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L'affaire des bébés congelés et ses mystères : comment Henri Leclerc, monument du barreau, a écrit sa plaidoirie pour défendre Véronique Courjault et le polémique "déni de grossesse"
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Bonnes feuilles

Recueil des 50 plaidoiries des plus grands procès du XXe siècle : de Robert Badinter avec Patrick Henry à Jean-Marc Varaut avec Maurice Papon, en passant par Me Leclerc et Me Floriot, l'affaire d'Outreau ou les premiers procès d'islamistes radicaux. Ces plaidoiries illustrent la volonté d'agir sur des destins, de défendre une cause, et constituent aussi un miroir de la société. Extrait de "Les grandes plaidoiries des ténors du barreau" de Matthieu Aron, aux Editions Mareuil (2/2).

Matthieu  Aron

Matthieu Aron

Matthieu Aron est directeur de la rédaction de France Inter, auteur, scénariste, coauteur de plusieurs documentaires.

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Le 9 juin 2009, une jeune femme au regard doux, pâle, émue, l’air juvénile avec sa queue-de-cheval, prend place dans le box des accusés de la cour d’assises d’Indre-et-Loire. Véronique Courjault a 41 ans. Elle est jugée pour avoir tué trois bébés qu’elle venait de mettre au monde. Aux yeux de la justice, elle a commis trois assassinats et risque la réclusion criminelle à perpétuité. Depuis la découverte par son mari en 2006 de deux cadavres de nouveau-nés dans le congélateur familial en Corée, le public se passionne pour cette affaire. Au début, Véronique Courjault nie tout en bloc. Elle donne même, avec son époux Jean-Louis, une conférence de presse pour s’élever contre les « odieuses accusations » qui la visent. Et puis, confondue par des tests ADN, elle avoue devant des policiers mé­dusés. Oui, elle a bien tué les deux bébés retrouvés dans le congélateur et elle reconnaît en avoir tué un troisième dont elle a brûlé le corps dans une cheminée.

Alors que s’ouvre son procès, la personnalité de cette jeune femme intrigue et fascine. Qui est Véronique Courjault, cette épouse d’ingénieur au regard soumis, cette mère de famille qui s’occupait si bien de ses deux autres enfants, Jules et Nicolas ? Un monstre ? Ou bien la victime d’un trouble encore mal défini que l’on appelle le déni de grossesse ? Tous ses proches défilent à la barre. Aucun d’entre eux, à commencer par son mari, ne s’est rendu compte qu’elle était enceinte, alors qu’ils l’ont vue pourtant plusieurs fois en maillot de bain durant sa grossesse. Peut-on ignorer que l’on attend un bébé ? Et si oui, Véronique a-t-elle vécu dans une dénégation absolue ou sa conscience était-elle juste altérée par intermittence ? Durant les deux semaines de procès, les jurés écoutent pas moins de 14 experts, médecins, psychologues, psychiatres, psychanalystes dont les avis divergent souvent. Les nombreux frères et soeurs de Véronique pleurent tous à la barre, regrettant de n’avoir pas com­pris et de n’avoir pas plus entouré celle qui aujourd’hui est figée dans le box. Jean-Louis, le mari, raconte l’histoire du couple : un premier enfant qui pleure beaucoup, la fatigue de Véronique et, lui, accaparé par sa carrière. Rien qui ne sorte de l’ordinaire. Pour­tant, le président de la cour d’assises, Georges Domergue, voudrait tellement percer le secret de Véronique. Alors il questionne encore et encore, cherche dans l’enfance de l’accusée, la naissance difficile de l’une de ses soeurs, ses relations avec ses parents… Il tente de rationaliser. En vain. Les jurés ne parviendront pas, eux non plus, à élucider le mystère. Le procès de Véronique Courjault est le procès de l’indicible. Son avocat, Henri Leclerc, qui a lui aussi essayé de sonder sa cliente sans jamais y parvenir tout à fait, l’a compris. Il sait que pour la défendre, il doit s’extraire d’une forme de ratio­nalité. Il ne pourra pas tout expliquer. Il ne pourra pas expliquer l’inexplicable. Il lui faut d’abord toucher le coeur des jurés. Et il va s’y employer avec toute l’énergie dont il est capable.

Henri Leclerc est un monument du barreau. Il plaide depuis plus d’un demi-siècle. Depuis ses premières armes dans les années 1950 devant la 23e chambre correctionnelle – celle des « flags » –, il a tout connu. Jusqu’à la défense de l’ancien Premier ministre, Dominique de Villepin. Aujourd’hui, à 76 ans, il a gardé le feu sacré et un idéal intact. « Plaider, c’est rechercher la fraternité, dit-il. Les mots doivent rendre à l’accusé sa dimension humaine. » Mais la fraterni­té n’empêche pas le combat. Henri Leclerc, il ne s’en est jamais caché, est aussi un militant. Il a traversé toutes les luttes. Avo­cat du « mouvement » en 1968, des luttes paysannes dans les an­nées 1970, des indépendantistes haïtiens, bretons, guadeloupéens, il a créé un cabinet, « Ornano », qui révolutionne la profession, le premier cabinet à vocation sociale (droit des étrangers, syndical, etc.). Son ambition : « Rendre la justice accessible au peuple. » Généreux, brouillon, touche-à-tout, mais avant tout profondément humaniste, Henri Leclerc est aussi l’avocat qui traque les erreurs judiciaires. En 1988, il prend la défense de Richard Roman, un marginal accusé d’avoir violé et tué la petite Céline, à la Motte-du- Caire. « J’ai vécu quatre ans et demi hanté jour et nuit par Richard Ro­man. » Profondément convaincu de son innocence, il la clame haut et fort contre l’opinion locale chauffée à blanc et reçoit des petits cercueils à son cabinet. Lors d’une reconstitution, dans le village de la fillette assassinée, il échappe de peu au lynchage. Finalement, après un procès bouleversant – où même l’avocat général aban­donnera l’accusation –, il obtient un acquittement. « Je veux faire aimer l’accusé, explique Henri Leclerc. Ou au moins éviter qu’on le déteste. C’est ainsi que je deviens l’accusé lui-même. » Même dans les atmosphères les plus haineuses, le vieux lion des prétoires réussit à envelopper la salle de ses rondeurs. Il ne plaide pas. Il parle. Il parle au juge comme s’il parlait à un ami, en lui confiant ses certi­tudes, ses doutes, ses interrogations. Il ne prononce ni discours, ni homélie grandiloquente, il converse simplement et établit, malgré tout, ce « lien sacré » avec les jurés qui peut faire basculer un procès.

