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Quand les djihadistes de Daech piègent les hôpitaux dans les villes qu’ils abandonnent
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THE DAILY BEAST

La ville de Manbij est encore enveloppée de drapeaux noirs et de peur. Mais la vraie question désormais est : que va-t-il se passer maintenant ?

Wladimir Van Wilgenburg

Wladimir Van Wilgenburg

 Wladimir Van Wilgenburg est journaliste pour The Daily Beast.

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 The Daily Beast. Wladimir Van Wilgenburg

Manbij, Syrie – Même libérée de Daech, cette ville du nord de la Syrie est encore recouverte des bannières noires des djihadistes. Tout et n’importe quoi pourrait être piégé avec des explosifs et c’est d’ailleurs souvent le cas. Alors les habitants réfléchissent à deux fois avant de décrocher une bannière noire.

Les déflagrations d’explosifs n’ont pas cessé durant mes nombreuses sorties dans la ville, lors du week-end du 14 août. Parfois, on me disait qu’on faisait exploser des objets piégés ou des engins explosifs artisanaux. Parfois, c'était de vraies bombes et des gens sont morts. Après des semaines de combats, Manbij a été reprise par les Forces Syriennes Démocratiques, soutenues par les bombardements des alliés et leurs conseillers militaires sur le terrain.

Avant la guerre, cette ville comptait 100 000 habitants. Elle est située à un carrefour stratégique sur la principale route entre Raqqa, capitale des terres de l'Etat islamisque autoproclamé, et Alep, où les combats font rage et où les routes convoitées de tous les trafics vers la Turquie passent.

Sous le règne de Daech, Manbij avait la réputation d’être la base des combattants étrangers qui avaient répondu à l’appel du califat. Certains l’appelaient "la petite Londres". Parmi ses habitants, un certain Mohammed "Jihadi John" Emwazi, britannique, devenu célèbre grâce aux vidéos de 2014 et 2015 dans lesquelles il décapitait les otages américains et britanniques (Emwazi a été tué par un drone américain à Raqqa en 2015).

Il y a maintenant de nouveaux combattants étrangers dans la ville. Ils sont affiliés aux troupes kurdes et arabes des Forces Syriennes Démocratiques (FSD).

En nous frayant un chemin dans la ville, Heval Zagros, l’un des volontaires des FSD, me disait que les mines avaient blessé deux commandants : l’un a perdu un œil, l’autre ses deux jambes. Arrivés à un checkpoint, nous avons été avertis que les forces spéciales américaines étaient en train de nettoyer le secteur. Plus tard, nous les avons vues partir.

On reconnaît les Américains sur place facilement, même sans insignes, à leur allure et leurs habits. Un soldat barbu nous a longuement dévisagé depuis son véhicule, probablement pour s’assurer que je ne prenais pas de photos qui pourraient provoquer la fureur de la population locale. C'est ce qui a eu lieu lorsque des troupes américaines ont été prises en photos à moins de 25 kilomètres de Raqqa.

D’après Soran Berxwedan, un combattant français anti-Daech, les forces spéciales américaines et européennes à Manbij ne participent pas aux combats.

"Ce sont des conseillers et des tacticiens, et quand tu vois la précision des frappes,  tu sais qu’ils sélectionnent des cibles", dit-il. "Pour faire ce boulot, il faut être près de la cible".

Berxwedan dit que la FSD a justement besoin de plus d’aide de ce type. "Nous n’avons pas besoin d’une intervention massive comme en Irak ou en Afghanistan", dit-il. "C’est juste que la FSD ne connaît rien à la guérilla urbaine. Quand les combats ont lieu dans des villages, ça va, mais les villes comme Manbij, c’est différent. Des soldats d'unités comme la Légion étrangère française ou les Rangers américains, même en petit nombre, peuvent faire une énorme différence à cause des hélicoptères, des véhicules blindés et des snipers", a-t-il déclaré au Daily Beast.

Encore et toujours, nous entendons des détonations tandis que nous procédons avec précaution dans la ville. Plusieurs civils ont été tués par des explosifs depuis que la ville a été reprise, notamment parce que la FSD manque d’experts en déminage, m’a-t-on dit. La ville ressemble encore au décor du film Démineurs.

Patrick Kasparik, un médecin volontaire originaire de Fort Myers en Floride, enrôlé auprès des FSD, nous a dit que les hôpitaux étaient piégés.

"Il y a tellement de mines en ce moment, ça en devient ridicule" dit-il. "Cela serait bien que des ONG viennent et que la coalition envoie des médecins".

