Quand la science russe déraille sous la pression du patriotisme imposé par Vladimir Poutine<!-- --> | Atlantico.fr
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Les scientifiques russes seraient eux aussi frappés par la paranoïa anti-occidentale que connaît le pays de Vladimir Poutine.
Les scientifiques russes seraient eux aussi frappés par la paranoïa anti-occidentale que connaît le pays de Vladimir Poutine.
©Reuters

Ingérences politiques et théorie du complot

Les recherches scientifiques seraient de plus en plus imprégnées par le complotisme anti-américain. L'IVG et les OGM, entres autres, vus sous un prisme politique nationaliste, menaceraient la Russie de sombrer dans une décadence comparable à celle qui emporterait l'Occident.

Guillaume Lagane

Guillaume Lagane

Guillaume Lagane est spécialiste des questions de défense.

Il est également maître de conférences à Science-Po Paris. 

Il est l'auteur de Questions internationales en fiches (Ellipses, 2021 (quatrième édition)) et de Premiers pas en géopolitique (Ellipses, 2012). il est également l'auteur de Théories des relations internationales (Ellipses, février 2016). Il participe au blog Eurasia Prospective.

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Atlantico : La communauté scientifique russe, qui compte 17 prix Nobel, serait imprégnée par le complotisme à en croire un article du site américain Foreign Policy. Plusieurs scientifiques russes reprendraient ainsi les positions officielles du Kremlin sur des sujets comme la promotion de l'IVG ou encore le préservatif, "conséquences de la culture de la débauche occidentale", et qui auraient pour objectif d'affaiblir la Russie. Ce type de discours est-il une nouveauté en Russie chez les scientifiques ? À partir de quand peut-on faire remonter ce phénomène ?

Guillaume Lagane : Ce type de discours est une nouveauté dans un pays réputé, notamment au temps de l'URSS, pour la qualité de ses scientifiques. N'oublions pas que l'Union soviétique a été pionnière dans l'exploration de l'espace ! Mais il a aussi sa part d'ancienneté, dans la mesure où science et politique se sont souvent mêlées en Russie. On ne peut pas ne pas songer au précédent soviétique, et en particulier à l'épisode Lyssenko. Dans les années 1940-1950, cet homme a séduit Staline et imposé une pseudo-science biologique remettant en question le poids de l'hérédité. Lyssenko se vantait de pouvoir fortement améliorer les rendements agricoles grâce une "science prolétarienne" qui s'opposait au consensus mondial de l'époque sur les théories de Gregor Mendel, qualifiées elles de "science bourgeoise". L'idéologie de Lyssenko promettait de modifier la nature, ce qui était en accord avec l'idéologie soviétique. Il est frappant à ce titre de voir que la figure de Lyssenko, qui a été condamnée par Khrouchtchev, retrouve aujourd'hui une étrange popularité en Russie.

Ces discours trouvent-ils une résonnance dans la politique menée par le gouvernement russe ?

La Russie a décidé d'interdire l'importation d'OGM et de préservatifs. Cette interdiction s'inscrit dans la guerre commerciale qui a commencé avec l'Occident au lendemain de la guerre en Ukraine en 2014. Officiellement, pour les OGM, l'objectif est de faire de l'économie russe un leader de l'agriculture bio. En réalité, ces produits étant d'origine anglo-saxonne (Monsanto pour les OGM, la marque britannique de préservatifs Durex), il s'agit de répliquer aux sanctions occidentales...

Cette interdiction s'inscrit aussi dans un climat intellectuel plus général où l'on voit des théories pseudo-scientifiques être plus présentes à la fois dans les médias russes et dans l'entourage du président Vladimir Poutine. Parmi elles, on peut rappeler la présence de théories selon lesquelles les OGM seraient un projet américain destiné à stériliser la population russe pour la réduire. D'autres théories donnent au préservatif un même rôle nocif. La population russe a de fait décliné depuis 1990, mais pour des raisons assez éloignées de l'usage des OGM et même des préservatifs.

Le Kremlin pourrait-il être à l'origine de telles théories du complot dans les recherches scientifiques, dans un souci de cohérence idéologique avec le pouvoir en place ?

Certaines de ces théories pseudo-scientifiques circulent dans l'entourage de Vladimir Poutine comme dans la société russe. La fin du communisme a libéré, dans beaucoup de pays de l'Est, les esprits d'une domination du rationalisme. Je pense à Radovan Karadzic, le criminel de guerre serbe qui s'était reconverti dans les médecines alternatives... S'agissant de Poutine, on sait que son chef de cabinet, Anton Vaino, est un partisan de théories un peu ésotériques, comme le nooscope, instrument permettant de comprendre en gros le fonctionnement de l'univers. Il est vrai également qu'il est difficile de passer dans les médias russes, en particulier à la télévision, où l'on voit Irina Yermakova, une biologiste qui voit dans les OGM une bio-arme américaine, si l'on ne dispose pas de l'onction du Kremlin. On sait aussi que les médias russes sont devenus les spécialistes du "fake news", c’est-à-dire des fausses informations et des théories du complot. Ils ont ainsi acquis une forte puissance puisqu'on sait qu'ils arrivent à modifier les opinions publiques et même les votes des pays occidentaux. 

On ne peut toutefois affirmer que le Kremlin est derrière les théories du complot qui imprègnent le milieu scientifique russe. Tout ce qu'on peut remarquer, c'est que l'idéologie que porte Poutine est elle-même marquée par l'ésotérisme et le mysticisme. Je renvoie au livre de Michel Eltchaninoff, Dans la tête de Vladimir Poutine, où l'auteur décrit bien la manière dont Poutine s'inspire de grands penseurs russes comme Vladimir Soloviev ou Nicolas Berdiaev qui ont critiqué l'Occident comme une civilisation dépourvue de toute spiritualité et oubliant le rapport mystique entre l'homme et la nature que la Russie au contraire était appelée à réconcilier.

Dans son rapport à l'Occident, n'y a-t-il pas réellement l'idée chez les Russes, à la fois ceux qui dirigent et les habitants du pays, d'une peur d'être contaminé par une décadence occidentale ? Les scientifiques en question ne seraient-ils alors que l'une des illustrations de ce phénomène général ?

Déjà avant l'URSS, il y avait une partie des élites tentées par l'Occident, mais il y en avait une autre qui voulait exalter une forme de particularisme russe, slavophile, voire replacer la Russie en Asie. Ce débat existe encore en Russie. Mais il a changé de nature.

A l'époque communiste, l'Occident était vu comme un système arriéré par rapport à l'avenir qu'incarnait le système bolchéviste. Il faut rappeler que la majorité des Russes ont été élevés dans cette propagande qui n'a disparu, brièvement, que dans les années 1990.

Aujourd'hui, Poutine a fait évoluer cette méfiance traditionnelle envers l'Ouest. Il considère que nous sommes allés trop loin dans la modernité, que l'Occident est dominé par l'argent, le libéralisme, l'oubli de Dieu et le règne des minorités sexuelles. Il n'est du coup pas très éloigné de beaucoup de penseurs conservateurs européens ou américains de l'Alt-Right.

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