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Comment le néolithique nous met en garde sur l’effondrement possible de notre civilisation
©Spiridon MANOLIU

Crise

D'après des anthropologues américains, notre civilisation présente des signes avant-coureurs d'effondrement. Le défi de nos sociétés est donc de s'adapter aux bouleversements qu'il subit.

Philippe Fabry

Philippe Fabry

Philippe Fabry a obtenu son doctorat en droit de l’Université Toulouse I Capitole et est historien du droit, des institutions et des idées politiques. Il a publié chez Jean-Cyrille Godefroy Rome, du libéralisme au socialisme (2014, lauréat du prix Turgot du jeune talent en 2015, environ 2500 exemplaires vendus), Histoire du siècle à venir (2015), Atlas des guerres à venir (2017) et La Structure de l’Histoire (2018). En 2021, il publie Islamogauchisme, populisme et nouveau clivage gauche-droite  avec Léo Portal chez VA Editions. Il a contribué plusieurs fois à la revue Histoire & Civilisations, et la revue américaine The Postil Magazine, occasionnellement à Politique Internationale, et collabore régulièrement avec Atlantico, Causeur, Contrepoints et L’Opinion. Il tient depuis 2014 un blog intitulé Historionomie, dont la version actuelle est disponible à l’adresse internet historionomie.net, dans lequel il publie régulièrement des analyses géopolitiques basées sur ou dans la continuité de ses travaux, et fait la promotion de ses livres.

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Atlantico : Dans un article récent, Sean S. Downeya, W. Randall Haas Jr. et Stephen J. Shennanb, chercheurs au département d'anthropologie du Maryland mettent en évidence un certain nombre de signes annonçant la chute d'une civilisation. Selon eux, certains sont présents dans nos sociétés. Quelle méthodologie adoptent-ils ? Ils se basent sur le néolithique. Pourquoi ce choix ? Auraient-ils trouvé d'autres résultats avec des périodes et civilisations plus récentes ?

Philippe Fabry : Leur  article se rattache au courant de la "collapsologie", qui cherche à étudier les causes de l'effondrement des civilisations, dans la lignée d'ouvrages comme celui de de Joseph Tainter, L'Effondrement des sociétés complexes, paru aux Etats-Unis en 1988, et plus récemment (2005) Jared Diamond: Effondrement : comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie. Tainter pensait que l'effondrement des civilisations était inéluctable lorsqu'elles atteignaient un certain degré de complexité et devenaient incapables de s'adapter aux changements, et Diamond que c'était le fruit de problèmes environnementaux (écologiques, ou politiques avec l'apparition de voisins hostiles ou la perte de partenaires commerciaux).

Le souci des auteurs de cet article est en l'occurrence de servir la sustainability science, la science de la durabilité - nous parlons plus couramment de développement durable. L'idée est de débusquer les causes et signes avant-coureur de l'effondrement des sociétés, dans le but de prévenir un tel effondrement pour notre civilisation moderne. 

C'est dans cette perspective que ces chercheurs ont mené leurs recherches sur les communautés du néolithique, une période qui a ceci en commun avec la nôtre d'avoir connu des innovations technologiques extrêmement importantes, bouleversant les rapports sociaux.

Les chercheurs ont constaté qu'après avoir produit une remarquable augmentation de la population, on assiste à ces périodes à une forte instabilité sociale et un effondrement démographique assez brutal ; ce qui peut être constaté en examinant les traces archéologiques laissées par les communautés concernant l'habitat, la nutrition, etc. Ils ont traité statistiquement les données venant de quelques 2500 sites différents.  Ils pensent que ledit effondrement viendrait d'une incapacité des sociétés considérées à se réorganiser, à s'adapter à certains changements : épuisement des sols, par exemple - ce qui est dans la continuité des thèses de Tainter et de Diamond.

Cette capacité à se réorganiser est ce qu'on appelle la "résilience", la capacité d'un système à absorber un changement important sans s'effondrer, sans rompre ses structures sociales et ses institutions.

Les auteurs rappellent que les sociétés qui s'effondrent et subissent un regime shift, c'est-à-dire un passage brutal d'un système à un autre, qualitativement différent. Par exemple l'effondrement démographique et institutionnel d'un empire multinational qui se morcellerait en petites entités locales entre lesquelles il n'y aurait plus ou quasiment plus de communications.

