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Comment l’État a maintenu la Corse dans la misère pendant des années pour y investir massivement au tournant des années 1960, entraînant la corruption de certaines élites
©REUTERS/John Schults

Bonnes feuilles

Les voyous traqués par la police de la République ? C’est la version officielle. La face cachée, ce sont des décennies de services rendus. La France a toujours eu besoin des gangsters pour effectuer les basses besognes que les services officiels ne pouvaient accomplir. Ce sont ces petits arrangements entre amis que décrypte ce livre, sur une période s’étendant de l’Occupation à aujourd'hui, en passant par la guerre d’Algérie et le Marseille de Gaston Defferre. Extrait de "Les gangsters de la République", de Frédéric Ploquin, aux éditions Fayard 1/2

Frédéric Ploquin

Frédéric Ploquin

Frédéric Ploquin, spécialiste des affaires de police et de justice, est l’auteur aux Editions Fayard de la série Parrains & caïds consacrée au banditisme. Journaliste à Marianne, il est l’auteur de la série diffusée sur France 5 sur les gangsters et la République.

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Quand il est arrivé sur place, le jour de l’interception du commando de Francia sur la commune de Bastelica, Edmond Siméoni a demandé aux militants s’ils avaient fouillé la prothèse de ce fameux commandant de la sécurité civile. Ils ne l’avaient pas fait, mais il n’y avait finalement pas d’arme à l’intérieur. Au bout de trois jours de cohabitation forcée, le chef des barbouzes lui a confié qu’il s’était «drôlement trompé», parce qu’il les prenait pour des «bandits». «Or la première chose que j’avais faite, c’était de lui demander le nom de son médecin et de son cardiologue, rappelle le docteur, avant de ramasser adroitement la mise : Les barbouzes, ce n’est pas une réponse politique, c’est une réponse maladroite, surtout quand elle est démasquée. Cela a contribué à retourner les Corses contre l’État.»

Dans les années qui ont suivi, n’y a-t-il pas eu parfois confusion des genres également du côté du mouvement nationaliste, avec des cas d’enrichissement personnel sur le dos de la cause et une imbrication de plus en plus voyante entre crime et politique ? Edmond Siméoni ne conteste pas, mais ne situe pas l’origine du mal en Corse, pas seulement du moins.

«Les dérives ont commencé du fait de l’autonomisation des régions du FLNC, concède-t-il. Il y a eu des gens qui ont quitté le politique pour devenir des percepteurs, qui ont fini par confondre politique et droit commun. Dans toutes les guerres de libération, toutes sans exception, il y a eu des dérives similaires. L’État a eu beau jeu de s’en servir. Dès que quelqu’un était pris dans une affaire de droit commun, on disait : ce type a été nationaliste. Cela relève du mauvais procès.»

Et le docteur de pousser sa démonstration en rappelant comment l’État avait maintenu la Corse dans la misère pendant des années, avant d’investir massivement au tournant des années 1960, dans le sillage de l’arrivée des rapatriés, ce qui aurait contribué à «corrompre certaines élites» et à attirer des bandits corses qui avaient jusque-là vocation à s’exporter sur le continent et dans les colonies…

« Siméoni, lui a dit un jour Bernard Legras, un procureur général particulièrement investi contre le crime organisé, nous avons ouvert deux cents pistes, je vous garantis que dans quelques années le crime organisé n’existera plus. » «Est-ce que je pourrais avoir votre téléphone ? » lui a-t-il répondu. «Pourquoi? » «Parce que j’aimerais vous appeler si ça n’a pas changé. »

«La réalité, observe-t-il une quinzaine d’années après, c’est que ça a empiré. Ils ont bien créé un pôle financier pour contrer l’argent sulfureux, mais il est resté des années sans magistrat à sa tête. Pendant ce temps, la mise en valeur touristique a vu changer de mains un grand nombre de biens avec la complicité d’un certain nombre d’élus, de spéculateurs, sur fond de non-droit. Des procès ont été faits, notamment par des associations environnementales, certains ont été gagnés, mais je ne vois jamais l’État se constituer partie civile, peut-être parce qu’il a intérêt à ce que la Corse, ça devienne Palerme. »

Et le leader autonomiste, qui nous reçoit dans son appartement d’Ajaccio, transformé en quartier géné- ral de la campagne pour les élections à venir (nous sommes le 17 juillet 2015), d’enfoncer le clou avec l’art du bretteur :

«L’essentiel, pour l’État, c’est de se débarrasser de cette identité qui devient extrêmement prégnante. C’est comme les enquêtes policières. Est-ce qu’il vous semble concevable que la police n’élucide qu’un assassinat sur quatre-vingts dans la région d’Ajaccio? C’est parce que la Corse protège les mafieux, nous disent-ils à Paris, mais je pose une question de rattrapage : comment se fait-il qu’ils arrêtent tous les militants nationalistes, même pour des attentats commis il y a dix ans? Et attendez, on ne tue pas le vendeur de came, on tue le patron de la contestation agricole, le syndicaliste, on tue un maire à cause du plan d’occupation des sols, on tue le président du parc régional, on tue le bâtonnier de l’ordre des avocats, on tue le président de la chambre de commerce… Vous savez pourquoi on les élimine ? Parce qu’ils n’ont pas voulu marcher. Ça veut dire à bon entendeur. Il n’y a que la mafia qui fait ça.»

Edmond Siméoni irait-il jusqu’à dire que l’État s’arrange du crime organisé ? «Quel est le seul rempart cré- dible contre le crime ? s’enflamme-t-il. C’est l’État. Il n’y a que l’État qui a pu ramener un semblant d’ordre en Sicile. Mais en Corse, l’État a un problème, ce sont les gens comme moi, qui voulons simplement que les affaires de la Corse soient traitées localement. Si on avait décentralisé il y a cinquante ans, quand le général de Gaulle l’a proposé à Lyon, ne croyez-vous pas que l’on aurait évité cette dégénérescence et beaucoup d’abus? On ne leur a pas demandé de partir, on ne leur a pas demandé de faire leur valise, de nous rendre la base aérienne de Solenzara ou le camp de la légion, juste de nous permettre d’être nous-mêmes…» 

Fidèle à lui-même, sincère jusqu’au bout des ongles, Edmond Siméoni ne sauvera même pas Charles Pasqua.

«Il y a des nationalistes qui ont pensé que l’accent du terroir aidant, on pouvait manger avec Charles Pasqua et faire des accommodements pas tout à fait catholiques. Ça n’a pas duré longtemps, d’ailleurs cela s’est très mal fini pour certains protagonistes…» Première pique, assortie du coup de pied de l’âne  : «Charles Pasqua avait choisi la France depuis longtemps, d’ailleurs il s’est fait enterrer sur le continent.»

Extrait de "Les gangsters de la République", de Frédéric Ploquin, publié aux éditions Fayard, septembre 2016. Pour acheter ce livre, cliquez ici

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