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"Le danger est qu’une civilisation globale se mette un jour à produire des barbares nés de son propre sein" : quand les craintes de Hannah Arendt se réalisent
©REUTERS/Stringer

Bonnes feuilles

L'islamisme marque le retour de la barbarie, et ceci dans une dynamique croissante après le 11 septembre. Nous avons vaincu les barbares d'autrefois : saurons-nous vaincre ceux d'aujourd'hui ? Que l'islam soit le terreau de l'islamisme n'explique pas tout. Il est le symptôme d'un mal plus profond, dont il nous faut chercher les causes. Nous pourrons alors peut-être lui trouver un remède. Extrait de "Barbares : le retour", de Vincent Aucante, aux éditions Desclée de Brouwer 1/2

Vincent Aucante

Vincent Aucante

Vincent Aucante, docteur en philosophie, ancien Directeur du Centre Saint-Louis à Rome et ancien Directeur culturel du Collège des Bernardins à Paris, est spécialiste de Descartes et d'Edith Stein.

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Et maintenant ?

Sous une apparence déconcertante au premier abord, la culture barbare s’est révélée plus qu’un oxymore: l’analyse serrée des groupes considérés historiquement comme des barbares, des Vandales aux Mongols, a en effet révélé des traits communs à tous ces peuples.

La confrontation de la nouvelle barbarie à celle d’autrefois révèle que la seconde n’était pas choisie: elle était celle de communautés homogènes, frappées d’un puissant mimétisme les structurant socialement et politiquement. Et les civilisations, qui restent travaillées par une violence profonde, peuvent régresser vers une telle barbarie spontanée lorsque les conditions sont favorables. Mais la nouvelle barbarie se révèle au contraire une alternative choisie, dans des civilisations qui ont atteint un indéniable niveau culturel élevé. Ce sont des choix individuels qui président à donner libre cours à cette barbarie cachée, et qui peuvent dégénérer en violences de masse. Cicéron et Tacite l’avaient découvert déjà à leur époque: la barbarie n’est pas seulement une manière de rejeter l’étranger qui diffère par rapport à sa propre culture, ni un point de vue qui à l’extrême rendrait le barbare aimable: elle habite au fond de chaque personne. C’est la persistance de cette barbarie intérieure qui explique les dérives des sociétés civilisées, tant dans l’organisation des massacres de leur propre population que dans l’exploitation destructrice d’êtres humains supposés d’un degré d’humanité moindre, des esclaves aux prostituées. Il ne suffit donc pas de condamner les crimes de l’Allemagne nazie, du stalinisme, ou des Khmers rouges. D’autant que pour les violences et massacres qui ne sont pas reconnus comme des génocides, au sens où l’entend le Tribunal international de La Haye, les groupes et les États coupables restent impunis.

La question ici n’est pas non plus de condamner la violence au nom d’une morale érigée en règle universelle, mais plutôt de dénoncer la présence de la barbarie au cœur même de nos civilisations avancées, ainsi que la responsabilité des dirigeants politiques qui la choisissent sciemment. Ou pour le dire autrement, la raison dans ce qu’elle peut construire de plus élevé cohabite sans heurts avec la plus violente des barbaries, Hobbes déjà l’avait appréhendé en son temps. Cette compromission, qui avait frappé Hans Jonas face aux camps de concentration nazis, est bien le problème des cultures postmodernes, leur face d’ombre qui les ronge de l’intérieur comme une gangrène qu’on ne perçoit que dans ses résurgences massives. Maurice Merleau-Ponty en avait eu le pressentiment : 

« La vie politique rend possible une civilisation, mais est atteinte d’un mal fondamental qui relativise le jugement politique. »

La pensée se trouve comme sclérosée face à cet abîme qui lui est intérieur; comme le notait déjà Aristote, la raison peut utiliser ses facultés pour faire le mal. Et la personne humaine qui a acquis une certaine liberté individuelle est d’autant plus exposée à ce que Hannah Arendt appelle le « mal radical », qui travaille la liberté individuelle. Paul Landsberg considérait ainsi que la vie humaine oscille sans cesse entre deux vertiges: l’un l’entraînant dans une « extase noire », et l’autre vers une extase supérieure. « Le bien et le mal coulent de la même source », rappelle de même Todorov.

Lorsque la tendance à « l’extase noire » l’emporte, les individus basculent dans la barbarie. Ils peuvent d’ailleurs succomber à cette tentation collectivement, formant alors des masses criminelles, engendrant des sociétés perverses habitées par une barbarie profonde, outillée des plus grandes avancées technologiques et rationnelles. Et certains dirigeants peuvent être tentés d’y avoir recours pour asseoir leur autorité sur la terreur, en stigmatisant un ennemi réel ou imaginaire. Ce phénomène est indépendant du niveau intellectuel, culturel, artistique, il est également indépendant de la religion et des options philosophiques des intéressés. Il traverse le xxe et le xxie siècles, sous le masque de l’individualisme, ou déguisé en défense des traditions présumées. À ce titre, il n’y a donc pas de rupture entre la mouvance terroriste et nos cultures mondialisées: la première se nourrit des secondes, quel que soit son visage, « brigades rouges » ou « djihadisme ».

Pouvons-nous espérer régler la situation comme jadis les barbares furent vaincus par les anciennes civilisations? Reprenons rapidement les différents remèdes que nous avons rencontrés plus haut. Intégrer les nouveaux barbares, la chose est difficile: les cellules psychologiques accompagnant les anciens djihadistes s’y emploient, mais les causes profondes inhérentes à nos civilisations demeurent. Tenir à distance les nouveaux barbares, la chose est impossible puisqu’ils se nourrissent des contradictions internes de nos civilisations travaillées par la barbarie intérieure. De plus, avec la mondialisation des échanges et des informations, ils se retrouvent partout. Les employer comme mercenaires, les puissances occidentales le font depuis des dizaines d’années, avec comme conséquence l’émergence de nouveaux groupes qui prennent leur autonomie et se retournent contre leurs anciens amis, comme l’illustre le mouvement Al Qaida initié par les États-Unis et leur allié, l’Arabie saoudite (cf. supra). Ces deux pays continuent pourtant sur cette voie sans issue en soutenant certains groupes terroristes comme Al Nosra contre le prétendu « État islamique » (Daesh). Quant à faire la guerre aux nouveaux barbares, de nombreux États s’y emploient, mais ils ne visent que les résurgences extérieures de la barbarie sans s’attaquer aux racines du mal. Si la démographie des colons sédentaires permit autrefois de submerger les dernières enclaves tenues par les barbares, nous sommes aujourd’hui trop nombreux sur terre pour compter sur de telles solutions. Et c’est même notre démographie mondialisée qui favorise la nouvelle barbarie en imposant partout promiscuité et précarité. De plus, les démocraties sont contraintes à la fois par les rythmes soutenus de la mondialisation et par le temps court des élections, qui ne leur permettent pas d’envisager des perspectives qui s’étalent sur une dizaine d’années, a fortiori sur plusieurs générations. La barbarie se trouve enracinée dans les différents types de société qui se développent au sein de la mondialisation, et les craintes de Hannah Arendt sont plus que fondées :

« Le danger est qu’une civilisation globale, coordonnée à l’échelle universelle, se mette un jour à produire des barbares nés de son propre sein, à force d’avoir imposé à des millions de gens des conditions de vie qui, en dépit des apparences, sont les conditions de vie des sauvages. »

Cette prophétie se réalise en ce moment.

Extrait de "Barbares : le retour", de Vincent Aucante, aux éditions Desclée de Brouwer, septembre 2016. Pour acheter ce livre, cliquez ici

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