Pourquoi le narcissisme n'est pas un simple défaut mais un vrai mal psychologique lourd<!-- --> | Atlantico.fr
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Le narcissisme devient pathologique quand il enferme l’individu dans l’amour de lui-même en effaçant les autres.
Le narcissisme devient pathologique quand il enferme l’individu dans l’amour de lui-même en effaçant les autres.
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Moi, moi, moi, moi

Le narcissisme, composante fondamentale de notre fonctionnement affectif, devient pathologique quand il enferme l’individu dans l’amour de lui-même en effaçant les autres. Aussi appelé perversion narcissique, ce trouble peut se révéler destructeur pour l'entourage de la personne qui le présente.

Jean-Paul Mialet

Jean-Paul Mialet

Jean-Paul Mialet est psychiatre, ancien Chef de Clinique à l’Hôpital Sainte-Anne et Directeur d’enseignement à l’Université Paris V.

Ses recherches portent essentiellement sur l'attention, la douleur, et dernièrement, la différence des sexes.

Ses travaux l'ont mené à écrire deux livres (L'attention, PUF; Sex aequo, le quiproquo des sexes, Albin Michel) et de nombreux articles dans des revues scientifiques. En 2018, il a publié le livre L'amour à l'épreuve du temps (Albin-Michel).

 

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Atlantico : Le narcissisme pathologique, plus connu sous le nom de perversion narcissique, est une maladie psychiatrique. Quels sont les symptômes qui caractérisent le narcissisme pathologique ? Comment se traduisent-ils concrètement et comment peuvent-ils influencer les relations d'un individu souffrant de ce mal ?

Jean-Paul Mialet :Avant d’aborder le narcissisme pathologique, parlons du narcissisme ordinaire, qui n’est pas en soi une maladie mais une composante fondamentale de notre fonctionnement affectif. Nous nous aimons, et c’est tant mieux, tout simplement. Jean Jacques Rousseau considérait que l’amour altruiste commençait par l’amour de soi ; les psychanalystes considèrent de même qu’un amour de soi-même de bonne qualité est le prérequis à un développement affectif harmonieux. Le narcissisme est dans la continuité de l’instinct de vie. Nous naissons avec des exigences d’autosatisfaction, très rudimentaires au départ, qui deviennent de plus en plus élaborées à mesure que se complexifient nos interactions cognitives et affectives avec le monde. Quand nous prenons conscience de nous-mêmes dans le miroir, ces exigences de bien être s’adressent à une personne que nous reconnaissons à présent et que nous distinguons des autres. Nous voulons du bien pour nous mêmes et les sentiments qui nous lient spontanément aux autres s’adressent désormais également à ce nous-même que nous avons identifié en découvrant notre image. Ainsi la quête naturelle d’affection qui porte le nourrisson vers autrui se retourne alors vers sa source, lui-même. Elle est doublée par l’affection dont il se sent l’objet par rapport à l’entourage. Ce narcissisme primitif est le fondement de ce qui nous poussera à agir pour nous et pas seulement pour les autres : il est indispensable pour une expression de soi sincère, capable d’affronter la désapprobation et son corollaire, le risque de désamour.

Le narcissisme devient pathologique quand il enferme l’individu dans l’amour de lui-même en effaçant les autres, autrement dit quand il devient une sorte de passion pour soi-même qui aveugle. C’est ce qu’illustre le mythe de Narcisse, que son reflet dans un cours d’eau fascine au point de désirer s’étreindre et se noyer. Des relations affectives de qualité nécessitent un échange où chacun s’offre à l’autre ; un narcissisme sain y contribue. Mais lorsque l’obsession pour soi-même prend le pas sur l’échange, l’individu vit dans un système clos au service de lui-même. Les autres s’effacent et ne deviennent que des figurants destinés à renforcer son égo – des instruments au service de son règne. Car le narcissique s’éprouve comme grandiose.

A un degré extrême, cette instrumentalisation d’autrui n’est pas qu’une conséquence de la priorité narcissique mais elle devient un but en soi, une jubilation. La possibilité de se jouer des autres et de les diriger à son gré renforce le sentiment grandiose de soi-même : c’est là qu’on parle de pervers narcissique.

Depuis combien de temps ce phénomène est-il connu des psychiatres ? Quelles sont les évolutions de la pathologie depuis sa découverte ? 

La notion de comportement pervers est très ancienne en psychopathologie. Elle ne se restreint pas qu’au comportement sexuel, mais désigne très généralement une forme de conduite qui consiste à utiliser les autres pour son bon plaisir.

Après tout, dans la vie quotidienne, chacun d’entre nous est conduit à utiliser son prochain pour servir ses intérêts dans certaines occasions : serions-nous donc tous des pervers ? Non, car le pervers n’existe que dans la manipulation et jouit de tirer les ficelles. Il n’a aucune empathie et le malheur des autres, quand il crée des divisions et fait souffrir, ne le touche pas : c’est même plutôt une joie, un signe de son pouvoir. Comme Narcisse, il est fasciné par lui-même et l’emprise qu’il exerce sur les autres renforce sa vanité.

Mais vous parlez de pathologie. Soyons clair sur ce point. La psychiatrie a repéré les pervers depuis longtemps mais elle n’en a jamais fait une maladie. Elle y voit un comportement qui peut soit résulter d’une maladie (certains schizophrènes ou de grands anxieux, par exemple, peuvent se montrer pervers) soit correspondre à une organisation de caractère : c’est le cas du pervers narcissique. La distinction est importante, car si la maladie déresponsabilise, le pervers narcissique, lui, est totalement responsable de ses actes. Et comme il s’agit d’une forme de caractère, il n’y a pas de traitement. Ni non plus, comme vous dites, "d’évolution de la pathologie".

