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Traquer les racines du populisme : l'historien qui voyait beaucoup plus loin que le chômage ou l'immigration pour expliquer l'esprit réactionnaire qui souffle au XXIe siècle
©Reuters

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Pour le philosophe et historien américain Mark Lilla, l'esprit réactionnaire est aujourd'hui caractéristique des systèmes politiques occidentaux. Il contribue, en privilégiant la nostalgie du passé au détriment de la situation présente, à accentuer le sentiment de déclassement ressenti par les classes moyennes. Entretien exclusif.

Mark Lilla

Mark Lilla

Mark Lilla est philosophe et historien des idées, et étudie la relation entre religion et politique, ainsi que l’héritage de la tradition occidentale des Lumières.  Depuis 2007, il enseigne à l'Université de Columbia (New York). Collaborateur pour plusieurs médias (New York Review of BooksNew Republic, New York Times),  il est l’auteur, entre autres, de The Reckless Mind. Intellectuals in Politics (New York Review of Books, 2001), et de Dieu mort-né. La religion, la politique et l'Occident moderne (Seuil, 2010). Son dernier ouvrage, The Shipwrecked Mind : On Political Reaction (New York Review Books) vient de paraître. 

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Atlantico : Dans votre dernier livre The Shipwrecked Mind : On Political Reaction, vous affirmez que nous sommes passés, au cours des deux cent dernières années, d'une ferveur révolutionnaire ayant façonné notre conception et manière de faire de la politique, à un esprit réactionnaire. Ce dernier écarte totalement le présent pour privilégier la nostalgie du passé érigé en "âge d'or". Quelle place occupe cette nostalgie du passé dans le sentiment de déclassement que ressentent et expriment tout particulièrement les classes moyennes ? 

Mark LIlla : Les esprits révolutionnaire et réactionnaire sont nés à la suite de la Révolution française et font partie depuis lors de l'Adn politique de l'Occident. La domination de l'un ou l'autre varie suivant les périodes considérées.  Il était facile pour certains à gauche de soutenir le fait, après la Deuxième Guerre mondiale et la défaite du fascisme, que le mouvement politique réactionnaire était en recul constant, et que "la" révolution aurait ainsi pu emporter avec elle tout ce qu'il y aurait eu sur son passage. Nous pensons différemment à l'heure actuelle bien que nous avons perdu l'habitude d'essayer de comprendre ce qu'est la réaction. Si vous regardez le catalogue des bibliothèques universitaires, vous noterez qu'il y a des centaines de livres traduits dans des dizaines de langues traitant de la théorie révolutionnaire : ses causes, ses modes opératoires, ses échecs. En revanche, il existe à peine une poignée de livres dans ces mêmes bibliothèques sur la réaction. Pourtant, la réaction a tout autant façonné le monde contemporain que la révolution. 

Derrière la nouvelle vague de réaction se trouve ce que j'appelerais plutôt le déplacement au lieu du déclassement. Dans nos démocraties occidentales, les classes moyennes se sentent déclassées du fait de l'apparition d'une nouvelle classe aisée à qui les transformations économiques à l'échelle mondiale, dans les secteurs financiers et technologiques principalement, ont largement bénéficié.  Ces classes moyennes se sentent également désorientées pour d'autres raisons : l'immigration, la question identitaire, celle du genre, internet, l'univers médiatique, etc. Pour tout le monde, à l'exception peut-être des plus jeunes, le quotidien change constamment, rien ne paraît plus familier. C'est ce qu'ont vécu les anciens pays colonisés à la fois au cours de la phase de colonisation et de décolonisation, subissant à partir du XIXe siècle une occidentalisation. Désormais, c'est à notre tour d'éprouver cela. Dans un sens, on peut dire que l'Occident est en train de s'occidentaliser lui-même.

A lire également sur notre site : "Attention bombe politique : cette France pétrifiée par la crainte (et la réalité...) du déclassement " 

Ainsi, lorsque plus rien ne paraît familier, les individus ont tendance à réagir de deux façons. Premièrement, ils peuvent être tentés d'imaginer qu'une rupture est survenue dans le temps, provoquant une séparation entre le présent et ce qui est apparenté à un âge d'or révolu. Une fois cette rupture conçue et identifiée, il est possible de pointer du doigt les responsables de ce changement (intellectuels, migrants, économistes associés au néo-libéralisme, entreprises, etc.) afin de lutter contre eux. La dialectique suivante se met alors en place : plus vous croyez à l'existence d'un âge d'or révolu, plus la situation présente vous paraît négative en comparaison; et plus cette situation présente vous paraît négative, plus vous devenez enclin à idéaliser le passé. 

