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Karl Marx, le retour : comment l'hyper-capitalisme, les inégalités, et le blues des classes moyennes ont remis les diagnostics du penseur allemand au goût du jour (mais pas ses solutions!)
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C’est la luuuutte

Sans réhabiliter la théorie de Karl Marx, il apparaît néanmoins que le diagnostic qu'il a pu prévoir est en train de devenir réalité dans les conditions actuelles de notre système économique, financier et politique. De quoi se poser de sérieuses questions...

Branko Milanovic

Branko Milanovic

Branko Milanovic est chercheur de premier plan sur les questions relatives aux inégalités, notamment de revenus. Ancien économiste en chef du département de recherches économiques de la Banque mondiale, il a rejoint en juin 2014 le Graduate Center en tant que professeur présidentiel invité.

Il est également professeur au LIS Center, et l'auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquels Global Inequality - A New Approach for the Age of Globalization et The Haves and the Have-Nots : A Brief and Idiosyncratic History of Global Inequality.

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Gaël Giraud

Gaël Giraud

Gaël Giraud est directeur de recherche au CNRS, et directeur de la Chaire Energie et Prospérité (Ecole normale supérieure, Ecole Polytechnique et Ensae). Après deux années passées au Tchad, où il fonde un centre d'accueil pour les enfants de la rue de Sarh, Gaël Giraud a travaillé quinze ans comme chercheur en économie théorique, au cours desquels il a aussi exercé l'activité de consultant scientifique auprès de banques d'investissement. Il a publié quatre livres, dont le dernier s'intitule Illusion financière, (éditions de l'Atelier, 2013). Enfin, Gaël Giraud est religieux jésuite. 

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Atlantico : En 1980, le philosophe Peter Singer publiait un livre dans lequel il listait certaines prédictions de Karl Marx, inhérentes au capitalisme : l'accroissement des inégalités, la plongée des indépendants dans le prolétariat, des niveaux de salaire stagnant au niveau de subsistance, pour finir par une faillite du capitalisme lui-même et par la survenance de révolutions. Si un tel constat pouvait sembler absurde lors de la publication de ce livre, comment en est-on arrivé à une situation où certaines de ces prédictions pourraient trouver un écho ?

Gaël Giraud : En effet, le "retour des rentiers" auquel nous avons assisté dans la plupart des économies avancées au cours des quatre dernières décennies pourrait sembler donner raison au prophétisme de Marx. Mais un examen plus attentif montre que ce qui est en cause, aujourd'hui, n'a pas grand-chose à voir avec la vision apocalyptique de Marx, aussi bien celle des Grundrisse que celle du Capital. La raison profonde pour laquelle les taux de croissance sont en baisse quasiment partout depuis deux décennies (hormis dans un certain nombre de pays qui bénéficient de gains de rattrapage comme la Chine, la Côte d'Ivoire, etc.) et pourraient continuer de rester très faibles à l'avenir a trait à la raréfaction progressive des ressources naturelles que nous exploitons. Il faut de plus en plus d'énergie pour extraire des minerais indispensables à la civilisation industrielle, et il faut également de plus en plus d'énergie pour extraire de l'énergie (l'Eroi, le rendement de l'investissement énergétique, baisse de manière continue depuis le début du XXème siècle).

Cet aspect a largement échappé à Marx, tout comme les prodiges de l'industrie du pétrole étaient impossibles à anticiper en 1830. Mais ces prodiges sont, pour l'essentiel, derrière nous. La chute des taux de croissance s'accompagne de celle de l'investissement, faute de perspectives de profit pour alimenter ces derniers. À cette tendance structurelle de long terme s'ajoute, à présent, la pente déflationniste sur laquelle glissent plusieurs économies majeures : le Japon se débat dans la déflation depuis vingt-cinq ans ; le Sud de l'Europe y est enlisé à son tour ; les taux d'intérêt négatifs qu'exhibent les marchés financiers internationaux et que répercutent les Banques centrales sur le secteur bancaire privé traduisent la possibilité d'un enlisement généralisé. Cela, c'est le problème de l'excès d'endettement privé (et non pas public) qui a été parfaitement compris par Irving Fisher dans les années 1930, et qui n'a pas grand-chose à voir avec la théorie monétaire de Marx.

Branko Milanovic : Je ne crois pas que ces prédictions soient beaucoup plus vraisemblables aujourd'hui qu'elles ne l'étaient dans les années 1980. En effet, le niveau de revenus, dans l'ensemble des pays occidentaux, est beaucoup plus élevé aujourd'hui qu'il ne l'était à l'époque. En France, le Pib par habitant s'est accru de 50% depuis lors. Même les plus pauvres s'en sortent mieux aujourd'hui.

