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Immobilisme à Bratislava : l'Union européenne est-elle une URSS en fin de course qui s'ignore ?
©Capture d'écran Dailymotion

Etoutacou !

Ce vendredi s'ouvre à Bratislava un sommet européen, le premier sans la Grande-Bretagne depuis le référendum sur le Brexit. L'onde de choc suscitée par ce dernier a relancé la thématique du déclin de l'UE, que les dirigeants français et allemand souhaiteraient contenir. Mais face aux divergences entre partenaires européens sur de nombreux dossiers, la tâche s'annonce compliquée.

Alain Wallon

Alain Wallon

Alain Wallon a été chef d'unité à la DG Traduction de la Commission européenne, après avoir créé et dirigé le secteur des drogues synthétiques à l'Observatoire européen des drogues et des toxicomanies, agence de l'UE sise à Lisbonne. C'est aussi un ancien journaliste, chef dans les années 1980 du desk Etranger du quotidien Libération. Alain Wallon est diplômé en anthropologie sociale de l'Ecole Pratique des Hautes Etudes, VIème section devenue ultérieurement l'Ehess.

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Florent Parmentier

Florent Parmentier

Florent Parmentier est enseignant à Sciences Po et chercheur associé au Centre de géopolitique de HEC. Il a récemment publié La Moldavie à la croisée des mondes (avec Josette Durrieu) ainsi que Les chemins de l’Etat de droit, la voie étroite des pays entre Europe et Russie. Il est le créateur avec Cyrille Bret du blog Eurasia Prospective

Pour le suivre sur Twitter : @FlorentParmenti

 

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Atlantico : Ces dernières années, certaines personnalités, comme George Soros ou Vladimir Boukovsky, ont comparé l'UE à l'URSS dans leurs mouvements et dynamiques, prévoyant ainsi un effondrement de l'UE sur le modèle de celui de l'URSS. Quelles sont effectivement les similitudes de mouvements et de dynamiques que l'on peut retrouver entre l'UE et l'URSS au prisme de la notion de "déclin" ? Un effondrement, d'ici quelques années, de l'UE sur le modèle de celui de l'URSS est-il envisageable ?

Florent ParmentierA y regarder trop rapidement, on pourrait écarter cette comparaison comme étant purement inepte, voire incongrue si l’on compare le bilan humain des deux entités. En effet, on peut objecter que l’Union européenne s’est construite en aimantant des Etats qui ont voulu se joindre à un projet politique s’appuyant sur des régimes démocratiques, alors que l’URSS était une fédération qui s’est développée par la force autour d’un centre, Moscou, peut-être même au détriment et en contrepoids de ce centre. Le projet européen, chez les pères fondateurs, devait aboutir à une sorte de fédéralisme comme destination, là où la fédéralisation de l’URSS s’est imposée par le centre.

Leur raison historique diffère certainement. La création de l’URSS est le résultat de la Première Guerre mondiale, tournant le dos au tsarisme et au système capitaliste, là où l’Union européenne s’est construite sur les ruines fumantes de la Seconde Guerre mondiale et des divers nationalismes. Les deux sont cependant des constructions se mobilisant autour d’un projet politique, s’éloignant de l’Etat-nation classique.

Si l’on prend le prisme du déclin, on peut observer que l’Europe arrive aujourd’hui à une forme de stagnation économique relative qui remet en question la promesse de prospérité et de bien-être. Sa capacité d’absorption de nouveaux Etats semble s’affaiblir, son poids international s’érode et les Européens se divisent sur les valeurs à défendre. L’UE est-elle une super-bureaucratie que dénoncent les uns, ou le cheval de Troie de la mondialisation des autres ? Comme avec l’URSS, la question de la réforme du système européen se pose, et la réponse ne semble pas évidente.

Ainsi, l’UE peut-elle s’effondrer ? "Nous autres, civilisations, savons désormais que nous sommes mortelles", disait Paul Valéry. L’Union européenne est tellement présente dans l’esprit de nos élites qu’on n’en saisit pas sa fragilité intrinsèque. L’URSS a duré trois générations, et son effondrement semblait impossible, avant qu’on ne juge qu’il fût inévitable. Ce même type de surprise historique est également possible pour l’Union européenne : elle s’approche de l’âge qui a vu la disparition de l’URSS. L’Union européenne survivra-t-elle à sa troisième génération ?