"En ce moment, les civils paient les frais de ce que Daech a laissé derrière en partant de la ville. Il y a une crise humanitaire sous-jacente. Il n’y a aucune équipe médicale. Ils (les FSD) ont mis en place de petits hôpitaux de campagne pour les civils, mais avec 100 000 résidents qui reviennent à Manbij, on a besoin de bien plus", dit Kasprik, qui a rejoint une légion étrangère de fortune ici, alors qu’il est recherché en Floride pour avoir soi-disant attaqué un policier.

"Nous avons prévenu les civils de ne pas s’approcher de leur maison avant qu’elles n'aient été inspectées par la FSD", déclare l'un des commandants du groupe, connu sous le nom de Abu Amjad. Mais c’est plus facile à dire qu’à faire. Nous avons vu des gens protestant avec véhémence auprès des soldats locaux pour savoir pourquoi ils n’avaient pas le droit de regagner leurs maisons.

Plus tôt cette semaine, encore en pleine bataille de Manbij, j'ai vu le marché central se vider sous les attaques de Daech et les habitants s’enfuir à travers ce champ de mines improvisé. Un bébé est mort, la tête en sang, dans les bras de son père. "Je n’aurais jamais dû quitter la maison", disait le père en pleurant. 

Même si l’opinion publique internationale a surtout retenu les frappes de la coalition, qui auraient tué des centaines de civils à Manbij ces dernières semaines, la plupart des civils à qui j’ai parlé m’ont dit qu’ils craignaient plus les snipers et les mines de Daech.

Durant la bataille, les mosquées appelaient à ne pas quitter Manbij, à ne pas la laisser aux "mécréants" et à faire le jihad contre les FSD. Peu l’ont fait et nombreux sont ceux qui ont tenté de fuir. Encore un signe montrant à quel point le discours de guerre sainte est devenu impopulaire dans l'une des premières villes occupée par Daech. On y a vu des manifestations anti-califat.

Les civils qui ont réussi à sortir ont accueilli les libérateurs anti-Daech comme des sauveurs. "Au nom de Dieu, merci. Que Dieu vous bénisse", répétait inlassablement une femme alors qu’elle était mise à l’abri.

Les combattantes enlaçaient celles qui venaient de fuir, encore vêtues de leurs habits noirs. Elles se sont vues offrir des cigarettes, chose totalement interdite sous Daech. Devant les caméras, les femmes et les enfants ont brûlé les niqabs noirs et ont allumé les cigarettes locales de marque Arden.

Au marché de Manbij, des panneaux montrent encore les consignes vestimentaires à respecter sous Daech. Le panneau dit que les règles pour couvrir la femme sont immuables et dictées par Dieu.

La colère contre Daech montait et plus le temps passait, moins les habitants voyaient de lien entre le califat et le Tout-Puissant. "C’est ça l’islam ?", crie Abu Mohammed, la quarantaine, en contemplant son magasin détruit. "Non, ce n’est pas l’islam, ça".

Lorsque les combats se sont intensifiés ces dernières semaines, Daech savait que s’il n’utilisait pas les civils comme boucliers humains, la bataille serait perdue assez rapidement. Le commandement des FSD a fait trois propositions à Daech pour quitter la ville s’ils laissaient partir les civils, mais sans effets.

"Ils se mélangent avec les civils. Ils ont des snipers pour vous tuer et si vous essayez de partir en voiture, ils vous tirent dessus" dit Fawaz Mohammed, un civil en moto. "Je prie Dieu pour qu’il détruise leurs maisons. Nous n’avons plus que nos habits sur nous".

Durant les derniers jours avant la chute de la ville aux mains des FSD, les combattants de Daech ont menacé de tuer des centaines de civils. Finalement, ils ont eu le droit de fuir la ville, en habits civils et sans armes. Ils se sont dirigés vers la ville de Jarabulus, plus au nord, où ils seront probablement encerclés, non loin de la frontière turque.

D’après Zagros, un combattant de la légion étrangère des FSD, le cessez-le-feu a commencé le jeudi, puis a été rompu le vendredi matin, puis a repris à 17h. "Daech est parti et c’en était fini de Manbij", dit-il au Daily Beast.

Alors que je faisais un tour de la ville, un samedi après-midi, avec un combattant de 26 ans nommé Faysal Jassim, les immeubles vides donnaient la forte impression qu’ils étaient encore sous le contrôle de Daech. Il y avait les écoles de Daech, ses administrations, ses postes de police et des rappels constants de la conception médiévale de la "justice" de l'organisation.

