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Faut-il s’inquiéter du stock d’armes nucléaires entreposé par l’Otan sur le sol turc ?
©REUTERS/Umit Bektas

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Depuis le début du conflit syrien, la base aérienne turque d'Incirlik, qui sert de support aux opérations de l'Otan, est l'objet de toutes les attentions. En effet, près d'une cinquantaine d'armes nucléaires américaines y sont stockées. Un récent rapport s'alarme du risque que celles-ci puissent tomber entre les mains de groupes djihadistes comme Daech.

Roland Lombardi

Roland Lombardi

Roland Lombardi est consultant et Directeur général du CEMO – Centre des Études du Moyen-Orient. Docteur en Histoire, géopolitologue, il est spécialiste du Moyen-Orient, des relations internationales et des questions de sécurité et de défense.

Il est chargé de cours au DEMO – Département des Études du Moyen-Orient – d’Aix Marseille Université et enseigne la géopolitique à la Business School de La Rochelle.

Il est le rédacteur en chef du webmedia Le Dialogue. Il est régulièrement sollicité par les médias du Moyen-Orient. Il est également chroniqueur international pour Al Ain.

Il est l’auteur de nombreux articles académiques de référence notamment :

« Israël et la nouvelle donne géopolitique au Moyen-Orient : quelles nouvelles menaces et quelles perspectives ? » in Enjeux géostratégiques au Moyen-Orient, Études Internationales, HEI - Université de Laval (Canada), VOLUME XLVII, Nos 2-3, Avril 2017, « Crise du Qatar : et si les véritables raisons étaient ailleurs ? », Les Cahiers de l'Orient, vol. 128, no. 4, 2017, « L'Égypte de Sissi : recul ou reconquête régionale ? » (p.158), in La Méditerranée stratégique – Laboratoire de la mondialisation, Revue de la Défense Nationale, Été 2019, n°822 sous la direction de Pascal Ausseur et Pierre Razoux, « Ambitions égyptiennes et israéliennes en Méditerranée orientale », Revue Conflits, N° 31, janvier-février 2021 et « Les errances de la politique de la France en Libye », Confluences Méditerranée, vol. 118, no. 3, 2021, pp. 89-104.

Il est l'auteur d'Israël au secours de l'Algérie française, l'État hébreu et la guerre d'Algérie : 1954-1962 (Éditions Prolégomènes, 2009, réédité en 2015, 146 p.).

Co-auteur de La guerre d'Algérie revisitée. Nouvelles générations, nouveaux regards. Sous la direction d'Aïssa Kadri, Moula Bouaziz et Tramor Quemeneur, aux éditions Karthala, Février 2015, Gaz naturel, la nouvelle donne, Frédéric Encel (dir.), Paris, PUF, Février 2016, Grands reporters, au cœur des conflits, avec Emmanuel Razavi, Bold, 2021 et La géopolitique au défi de l’islamisme, Éric Denécé et Alexandre Del Valle (dir.), Ellipses, Février 2022.

Il a dirigé, pour la revue Orients Stratégiques, l’ouvrage collectif : Le Golfe persique, Nœud gordien d’une zone en conflictualité permanente, aux éditions L’Harmattan, janvier 2020. 

Ses derniers ouvrages : Les Trente Honteuses, la fin de l'influence française dans le monde arabo-musulman (VA Éditions, Janvier 2020) - Préface d'Alain Chouet, ancien chef du service de renseignement et de sécurité de la DGSE, Poutine d’Arabie (VA Éditions, 2020), Sommes-nous arrivés à la fin de l’histoire ? (VA Éditions, 2021), Abdel Fattah al-Sissi, le Bonaparte égyptien ? (VA Éditions, 2023)

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Atlantico : Un rapport du think tank Stimson Center paru ce lundi (voir ici) met en garde contre le danger que représente la base d'Incirlik située en Turquie, à une centaine de kilomètres de la frontière syrienne. Environ 50 bombes nucléaires B-61 y sont stockées. Quelle est l'utilité de cette base et à quoi servent ces armes précisément ? 