Alain WallonTout d’abord, il faut faire la différence entre ces deux "futurologues" : George Soros, tout en ayant bâti l’essentiel de sa très grande fortune sur des opérations de spéculation financière, notamment contre la Livre sterling à l’époque du SME, ancêtre de l’Euro, paraît pourtant se placer du côté des partisans d’une Europe plus forte, même s’il se dit inquiet de l’incapacité actuelle des chefs d’Etat européens à se dépêtrer de leurs égoïsmes nationaux et des tensions dangereuses qui se développent ainsi au sein de l’Union. En revanche, Vladimir Boukovski, malgré le respect que je dois à un dissident historique de l’ex-URSS, débite comme des oukazes à coup de mensonges un discours caricatural, factuellement erroné et simpliste contre l’Union européenne qu’il assimile purement et simplement à la dictature stalinienne. Son raisonnement tient en une phrase : puisque l’UE n’est que la répétition, plus ou moins maquillée, du modèle de l’URSS, elle s’effondrera comme son modèle, point final. Evidemment, toute construction humaine est faillible et fragile et l’UE peut connaître le sort des grandes constructions qui, soit brutalement, soit progressivement ont échoué à éterniser leur existence. Mais avant de tenter des parallèles entre la chute de l’empire romain, perse, ottoman ou communiste et la construction avant tout institutionnelle, quoique très politique, de l’Europe unie, il me semble qu’il faudrait d’abord isoler et définir ce qui peut constituer les principales lignes de faille, les défauts de fabrication, les points possibles de rupture de l’édifice puis, dans un second temps identifier les facteurs, déstabilisateurs ou stabilisateurs, qui sont aujourd’hui – ou à court et moyen terme – mis en jeu. Un phénomène, commun à tous les empires pour lesquels la puissance passait par leur expansion territoriale, est ce que les Anglo-saxons appellent le "stretching effect", c’est-à-dire le déchirement quasi inévitable du tissu de cette expansion au-delà d’un certain stade : autonomisation des provinces annexées ou pays vassaux, révoltes devenant endémiques aux marches de l’empire non jugulables par l’autorité ou la seule force du pouvoir central, refus d’y faire remonter l’impôt, etc. L’élargissement à l’Est, pourtant réclamé par ces pays eux-mêmes mais aussi souhaité et favorisé par les institutions de l’UE dans leur ensemble, relève-t-il de ce même type de phénomène ? L’incapacité à fixer une frontière géographique claire (quid de la Turquie, du Maroc, de l’Ukraine) à l’Europe unie peut le laisser penser… Mais parler de déclin alors qu’il s’agit peut-être plus d’une crise de croissance que de sénilité me paraît hasardeux. Ce qui ne veut pas dire qu’une embolie, une paralysie des muscles menant à l’effondrement organique que vous évoquez ne serait pas possible…

Dans quelle mesure le Brexit est-il venu précipiter les notions de "déclin" et d' "effondrement" que l'on peut désormais appliquer à l'UE ? 

Alain WallonSans adhérer, sinon très partiellement, à ces hypothèses sur la forme que pourrait prendre un collapsus du système européen actuel, je pense qu’en effet le Brexit est un tournant historique majeur dans l’histoire de l’Union européenne. Hélas ou heureusement, rien n’est simple. Voyez comme le Brexit commence lui-même à montrer deux faces opposées, tel un Janus bifrons : un côté déstabilisateur, indéniablement, tant à l’extérieur du Royaume-Uni qu’à l’intérieur. A l’extérieur, en apportant beaucoup d’eau au moulin des forces politiques qui ont fait de l’europhobie leur principal argument électoral et profitent de l’effet boule de neige que leur procure leur irruption dans un jeu institutionnel bloqué ou gravement grippé, effet amplifié par la sidération fascinée – sauf exception - des médias. A l’intérieur, en bouleversant les équilibres politiques traditionnels, clivant les camps jusqu’au sein des partis dits de gouvernement, voire en mettant en cause la répartition des pouvoirs entre le centre (Londres) et les régions (Ecosse, Irlande du Nord) à travers le prisme de leurs rapports respectifs à la construction européenne. Un autre côté stabilisateur, cependant, du Brexit dès lors qu’il commence déjà à montrer, comme un soufflé en cours de refroidissement, des signes d’affaiblissement de ses positions tranchées du départ : le flou, pour ne pas dire la confusion, qui entoure la stratégie des Tories sur les suites à donner au vote populaire, leur sous-estimation des obstacles à franchir, leur surestimation à l’inverse des bénéfices que la pays pourrait tirer de cette sortie en fanfare… tout cela opère comme un bon seau d’eau froide sur un moteur en surchauffe et peut, à assez court terme, redistribuer pas mal de cartes. Le mal est fait, dira-t-on, en pensant au coup d’accélérateur que l’opération Brexit a provoqué en faveur de mouvements nationalistes, comme en ce moment en Allemagne ? Certes, mais les difficultés britanniques à transformer l’essai, si elles s’avèrent durables et profondes, auront des répercussions auprès des citoyens européens, dont les coups de gueule ne signifient pas qu’ils ont abandonné toute prudence et résilience politiques. Un fiasco du Brexit ne sauverait pas l’UE – au premier chef le Conseil européen - de ses mauvais démons mais donnerait tout de même un sérieux coup de frein aux ambitions de ses thuriféraires.