A mon sens, le problème est différent. Il y a un double malaise. Économique, d'une part, lié au fait que les classes moyennes ont réalisé la faible vitesse d'augmentation de leurs revenus comparée à celle des plus riches. Politique, d'autre part, du fait du manque de confiance en la classe politique, qui ne semble se soucier que de ses propres intérêts. C'est là quelque chose que Marx avait en effet compris assez facilement, en dépit de toutes les erreurs qu'il a pu faire et que Singer a listé. Le cœur du problème selon Marx, c'est l'hyper-capitalisme. C'est un modèle qui augmente systématiquement les inégalités et prête une valeur commerciale à tout types de relations humaines. En conséquence, les politiques n'ont pas besoin de se soucier de l'intérêt d'autres individus que les plus riches. C'est pourquoi ils se comportent comme le "comité exécutif de la bourgeoise" : les classes supérieures les payent régulièrement directement et presque tout le temps indirectement, au travers du financement de leurs campagnes.

La grille d'analyse de Karl Marx est donc très à jour, en effet, quand il est question des sociétés occidentales contemporaines. J'imagine même quelle délectation il aurait ressenti en réalisant à quel point il avait raison. Et il aurait très certainement signé des éditos acides mais plein d'espoir.

Dans quelle mesure est-il possible de mettre en cause la financiarisation de l'économie et le sentiment de l'opinion d'une toute puissance des marchés financiers ou des multinationales pouvant sembler plus puissantes que le pouvoir politique ? Les dirigeants politiques ont-ils trop "laissé faire" pour en arriver à une situation devenue incontrôlable, et produisant des effets correspondant aux prédictions de Karl Marx ?

Branko Milanovic : Je n'ai pas l'impression que le problème vienne de multinationales devenues plus puissantes que les pouvoirs et les hommes politiques. Je crois davantage que l'époque dans laquelle nous vivons est un temps de collusion entre les différentes élites. Les hommes politiques deviennent d'importants financiers, les financiers deviennent des hommes politiques, et les millionnaires redessinent les politiques publiques à l'aide de cadeaux et de ressources financières considérables.

Nous avons besoin d'un regard beaucoup plus empirique et beaucoup plus systématique sur ce qui est devenu une pratique des plus communes...Les secrétaires du Trésor américain sont invariablement des individus en provenance de Wall Street ou de Goldman Sachs comme c'est le cas de Bob Rubin. Le récent retournement de veste de Barrosso a attiré l'attention en raison du poste qu'il occupait auparavant, mais de tels événements sont monnaie courante à des positions à peine moins élevées. Il est également intéressant de souligner que Barrosso n'a rien fait d'illégal : dans les faits, le système considère normal que les élites politiques et financières coexistent et évoluent dans ce que les marxistes désignent comme une "union personnelle".

Si l'on ajoute à cela le fait que les élites financières achètent les médias, décident quelles maladies il convient de combattre, quels genres d'arts méritent d'être exposés, on réalise assez rapidement la situation dans laquelle on se trouve : celle d'une élite fortunée qui dirige seule.

Gaël Giraud : À vrai dire, la sphère financière est en grande difficulté aujourd'hui. Le gouverneur de la Banque centrale d'Angleterre, Mark Carney, lance des appels tragiques pour que ses collègues financiers prennent enfin conscience de la gravité du risque climatique. Les assureurs ont compris que le monde risque de n'être plus assurable d'ici quelques décennies (en gros, lorsque nous aurons dépassé les +2°C que nous nous sommes pourtant fixés comme plafond absolu à la Cop21 de Paris, l'an dernier). Les taux d'intérêt négatifs que j'évoquais à l'instant ne sont absolument pas "viables" pour la sphère financière à moyen terme. Donc, certes, la financiarisation de nos économies a atteint des niveaux inouïs au cours des dernières années (et cet aspect est conforme à ce que Marx avait envisagé) et menace de s'autodétruire en ruinant l'économie réelle avec elle. Le rapport que j'ai rendu l'an dernier à Klaus Welle pour le Parlement européen montre que l'Union bancaire européenne ne protège aucunement les contribuables européens contre un prochain krach bancaire. Autrement dit, si l'affaire Deutsche Bank, par exemple, s'aggrave dans les jours ou les semaines qui viennent, les contribuables allemands, mais aussi français, etc., seront sollicités d'une manière ou d'une autre pour sauver ce monstre bancaire. Un nouveau krach ne manquerait pas de plonger l'Europe dans une récession épouvantable.

Les pouvoirs publics ont-ils été trop laxistes ? Oui, certainement. Une partie des élites économiques européennes, de droite comme de gauche, sont fascinées par les marchés financiers. Ceux-ci ont incarné pour certains une sorte de dépassement ("aufhebung", pour parler la langue de Hegel, et donc de Marx) de la lutte des classes : les banques n'ont pas d'usine, pas d'ouvrier, pas de syndicat, et sont d'emblée internationales...

En abandonnant la théorie marxiste, quelles sont les priorités actuelles des gouvernements permettant aux économies de retrouver un certain équilibre, notamment au travers d'une croissance permettant de profiter à tous, et ce, dans un cadre d'économie de marché ?  