Roland Lombardi : Avec la base d’Izmir sur la côte occidentale de la Turquie, Incirlik, est la seconde base de l’Otan sur le territoire turc. Elle fait partie des plus grandes bases stratégiques américaines dans l’impressionnant réseau de bases du Pentagone à travers la planète. Elle est située dans le sud du pays, à une dizaine de kilomètres à l’est de la ville d’Adana et surtout, il est vrai, à une centaine de kilomètres de la frontière syrienne. Dans le cadre de l’Otan, depuis les années 1960 et la Guerre froide (mais encore aujourd’hui), son rôle était de menacer le flanc sud de l’Union soviétique (et donc aujourd’hui, la Russie) avec ses avions de combat et surtout son arsenal nucléaire estimé à environ une cinquantaine de bombes B-61, qui sont essentiellement des armes thermonucléaires tactiques.

Au-delà de son rôle, toujours effectif dans la stratégie américaine et de l’Otan, de dissuasion envers la Russie, cette base est hautement stratégique puisqu’elle est principalement utilisée aujourd’hui par l'armée turque mais également et surtout, par l'aviation américaine (mais aussi britannique), dans le cadre de la coalition internationale menée par Washington contre l'Etat islamique.

Le rapport insiste tout particulièrement sur le risque que ces armes puissent tomber entre les mains de "terroristes ou d'autres forces hostiles". Quelles sont les principales entités qui représentent effectivement un risque pour cette base ? Jusqu'à quel point celui-ci est-il avéré ?

Il est vrai que si le coup d’Etat du 15 juillet dernier avait réussi et qu’une situation de troubles voire de guerre civile avait suivi, le risque pour la base d’Incirlik aurait été grand. C’est d’ailleurs cette éventualité que ce dernier rapport décrit. Les "forces hostiles" représentent sûrement un éventuel groupe militaire dissident du régime d’Ankara. Scénario peu probable pour l’instant, car depuis, comme on l’a vu, Erdogan a repris la situation en main et ce, avec une certaine brutalité non moins efficace. Et ce n’est d’ailleurs pas fini…

Quant aux "terroristes" évoqués, ce sont principalement les différentes milices djihadistes de Syrie situées non loin de la frontière turque ou encore des terroristes islamistes locaux, qui, éventuellement déçus par le revirement géostratégique apparent de ces dernières semaines d’Erdogan vis-à-vis de Moscou par exemple, pourraient décider de se retourner contre une installation sensible du pays. Là aussi, une "attaque" d’Incirlik et le risque de voir ses armes utilisées par des mains malintentionnées sont peu vraisemblables pour le moment.

D’abord, en raison même du niveau de sécurité de la base en question. Ensuite, même si le pire se produisait et qu’une de ces armes tombait entre les mains de djihadistes, il est certain que ces terroristes seraient très loin de posséder les compétences et le savoir technologique nécessaire pour s’en servir. En effet, n’oublions pas que ce sont des armes hautement sophistiquées, avec des systèmes de sécurité quasi inviolables et qui ne peuvent fonctionner qu’avec des codes et des protocoles très complexes d’utilisation.

Le coup d'Etat avorté survenu en Turquie le 15 juillet dernier a relancé la question de la menace sécuritaire que pourrait constituer la base d'Incirlik. Dans les jours qui ont suivi, le commandant turc de la base a été arrêté. Dans quelle mesure cet événement pourrait effectivement menacer la sécurité, voire la viabilité de la base ?

Après le putsch raté de la nuit du 15 juillet dernier, près de 150 généraux et amiraux ont été limogés ou arrêtés. D’ailleurs, la base aérienne d'Incirlik, que nous évoquons, a été au cœur des évènements puisque son commandant, le général Bekir Ercan Van, ainsi qu'une dizaine d'officiers de l'installation militaire, ont été mis sous les verrous par les autorités turques en raison de leur complicité dans la rébellion.

Par ailleurs, lors de ce fameux soir de juillet, pendant le soulèvement d’un petit groupe de militaires turcs, les plans de sécurité de la base, prévus en cas de crise, ont été à la hauteur. Certes, les autorités militaires turques ont bloqué le site et les autorisations de mener des raids contre Daesh depuis Incirlik ont été suspendues. Le courant a même été coupé. Toutefois, l’armée américaine a pu vivre en totale autarcie durant quelques jours grâce à ses propres générateurs internes. De plus, après avoir été mise en alerte maximale, il n'y a pas eu de désordre notable à déplorer et le personnel turc a été immédiatement interdit d’accès sur les zones sensibles.