Il me semble certain qu'ils auraient pu trouver des résultats similaires dans des périodes plus récentes : l'effondrement "systémique" qui a touché la Méditerranée orientale au XIIe siècle avant notre ère, avec la disparition simultanée des civilisations hittite, mycénienne et un fort repli de la civilisation égyptienne, ou plus près de nous l'effondrement de l'Empire romain, dont parlait déjà Tainter et sur lequel j'ai moi-même écrit, et dont on voit bien, dans les derniers siècles de son histoire, une accélération des crises dont les institutions ont de plus en plus de mal à se remettre. On trouve également des effondrements du même type dans l'histoire impériale de la Chine, notamment. 

Qu'est-ce qui rapprochent nos sociétés des communautés du néolithique, marquées par le passage de la chasse et de la cueillette à l'agriculture ? Comment nous situer par rapport à elles ?

Le passage de la chasse et la cueillette à l'agriculture a constitué un bouleversement énorme dans l'histoire de l'humanité. C'est là que commence vraiment la civilisation, mais surtout que les communautés vont être confrontées à tout un tas de problématiques internes auxquelles elles échappaient relativement. En effet l'homme se battait déjà auparavant, entre communautés, pour des terrains de chasse, par exemple. Mais avec l'apparition de l'agriculture, les communautés connaissent une énorme mutation interne : on passe alors de sociétés très égalitaires de chasseurs-cueilleurs à des sociétés hiérarchisées, avec la sédentarisation, puis l'urbanisation et les tensions sociales afférentes. 

En effet, dans une communauté de chasseurs-cueilleurs, le spectre du niveau de vie est très étroit : il n'y a guère de "riches" et de "pauvres". Il y a évidemment des individus qui ont plus d'autorité que d'autres au sein du groupe, et cela doit se traduire par quelques avantages, mais les membres du groupes sont, par la force des choses, maintenus dans une certaine égalité matérielle. 

Avec l'agriculture et l'élevage, tout cela change : on voit apparaître le patrimoine, l'hérédité, l'enrichissement, et donc l'accroissement de la différenciation sociale - et ce que l'on appelle couramment les inégalités, avec des riches et des pauvres, mais aussi des castes. Car dans un groupe de chasseurs-cueilleurs, le prestige que peut avoir un individu reste très personnel, il ne s'hérite pas, et si l'on n'hérite pas des qualités de son géniteur, on est ramené dans la moyenne. Mais dans une société où existe le patrimoine, les hiérarchies se consolident, et des intérêts de castes apparaissent au sein même des communautés. 

C'est donc, avec l'agriculture et la sédentatisation, la communauté humaine "moderne" qui naît. De ce point de vue, et même aujourd'hui, après deux siècles de révolution industrielle, la rupture du néolithique demeure inégalée, car elle a authentiquement fait naître une société nouvelle. En revanche, dans nos sociétés modernes, nous vivons toujours selon ces règles, que je viens d'évoquer, et qui sont apparues, suivant les régions, entre 9000 et 3000 ans avant notre ère. Si vous remontez au Moyen Âge, sous l'Empire romain ou même en Grèce ancienne, vous retrouverez des problématiques semblables qui, avant le Néolithique, n'existent pas, parce que la cité sédentaire et l'accumulation de patrimone - on dirait plutôt aujourd'hui de capital - n'existait pas. Qui dit accumulation de capital dit différenciation sociale, et apparition de tensions internes auparavant inexistantes. Par ailleurs, la différenciation des activités entraîne la spécialisation, la division du travail, et la formation de ces sociétés complexes dont parlait Joseph Tainter. 

Donc, pour revenir à votre question, comment nous situer par rapport aux sociétés néolithiques ? Eh bien je dirai que, par de nombreux aspects, une société du néolithique, sédentarisée, pratiquant l'élevage et l'agriculture, connaissait sans doute déjà des mécaniques internes qui la rendaient plus proche de nous, aujourd'hui, que des chasseurs-cueilleurs dont elle n'était séparée que de quelques siècles. 

En revanche, sommes-nous, nous-mêmes, à la veille d'une révolution telle que nous serions à l'homme de demain ce que le chasseur-cueilleur était à l'homme du néolithique ? Certains l'affirment, notamment du côté des transhumanistes qui croient au transfert de la conscience humaine vers des ordinateurs. D'autres évoquent, plus simplement, une économie de la connaissance qui apparaîtrait lorsque, ayant développé de nouvelles sources d'énergie illimitée, nous n'aurions plus guère de soucis matériels, les matières premières ne devenant plus un problème - car avec de l'énergie illimitée vous transformez n'importe quoi en n'importe quoi - et des robots dotés d'intelligence artificielle pouvant assurer toute la production. 

En quoi les bouleversent technologiques pourraient être néfastes à notre société ? Comment rendre nos sociétés durables ?