Gaël Giraud : L'alternative n'est pas entre la "théorie marxiste" et une croissance équilibrée au sein des économies de marché telles que nous les connaissons aujourd'hui. Marx avait tort parce que sa vision est entièrement fondée sur une théorie de la valeur travail qui a été maintes fois réfutée (notamment par l'école de Piero Sraffa, et en particulier par Steedman) : les ressources naturelles, par exemple, contribuent de manière essentielle à la création de valeur, même si la "nature" ne se fait pas payer pour les services qu'elle nous rend. Mais la croissance ne peut plus être l'objectif politique numéro un des économies avancées : elle est incompatible avec les engagements pris par la communauté internationale à Paris, en décembre dernier. Du moins, tant que nous n'aurons pas réalisé la transition écologique et sociale vers des économies bas-carbone. Cette transition devrait être la priorité actuelle des gouvernements : elle crée des emplois, donne du sens (transmettre à nos enfants une société où il fera meilleur vivre qu'aujourd'hui), répond au défi climatique. Bien sûr, cela suppose que la sphère financière finance les énormes dépenses en infrastructures vertes dont le monde a besoin, au Nord comme au Sud. Et cela exige des consommateurs du Nord qu'ils réapprennent la sobriété. Recycler nos déchets, réduire considérablement notre consommation d'énergie et de ressources naturelles, réduire notre consommation de viande bovine... Ces gestes sont fondamentaux et, qui plus est, participent d'une désintoxication indispensable des corps : l'alimentation des classes moyennes occidentales ressemble, aujourd'hui, à un empoisonnement collectif, en grande partie responsable, non seulement de maladies cardio-vasculaires bien identifiées, mais aussi de maladies auto-immunes beaucoup moins bien connues.

Le pape François parle, à ce sujet, d'une "culture du déchet". La personne humaine n'est pas un déchet, et n'a pas à se nourrir de déchets. Et le monde (les océans en particulier) n'est pas une gigantesque poubelle. C'est tout cela que nous devons apprendre, et qui fait partie de la transition écologique. La réduction des inégalités fait partie intégrante de ce processus car nous savons aujourd'hui que les catégories riches sont celles qui polluent le plus, et qu'une société inégalitaire tend à rendre tout le monde plus facilement malade (même les plus riches). C'est ce qu'ont montré deux épidémiologues britanniques, Pickett et Wilkinson.

Enfin, le Pib n'est plus capable de rendre compte de la révolution digitale qui est en train d'envahir nos usages. Or cette révolution peut apporter le pire (la réduction du salariat à une forme d'esclavage, dans une version sauvage de l'upérisation de nos sociétés) et le meilleur (un confort de vie pour tous, dont l'usage de la photographie numérique, comparée à l'argentique d'il y a trente ans, donne une petite idée). Cela dépendra notamment de la manière dont nous régulerons le "capitalisme cognitif", c'est-à-dire l'idée que l'intelligence de chacun est une externalité positive pour tous. Ceci dans un monde où, désormais, les gains de productivité s'obtiennent dans des "industries" dont le principal coût réside dans l'investissement initial en capital, le coût marginal de fonctionnement apparent étant proche de zéro tant que l'on n'explicitera pas le coût écologique du numérique. Il est urgent que nous changions d'instrument de mesure du bien-être collectif et que nous abandonnions la croissance du Pib comme objectif.

Branko Milanovic : Je pense que l'on peut commencer par des observations très simples. Il est clair que l'économie de marché est le modèle le plus approprié pour encourager les gens à créer de la richesse. Cependant, nous ne pouvons pas le laisser s'implémenter dans toutes les sphères de l'activité humaine, et tout particulièrement dans celles de la santé, de l'éducation, de l'assurance sociale, du droit... et bien sûr de la politique.

Un rôle plus important et plus constructif du secteur public me semble désirable. Cela vaut aussi pour la séparation complètement étanche entre les domaines de la politique et de la finance. En vérité, je suis en faveur d'une séparation draconique de ces deux domaines. Il faut que ceux qui choisissent de servir l’État au travers de la politique disposent d'un salaire considérable mais abandonnent définitivement l'idée que leur carrière politique constitue la base d'une autre carrière, plus lucrative, dans le secteur privé.

Il me semble qu'un individu ne devrait pas pouvoir passer de la politique au secteur privé, et inversement, avant dix ans. Du moins, pas en gardant le même niveau de responsabilité. C'est la seule façon de mettre un terme à ce fléau qui dévore peu à peu la confiance du peuple pour les politiques, discrédite la gouvernance démocratique.

Autre sujet, qui n'en est pas moins essentiel à mes yeux : les gouvernements devraient vraiment se concentrer sur comment égaliser au maximum l'accès à l'éducation pour tous. Ils devraient également se focaliser sur la réduction de la très forte concentration des ressources financières. Ce deuxième aspect pourrait être réalisé en cumulant de fortes taxes sur l'héritage, et des avantages fiscaux pour les petits investisseurs.

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