Florent Parmentier : Le Brexit vient de remettre en cause une croyance fondamentale : comme le socialisme avant la guerre en Afghanistan, un Etat qui est entré dans l’Union européenne ne pourrait en sortir – comme on ne sortait pas du socialisme. Le départ volontaire du Royaume-Uni est-il le prélude à de nouveaux départs, ou sera-t-il au contraire l’illustration du coût de la non-Europe ?

Pour l’heure, il est difficile de dire qui, de l’Europe ou du Royaume-Uni, se rapproche le plus du risque de désintégration. Si l’Europe perd certainement un membre, l’Irlande du Nord ou l’Ecosse pourraient au contraire dans un délai de quelques années décider de revenir vers l’Union européenne, précipitant l’effondrement du Royaume-Uni.

La manière dont le Royaume-Uni résistera à sa sortie de l’Union européenne donnera, dans les prochaines années, un indicateur de l’état de santé de l’Europe.  

Sur le modèle de la Grande-Bretagne quittant l'UE alors que cette structure continue d'exister, y-a-t-il eu des pays membres de l'URSS qui ont quitté cette structure avant sa dislocation ? Cela a-t-il contribué à cette dernière ? 

Florent ParmentierAu cours des années 1970, l’historienne Hélène Carrère d’Encausse faisait le pari que l’URSS chuterait, en raison du taux de natalité des musulmans des républiques d’Asie Centrale. En réalité, les Etats centre-asiatiques n’étaient pas en première ligne pour réclamer leur indépendance ; ce sont les Etats baltes qui sont sortis, eux dont les populations majoritaires n’ont jamais accepté l’incorporation au sein de l’URSS ayant eu lieu avec la Seconde Guerre mondiale. Un certain nombre d’Etats n’avaient d’ailleurs jamais reconnu l’annexion des pays baltes.

L’URSS a reconnu l’indépendance des Etats baltes le 6 septembre 1991, soit plus de trois mois avant sa disparition. Le départ du Royaume-Uni est lui plus contradictoire dans la mesure où ce dernier se refuse à activer l’article 50, signifiant la sortie effective de l’Union européenne. Cela montre les limites de la comparaison : les Baltes ont critiqué leur occupation pendant un demi-siècle, et la participation du Royaume-Uni pendant quatre décennies ne peut être considérée sous le même angle…

Alain WallonL’URSS n’a été officiellement dissoute que le 26 décembre 1991, le lendemain de la démission de Gorbatchev, mais auparavant les trois Etats baltes avaient pris la tangente, déclarant leur indépendance au printemps 1990, ainsi que l’Arménie. Suivirent ensuite la Russie, sous l’impulsion de Boris Eltsine, puis ce fut au tour de l’Ukraine et de la Biélorussie : la structure devenue quasi vide fut finalement dissoute. Cette dissolution éclair fut cependant le fruit d’un long processus, entamé des décades auparavant avec la Révolution hongroise et le soulèvement de Budapest en 1956, d’autant plus violemment réprimé par Moscou que le rapport dénonçant le culte de la personnalité de Staline venait d’être publié et faisait fonction de la main qui soulève le couvercle de la dictature soviétique en URSS et dans tous les pays satellites. Il y a eu dix ans plus tard, en 1967-68, le printemps de Prague, écrasé lui aussi par les chars du "Grand frère" russe. Puis viendront les grèves des chantiers navals en Pologne et la naissance du puissant syndicat Solidarnösc. De fait, tout au fil de ces longues années, la marmite n’a pas cessé de bouillir, y compris en Russie, au cœur du système sous l’impulsion des dissidents et du Samizdat, cette littérature clandestine qui parvenait à passer les frontières, celles des camps du Goulag et de l’empire.  

Après la chute du mur de Berlin, personne n'envisageait l'effondrement de l'URSS, et notamment chez les dirigeants soviétiques. Or celui-ci est survenu moins de trois ans après. Les élites européennes seraient-elles frappées du même aveuglement que la nomenklatura à propos de la situation actuelle de l'UE ? 