L'idée spécifique des auteurs de cet article, qu'ils disent pouvoir tirer de leur examen des sociétés du néolithique, est que l'on observe toujours, dans le laps de temps précédent l'effondrement final, une résilience de moins en moins grande du système face à chaque nouvelle épreuve ; c'est-à-dire que les communautés considérées parviennent de plus en plus difficilement à se remettre de chocs.

Si l'on pouvait identifier les causes de cette diminution de résilience, les chercheurs pensent qu'on pourrait éventuellement y remédier, et donc favoriser le développement durable.

Inversement, pour les pessimistes, l'identification de cette diminution de résilience à l'époque actuelle devrait signifier que l'on s'approche d'un effondrement systémique. Cependant, il faut insister sur le fait que les auteurs de l'article ne portent aucune conclusion sur l'état actuel de notre civilisation, et n'affirment pas que l'on y voit les signes avant-coureurs qu'ils ont décelé dans ces sociétés du néolithique avant leur effondrement démographique. 

On peut toutefois essayer de voir ce qu'ils pourraient être. Je parlais plus haut de l'hypothèse où le progrès en matière d'énergie et de robotique - des choses qui selon certains semblent aujourd'hui à notre portée, avec la promesse de la fusion nucléaire et les progrès immenses de l'intelligence artificielle, notamment - effacerait pratiquement la question des matières premières et les limites de la production. 

Toutefois, même un tel scénario, paraissant idyllique sur le papier, pourrait voir naître de nouveaux problèmes, tout comme l'agriculture et l'élevage, s'ils ont grandement amélioré le confort matériel de l'homme et lui ont permis, en s'affranchissant de la nécessité de se nourrir au jour le jour, de se livrer à d'autres activités génératrices de progrès technologique et scientifique, ont aussi fait apparaître des problèmes économiques et sociaux tout nouveaux tels que ceux que j'évoquais plus haut. 

Quels pourraient-ils être ? 

La transition vers un tel modèle, en soi, pose question. La Révolution industrielle a mis un siècle et demi pour remplacer 50% de la population active par des machines. La révolution robotique qui nous attend va remplacer près de la moitié de la population active par des machines en vingt ou trente ans. Un bouleversement potentiellement catastrophique. Le marché du travail et de la formation pourraient n'avoir pas le temps de s'adapter avant que les tensions sociales provoquées ne débouchent sur des mutations politiques néfastes, c'est-à-dire la mise en place de régimes politiques centralisés, planificateurs, prétendant s'occuper de redistribuer toute cette richesse produite par des robots. On voit déjà les prémices de cette évolution avec le discours de plus en plus présent sur le "revenu universel" qui serait la "solution" au problème robotique - ce dont je doute très fortement. Nous verrions alors le monde se transformer en une sorte d'URSS gigantesque. C'est un risque très réel et un danger très important, parce que, en même temps que cela serait le résultat d'un énorme progrès technique, cela figerait le progrès technique, car l'innovation est le cauchemar des planificateurs. Et bien entendu, un tel système finirait par s'effondrer sur lui-même. Comme l'Empire romain et d'autres du même genre. 

Au-delà, dans l'hypothèse où se mettrait en place ce nouveau modèle de production, qui serait effectivement comparable à la révolution néolithique, je pense que nous serions bien en peine de prévoir quelles nouvelles difficultés cela pourrait faire apparaître car, face à cet éventuel monde de demain, nous sommes comme les chasseurs-cueilleurs à la veille de l'apparition de l'agriculture, de l'élevage et de ce nouveau monde de production : nous ne savons pas vraiment où nous allons, et il est vraisemblable que certaines mutations seront très douloureuses à encaisser. Notre civilisation s'effondrera peut-être. Jusqu'ici, les civilisations n'ont jamais échappé à l'effondrement, mais pour autant la civilisation n'a pas disparu, au contraire. De ce point de vue, la "durabilité" est-elle seulement possible ? N'est-ce pas une forme de quadrature du cercle, que d'essayer de penser des bouleversements technologiques immenses qui n'amèneraient aucun bouleversement social ?   

Et, pour terminer, j'ai envie de donner une petite note d'espoir : souvent, nous nous demandons si un monde dans lequel l'homme n'aurait plus besoin de travailler ne serait pas déprimant et désespérant. Je pense que l'exemple de la révolution néolithique nous enseigne le contraire : la vie de l'homme n'a pas perdu son sens parce qu'il n'a pas eu besoin quotidiennement de pêcher, de chasser et de trouver à manger. Il a inventé de nouvelles activités. Il continuera à le faire.

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