait de soi comme une coulée d’être, un flux d’intensité vitale, cela tient au fait que, débarrassé des apparences de la technique et de l’illusion des recettes, je n’ai jamais cessé de m’appliquer à moi-même cette preuve, par un verbe créateur, de ma propre identité.

C’est qu’aussi je ne pouvais faire fond sur rien d’autre comme si, autour de ma parole, il y avait une terre brûlée, un désert rendant toute exploitation impossible. La pluralité des possibles s’était réduite, chez moi, en une seule réalité à laquelle j’avais à m’accrocher. Un peu d’être ou du néant.

Je parle donc je suis : ce détournement de la noblesse cartésienne ne m’a jamais quitté comme si accepter, fût-ce une seconde, de mettre en doute cette évidence si porteuse de sens pouvait me faire disparaître dans les oubliettes et me reléguer loin de ma source.

Cette exigence impérieuse d’extraire de la gangue souvent dérisoire le noyau dur de l’essentiel, cette obsession d’apposer, par le mot rêvant d’être définitif, sur le flot profus des conversations une marque décisive, cette volonté de structurer et de rendre le moins contingent possible le propos naturellement voué à l’absorption par le suivant, m’ont beaucoup nui.

Elles m’ont constitué trop souvent, dans les dîners, dans les scènes de la vie quotidienne à la vocation douce, familière et sans apprêt, comme un personnage abrupt, rogue, trop franc, vite énervé, ne supportant pas la longueur des récits ni l’insignifiance d’anecdotes interminables, prétendant couper court par une phrase d’airain au désordre ennuyeux d’échanges s’enivrant de leur platitude. J’ai de plus en plus perçu cette aspiration à l’emprise comme une infirmité puisqu’elle m’interdisait d’éprouver le moindre plaisir là où les autres trouvaient leur miel, jouissaient de l’opportunité de se sentir fraternels et rassemblés.

Il y avait cependant des moments de grâce quand soudain, au détour d’une pensée et d’une expression, le particulier s’enrichissait, s’alourdissait d’une forme d’universel qui créait un partage alors que le plus souvent on ne sait parler, même dans une sphère collective, que pour quelqu’un et pas pour tous.

Cette conception de la parole comme un pouvoir ne m’a jamais déserté. Sans doute n’ai-je pu satisfaire qu’ainsi, grâce à elle, la hantise d’une domination qui offrait le grand avantage de tout exiger de moi en me garantissant une emprise sur laquelle je n’aurais jamais à m’expliquer. Solitude, passion de la généralité surgissant du singulier, pour ouvrir des perspectives et imposer la rigueur d’une règle au réel fragmenté par chacun, désir de maîtrise et de conquête, mais par des moyens que la timidité n’entravait pas puisque la parole constituait la multitude, les personnes à convaincre en un être unique dont le visage était abstrait car fusionnant, en lui, l’infinité des faces ostensibles, indéchiffrables.

Cette manière d’être et de parler, si je consens à l’appréhender dans sa plénitude, m’a probablement réduit à la plus simple expression de moi-même.

Elle m’a contraint – je me suis abandonné avec délice à cette obligation – à fuir le badinage qui aurait rendu ridicules, inadaptés mes décrets péremptoires, ma forme désireuse d’identifier, sous l’éparpillement vain, le nécessaire. Elle m’a surtout condamné à une pauvreté affligeante pour le choix de mes sujets de prédilection ou de ceux qui, de la part des autres, étaient susceptibles de m’intéresser, m’impliquer. Art dans sa généralité, littérature, politique, justice, psychologie, analyse des êtres : c’était vraiment peu par rapport aux multiples sollicitations de la quotidienneté, au bagage utilitaire et opératoire dans lequel la plupart allaient puiser leur substance : voitures, appartements, gastronomie, cuisine, vins. La matière d’une quotidienneté, sur laquelle, par indifférence ou incompétence, je n’avais rigoureusement rien à affirmer, à expliquer.

Contrairement à la passion de l’homme d’aujourd’hui tout empressé à se vautrer dans le contingent parce qu’il trouve que le fondamental a un visage austère, presque rébarbatif.

La seule parole dont j’étais capable m’a toujours privé de la douce présence de la futilité.

Et mon sentiment d’ennui a été à la hauteur de ce manque.

Extrait de "La parole, rien qu'elle" de Philippe Bilger, aux Editions du Cerf

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