Cette dialectique n'est pas seulement à l'oeuvre au sein des classes moyennes, mais également parmi les classes ouvrières et chez les jeunes. De même, il ne s'agit pas là d'une dialectique propre uniquement à la droite. Lorsque j'étais à Paris en juin dernier, j'ai été particulièrement frappé par la nostalgie qu'il pouvait y avoir à l'égard du Front populaire, mais également par les violentes manifestations contre la loi El Khomri, ainsi que l'intransigeance de la Cgt qui refuse l'entrée du pays dans le XXIe siècle.  

Si les individus prenaient réellement la mesure de la situation présente - contrairement aux esprits réactionnaires et révolutionnaires - ressentiraient-ils autant ce sentiment de déclassement ?

Oui, dans la mesure où les changements économiques sont bel et bien réels. Il y a désormais bien plus de très riches et de très pauvres qu'il n'y en a jamais eu dans nos sociétés depuis la Deuxième Guerre mondiale. L'écart entre ces deux catégories s'explique davantage par le différentiel en termes de capital social plutôt qu'en capital financier : le système économique actuel récompense ceux qui ont bénéficié d'une bonne éducation et qui peuvent s'adapter à la mondialisation; à l'inverse, il punie ceux qui n'y parviennent pas. Cette situation est problématique.

Il ne faut pas non plus oublier le fait que le projet européen, associé à la mondialisation de l'économie et à l'immigration de masse, a aussi profondément transformé les nations européennes, pour le meilleur ou pour le pire. Quand personne aujourd'hui en Europe n'est capable de répondre à la question "Qu’est-ce qu’une nation?", il est normal que les citoyens de chaque Etat membre se sentent déplacés, ne sachant pas très bien qui ils sont, ni où ils se situent.  

Dans quelle mesure le déclassement alimente-t-il ce que vous appelez le "vote réactionnaire" ? 

Chaque pays a ses particuliarités à ce titre. Le facteur économique alimente largement les mouvements réactionnaires de droite et d'extrême gauche aussi bien en Europe occidentale qu'aux Etats-Unis. Ce facteur a moins d'importance dans des pays comme la Pologne, la Hongrie et la Turquie, où les mouvements réactionnaires semblent davantage alimentés par des crises liées à l'identité nationale, voire religieuse. 

Vous expliquez que le succès de Donald Trump est dû en grande partie à l'absence de précision dans ses propositions, au fait qu'il reste vague. Pour quelles raisons selon vous ? Est-ce là une particularité américaine, ou observe-t-on cela également avec certaines personnalités politiques françaises ? Cela peut-il expliquer le fait qu'aucun candidat n'a été ou n'est en mesure d'apporter des solutions concrètes et précises au problème du déclassement ? 

Comme Roland Barthes a pu l'écrire, “le détail est phantasmatique.”  Il en va de même pour l'absence de précision. Cette dernière est un puissant outil pour n'importe quel leader, politique ou religieux, de type messianique, qui doit faire face à une situation de crise. Paradoxalement, plus cette personnalité sera précise, plus elle apparaîtra comme banale et incapable de susciter la persuasion. A ce titre, l'une des grandes erreurs commise au XIXe siècle par des personnalités comme Saint-Simon, Fourier et Auguste Comte a été de concevoir des plans détaillés des sociétés du futur qu'ils proposaient, allant jusqu'à préciser la tenue vestimentaire des individus au sein de ces sociétés, le moment où ils auraient des rapports sexuels, etc. A l'inverse, le génie de Marx et d'Engels réside dans le fait qu'ils n'ont absolument ou quasiment rien dit sur les conditions de vie sous le communisme, ce qui laissa libre court à l'imagniation de certaines personnalités ayant fait leur les idées développées par Marx et Engels. Jésus a également fait preuve de cette absence de précision. Un jour, il pouvait déclarer que "le Royaume de Dieu est l'intérieur de vous", et le lendemain affirmer que "Le Paradis est à portée de main".C'est tout ce qu'il a dit. Mais cela a été suffisant pour inspirer les Chrétiens à poursuivre cet idéal du Royaume durant les deux derniers millénaires.   

Propos recueillis par Thomas Sila

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