Dans l’immeuble qui abritait les tribunaux et la police de Daech, de nombreuses affiches rappellent les différents châtiments : amputations, décapitations, jeter les homosexuels depuis les étages élevés des bâtiments.

Jasim montre une cagoule. "Ils mettaient ça pour arrêter les civils, comme ça, on ne les reconnaissait pas", explique-t-il. Dans une pièce se trouvent des chaînes et de nombreux documents éparpillés par terre. "Nous sommes dans un tribunal de Daech", dit Jasim. "Dieu merci, c’est fini maintenant".

L’historique des horreurs de Daech est connu, leur description des litanies souvent entendues. "Chaque ville qu’ils contrôlent est détruite", dit Ahmed Hossein, 53 ans, quand nous nous sommes trouvés sur la fameuse place où les exécutions publiques avaient lieu. "C’est l'une des places où ils décapitaient les gens. Les enfants ne pouvaient pas aller à l’école. La seule chose qu’ils apprenaient aux enfants, c’était à tuer. Ils torturaient les gens, ils les enchaînaient, Ils forçaient les femmes à se couvrir. Ils ont détruit la liberté. De quel islam on parle ?".

Il n'était donc pas surprenant de voir les hommes se raser et les femmes enlever leurs habits noirs lorsque les combattants arabes et kurdes célébraient la victoire en dansant.

Mais libérer Manbij n’est pas suffisant. Déminer ne suffit pas. La vraie question est de savoir qui va reconstruire, dans quel délai et avec quel argent ?

Qui réussira à démontrer, d’ici un an, que la vie est devenue bien meilleure que sous Daech ? S’il n’y a pas d’emplois et que la ville est toujours en ruines, rien n'est certain. 

Pour l’instant, la coalition conduite par les Etats-Unis n’a fourni que de l’aide militaire. L’aide humanitaire et les fonds pour la reconstruction manquent cruellement.

Même la ville de Kobané, qui a résisté à Daech et l’a battu à l’aide des frappes américaines en janvier 2015, n’est toujours pas reconstruite, déclare au Daily Beast Nassir Haji Mansour, un commandant des FSD.

"Certains Etats disent vouloir combattre Daech et libérer des territoires de son contrôle", dit Mansour. "Manbij est une grande ville. Ses quartiers sont détruits et les gens de Manbij souffrent".

"L’administration locale ne pourra pas gérer ça", dit-il. "La coalition doit aider les villes comme Manbij. S’ils veulent combattre Daech, ils doivent vraiment le faire".

Une autre question qui se pose en ce moment concerne les prochaines actions de la coalition FSD dirigée par les kurdes. Se dirigeront-ils vers le sud-est en direction de Raqqa, comme le laissent entendre les officiels américains, ou plutôt vers l’ouest en direction de Afin dans la province d’Alep pour réunir les trois cantons kurdes en une seule région administrative fédérale ?

Un nouveau conseil militaire des FSD a été créé ce dimanche alors que les troupes sont sur le point de capturer Al Bab sur la route d’Afrin et d’Alep. La FSD a fait appel au soutien de la coalition.

Cependant,  il n’est pas certain que la coalition se laisse emporter dans cette direction. Certes, Al Bab est importante pour Daech. C’est l'une des villes principales du district d’Alep sous contrôle du califat. Plus important, c’est le siège des renseignements extérieurs de Daech, où, commeThe Daily Beast l'a découvert lors de ses enquêtes, certains attentats sur le sol européen ont été préparés.

D’après Soran Berxwedan, qu'Al Bab tombe est indispensable pour couper Daech du reste du monde en contrôlant la frontière avec la Turquie. La coalition devrait soutenir les FSD. "Nous n’aurions pas pu libérer Manbij sans les frappes aériennes", dit-il.

Ankara ne verra pas avec enthousiasme une portion aussi importante de sa frontière commune avec la Syrie contrôlée par des forces à prédominance kurde. De ce fait, le soutien de la coalition sera probablement difficile à obtenir. Mais les dés sont peut-être déjà jetés.

"Dans trois jours, nous irons à Al Bab", assure Heval Rupelin, une combattante kurde. "Nos commandants nous l’ont dit".

Les prochains mois se révèleront essentiels pour la guerre contre Daech, avec encore plus d’opérations prévues en Syrie et en Irak près de Mossoul.

Mais gagner la guerre sans gagner la paix aussi serait inutile.

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