Plaidoirie prononcée par Henri Leclerc, avocat de Véronique Courjault, le 18 juin 2009, devant la cour dassises de lIndre-et-LoireMonsieur le président, Mesdames de la cour, Mesdames et Messieurs les jurés.

Maintenant, il faut que vous m’écoutiez parce que vous allez tout à l’heure prendre une décision grave. Elle est grave pour la justice. Elle est grave, bien sûr, pour Véronique Courjault. Elle est grave pour ses enfants, pour son mari, et elle est grave enfin pour notre société. Cette société, par la voix de son représentant, a requis une condamnation au terme d’un discours implacable dont mes deux consoeurs Nathalie Sényk et Hélène Delhommais viennent de vous démontrer les insuffisances. Vous réclamez une peine lourde, Monsieur l’avocat général, il va nous falloir voir si elle est juste.

Cette affaire a passionné l’opinion publique, et la presse nous a envahis. Certes, l’opinion publique n’a en principe rien à faire dans nos audiences et, croyez-le bien, l’avocat que je suis préfére­rait que ce procès se passe entre nous. Mais finalement je crois que c’est bien ainsi, car votre jugement, c’est vrai, aura son importance pour l’opinion. Pour autant, si vous le voulez bien, oublions l’exté­rieur, faisons comme si nous étions entre nous, vous et moi. Nous allons nous parler un moment, nous allons essayer de comprendre et de réfléchir. Je vous l’ai dit dès le premier jour – et je n’ai jamais changé d’avis – je ne vous demanderai pas d’acquitter Véronique Courjault. Vous allez donc prononcer une condamnation. Il le faut, y compris pour Véronique. Ce que je vous demande c’est que cette condamnation soit porteuse non de désespoir, mais d’espoir. Depuis dix-huit mois, avec Nathalie Sényk, nous allons voir Véro­nique Courjault. Ces dix-huit mois, nous les avons vécus avec elle. Nathalie Sényk surtout, car c’est difficile pour un homme de parler d’une question, aussi évidemment, aussi totalement féminine : le rapport à son corps et à son enfant. Que nous sommes maladroits, nous les hommes, pour aborder ces sujets…

Avant tout, je voudrais vous dire quelque chose pour qu’il n’y ait pas d’équivoque : depuis dix-huit mois, je vis avec l’image de ces bébés, comme vous d’ailleurs depuis le début de ce procès. Parce que ces bébés, ce sont les vôtres, Véronique, mais ce sont les nôtres aussi ! Nous les avons tous vus, les femmes bien sûr, parce que des bébés sont sortis de leurs entrailles, mais nous, nous les hommes, les avons aussi vus. Je pense à ces bébés naissants, leurs petits poings serrés, leurs yeux encore fermés mais dont on sait que, peu de temps après, ils seront entrouverts par un trait de lumière. Les bébés à la peau si fripée. Comment est-ce possible ? Nous les aimons tant. Il y a là d’un seul coup tant de vie. Brusquement un être humain, et pourtant si peu de chose, si petit mais déjà si homme. Et moi, je les vois, ces bébés morts. Et j’en suis profondé­ment ému. Vous imaginez peut-être que nous ne pensons pas à ces bébés. Non, ces bébés sont morts et c’est horrible. Ces bébés sont morts et ils ont été tués par leur mère. Certes, elle ne le savait pas, elle, que c’étaient des bébés, ses bébés, et moi, je la crois. Je la crois profondément quand elle dit : « Pour moi, ce n’étaient pas des êtres. » Oui, je la crois au moment où elle dit cela. Je pense à ces bébés, à leur mère, à ce moment terrible, à cette femme seule dans sa baignoire, accouchant. Enfin quoi, nous savons tous ce qu’est un accouchement. À quel point c’est dur. Tous ceux qui ont vu naître leur enfant s’en souviennent. Je pense au moment de souffrance physique et psychique épouvantable de cette mère qui accouche, toute seule, sans sage-femme, sans médecin, sans matrone, sans personne. Elle a oublié aujourd’hui la douleur. Elle se souvient juste d’un passage dans son corps et de sa main sur un visage.

Extrait de "Les grandes plaidoiries des ténors du barreau" de Matthieu Aron, aux Editions Mareuil.

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