Peut-on quantifier - ou au moins estimer - le nombre de patients présentant un tel trouble ? S'agit-il d'un trouble qui touche de plus en plus de gens ?

Je n’ai pas connaissance d’études permettant de préciser la fréquence de ce type de caractère. Elle serait difficile à mener en raison de la continuité entre narcissisme sain, narcissisme prononcé et perversité narcissique. A partit de quels critères décider qu’un individu est un pervers narcissique ? Cela peut paraître aisé à déterminer en situation, selon la façon dont se comporte une personne donnée, c’est plus difficile dès qu’il s’agit de faire une enquête statistique avec des critères objectifs. Cette remarque vaut pour l’ensemble du domaine des troubles du caractère. Des études menées avec les critères proposés par les classifications psychiatriques constatent qu’à partir de tels critères, 80% de la population "normale" présente un trouble du caractère ! Il faut donc être très prudent avec toutes ces catégorisations caractérologiques. Elles sont utiles pour des professionnels de l’humain, mais peuvent être dangereuses quand elles tombent dans le domaine public.

En ce qui concerne la perversité narcissique, elle est devenue un sujet très à la mode depuis qu’on en a fait, il y a une vingtaine d’année, une source importante de souffrance au travail. Inaugurée dans le domaine professionnel, la chasse au pervers narcissique s’est étendue à toutes les souffrances affectives. Très régulièrement, des revues grand public indiquent le moyen de démasquer le pervers narcissique qui se cache et vous torture, dans votre couple, votre famille ou vos amis. C’est un sujet vendeur.

On en parle donc beaucoup, mais y en a-t-il davantage qu’autrefois ? Oui, sans doute. Pourquoi ? La réponse impose un détour par notre environnement culturel. Dès les années 80, un ouvrage intitulé "La culture narcissique" indiquait combien le sujet moderne devenait autoréférencé. En ce qui me concerne, je dois bien admettre que mes patients ont changé depuis les années 70. La priorité donnée à soi-même est devenue une constante à partir des années 90, et le glissement vers un narcissisme culturel date à mon sens à peu près des années 80. Mais on peut naturellement contester ce qui relève d’une appréciation personnelle. Observons alors ce que la télévision nous donne à voir et qui fournit également un précieux témoignage sociologique. Les animateurs des années 70 avaient le souci de mettre en valeur leurs invités. Ceux d’aujourd’hui – parmi lesquels on pourrait sans doute compter un certain nombre de pervers narcissiques - n’utilisent-ils pas leurs invités avant tout pour se mettre en valeur eux-mêmes ?

Autre point. En ces temps de grande précarité de l’emploi, le pervers narcissique peut s‘appuyer sur la peur de ses collaborateurs pour prospérer. Il y a sans doute une prime dans les grandes organisations professionnelles à celui qui sait avancer masqué et séduire la hiérarchie en manipulant un entourage qu’il tient sous sa coupe. Vraisemblablement, ce facteur situationnel vient se conjuguer au facteur culturel pour expliquer la tendance à l’expansion des pervers narcissiques.

Comment un individu présentant de tels troubles peut-il être pris en charge ? Par ailleurs, quelle est la place de la famille et de l'entourage dans ce processus ?

Répétons-le : il s’agit d’un trouble du caractère et il n’y a aucun moyen de "traiter" ou de modifier un caractère. Les psychiatres sont parfois conduits à rencontrer un pervers narcissique au cours d’un événement de vie qui le conduit à développer une maladie caractérisée comme une dépression. C’est très rare, et ils ont alors à cœur de le soigner le plus vite possible pour se préserver… car la meilleure attitude avec le pervers narcissique est l’évitement. Plus souvent, les psychiatres sont amenés à s’occuper des dégâts collatéraux occasionnés par ce type d’individu. Les pervers narcissiques s’en prennent souvent à des personnalités fragiles, et particulièrement à ceux qui, précisément, présentent une fragilité narcissique : ils profitent alors du besoin de reconnaissance de ce type de personnes pour exercer leur emprise et se montrent alors très destructeurs. C’est donc l’entourage du pervers, et non le pervers, qui est en règle pris en charge.

Le rôle de la famille dans le développement d’un excès de narcissisme n’est sans doute pas négligeable. Là encore l’époque qui pousse à donner tant d’importance à l’enfant qu’il faut comprendre, soutenir et ne pas frustrer, contribue sans doute au développement de problèmes narcissiques. L’enfant est d’ailleurs le prolongement du narcissisme des parents, dont les préoccupations narcissiques sont, comme on l’a vu, encouragées par la culture. Outre les facteurs culturels, il n’est pas impossible que l’effacement du rôle du père favorise l’hypertrophie narcissique. Tout cela ne constitue que des hypothèses.

Une certitude : la perversité narcissique ne peut se confondre avec un narcissisme prononcé, qui peut d’ailleurs être profitable à la collectivité quand elle se met au service d’ambitions profitables pour tous. Le pervers narcissique ne connaît qu’un seul maître à servir : lui-même. Comment en est-il venu là ? Mystère… Difficile, en tout cas, de lui trouver des circonstances atténuantes. Car l’expérience montre que les carences affectives dont se prévalent certains (et que l’on ne retrouve pas si souvent) peuvent tout aussi bien mener à des individus particulièrement soucieux d’autrui. Au fond, la perversité narcissique se révèle être un bel exemple de la liberté dans le choix du mal…

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