Alain WallonA l’Ouest, un nombre non négligeable, croissant d’ailleurs au fil du temps, de personnes, de groupes militants soutenant activement la dissidence à l’Est observait la multiplication de signes annonciateurs d’une crise profonde, sans doute mortelle, du système soviétique. Pour eux, ce ne fut pas une surprise, même si la rapidité de l’effondrement n’était pas généralement prévue. Ceux qui furent surpris, ce furent les personnels politiques mis en place par Moscou dans les pays du Bloc soviétique et aussi l’essentiel des structures centrales, à l’exception sans doute du KGB dont le patron, Andropov, se retrouva brièvement à la tête de l’URSS, entre 1982 et 1984. Ayant participé à la répression de l’insurrection de Budapest, mais surtout remarquablement renseigné par son service secret, il avait semble-t-il pris conscience de l’impossibilité à poursuivre la voie maintenue après Staline par Kroutchev et Brejnev. Il fut le premier, avant Gorbatchev, à envisager des réformes réelles du système. Ainsi, beaucoup de vers étaient dans le fruit mais peu, parmi la Nomenklatura, étaient conscients des ravages qu’ils allaient produire. Pour ce qui relève des autorités de l’Union européenne, ce sont les chefs d’Etat et de gouvernement qui sont aux commandes politiques : or beaucoup se comportent aujourd’hui comme si, voyant monter les périls, ils choisissaient de se replier dans leurs coquilles nationales, vouant du même coup la maison commune européenne à la paralysie. Pour moi, cela est pire que l’aveuglement : contrairement aux anciens maîtres de l’énorme étouffoir soviétique, eux disposent de toute l’information, des analyses, des expertises nécessaires pour la prise de décision. Et pourtant… rien ne se passe.

Florent Parmentier : Il faut se souvenir précisément que quelques jours avant la chute du mur de Berlin, Mikhaïl Gorbatchev a pu avertir Erich Honecker que "celui qui ne change pas, la vie le punit". La question de l’aveuglement est importante, et fait écho au procès en "déconnexion" des élites que l’on peut connaître en France. Les dirigeants partent du principe que le réel est rationnel, d’où peut-être une forme d’aveuglement, de mépris pour les spécificités des différents pays, que ce soit d’ordre économique, politique ou historique.

Cet argument se retrouve notamment chez Emmanuel Todd lorsqu’il étudie le positionnement français au sein de la zone euro, à l’avantage net de l’Allemagne selon lui. Il se retrouve également chez les souverainistes d’Europe Centrale, au sein du groupe de Visegrad, et des mouvements souverainistes en Europe en général.

La période 2016-2017 sera une période électorale en Europe (élection présidentielle en France, élections législatives en Allemagne, etc.). Dans quelle mesure cela risque-t-il de ralentir la nécessaire réforme de l'UE ? Avec quelles conséquences pour l'avenir de l'Union si ce ralentissement/cette inaction étaient avérés ? 

Alain WallonA l’évidence, hélas, le Conseil européen qui se réunit ce vendredi à Bratislava est comme une armée inopérante engluée dans la boue saumâtre des échéances électorales nationales et des calculs tacticiens qui vont avec. Oui, à coup sûr, c’est le plus grand frein actuel à une relance sérieuse, vigoureuse de l’UE. Mais comment parler de stratégie pour l’Europe, d’objectifs de moyen et long terme et des dangers de ne rien faire à des gens qui ne visent que leur réélection, comme ce faux couple ou ce vrai couple de faux amis que sont pour l’heure la France de Hollande et l’Allemagne de Merkel ? Les conséquences sont d’autant plus difficiles à mesurer que cette course en sacs ne fait que commencer et bien malin qui pourra dire quand les protagonistes en reviendront guéris…

Florent Parmentier : Il est vrai que l’Union européenne doit se poser la question de la direction qu’elle souhaite suivre, et du projet qu’elle souhaite impulser. Le problème est que sa division est grande à ce sujet : comme l’URSS en son temps, l’UE est tiraillée entre différentes tendances qui rendent son évolution plus difficile, alors même que le statu quo n’est pas totalement satisfaisant. Il est à craindre que les différentes élections ne clarifieront pas totalement la direction à suivre.

A ceux qui pensent que l’Europe coûte cher, il faut toutefois opposer le constat suivant : l’effondrement de l’Union soviétique a été extrêmement coûteux, du fait notamment de la rupture des solidarités économiques et de la désorientation des acteurs économiques. Les égoïsmes nationaux ne nous mèneront pas à une conflagration militaire européenne, mais peut certainement mettre à l’épreuve la cohésion sociale des différentes sociétés concernées. L’Europe est certainement mortelle, mais il est encore trop tôt pour l’enterrer.  

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