Les Américains ont beaucoup de défauts mais ils ont au moins ce mérite : ils sont prévoyants et précautionneux, notamment dans le domaine des armes nucléaires. Ce n’est pas la première fois que la Turquie connaît notamment des troubles ou des coups d’Etat. Depuis déjà des décennies, toutes les crises possibles et imaginables ainsi que tous les scénarios ont été envisagés par les autorités américaines. Ces dernières années, l’Otan a dépensé près de 200 millions de dollars pour améliorer et perfectionner la sécurité, justement des zones de stockage des armes nucléaires, en instaurant notamment un nouveau périmètre de sécurité. Par ailleurs, depuis 2011-2012, et les évènements naissant en Syrie, le niveau de sécurité de la base avait d’ailleurs été fortement relevé et, en mars dernier, le personnel civil et les familles des militaires ont même été rapatriés. Ainsi, même si cette base n’est pas une forteresse, elle est toutefois ultra-sécurisée et de nombreuses forces spéciales, très bien équipées et expérimentées, sont présentes afin d’en assurer la défense.

Si les militaires américains ont connu de nombreux échecs quant à la défense de leurs ambassades et de leurs consulats (Iran en 1979, et Libye en 2012), ils ont néanmoins appris de leurs erreurs. Par ailleurs, ils savent beaucoup mieux protéger leurs bases militaires en territoire hostile, grâce à une longue et solide expérience acquise notamment en Irak et en Afghanistan…

Dans ce rapport, il est précisé qu' "il est impossible de savoir si les Etats-Unis auraient pu maintenir le contrôle sur les armes en cas de guerre civile prolongée en Turquie". Le document appelle d'ailleurs les Etats-Unis à évacuer ces armes sans plus attendre. Comment juger cette recommandation sur le plan stratégique ?  Les Etats-Unis sont-ils prêts à faire face à tous les scénarios, y compris donc celui de l'évacuation de ces armes ?

L’évacuation urgente de ces armes fait assurément partie des scénarios étudiés que j’ai évoqués plus haut.

Si je trouve que le think tank à l’origine de ce rapport joue un peu sur le registre du sensationnel, je suis au moins d’accord sur un point : ces armes sensibles doivent être rapatriées. C’est d’ailleurs, depuis de nombreuses années, le sujet de nombreux débats aux Etats-Unis et notamment dans les cercles militaires et stratégiques où plusieurs mémos ont été déjà publiés. En effet, plusieurs experts, et à juste titre, évoquent le coût élevé de ce maintien. De plus, nombreux sont ceux qui doutent de l’utilité stratégique réelle que cette option représente.

Pour ma part, stationner des armes nucléaires tactiques en Turquie ne représente plus aucun intérêt pour Washington. Mais pour moi, ce sont moins des raisons de sécurité que de géostratégie. Je m’explique : d’abord, des sous-marins lanceurs d’engins, positionnés en Méditerranée orientale ou dans le Golfe, demeurent, encore aujourd’hui, les meilleurs vecteurs du feu nucléaire. Ils pourraient, de plus, "couvrir" aisément, avec moins de risques et avec plus d’efficacité, les zones visées actuellement par le contingent d’armes nucléaires d’Incirlik.

Ensuite, et c’est le plus important, la Russie n’est plus l’URSS. Elle n’est plus une menace, ni pour l’Occident, ni pour les Etats-Unis. Elle est même devenue, et les faits le prouvent, un allié important et incontournable contre l’islamisme, qui est, lui, LE seul vrai danger !

Certains voudraient encore nous faire croire que la Russie est une puissance agressive, le nouveau "grand méchant". Mais n’oublions pas que c’est elle qui se sent agressée. En réalité, notamment en Méditerranée et au Moyen-Orient, la Russie n’aspire plus, comme à l’époque soviétique, à une quelconque hégémonie et sa politique va bien au-delà d’une simple volonté de projection.

Malheureusement, l’Otan et les Etats-Unis ne sont pas dans ce réalisme. Même si des inflexions positives commencent toutefois à voir le jour au sein même du Pentagone mais aussi chez certains membres de l’Alliance qui finissent par se lasser des fortes pressions antirusses…

La base d’Incirlik occupe donc, comme on l’a vu, une position stratégique exceptionnelle : proche de la Syrie, mais aussi du Liban et d’Israël, à bonne portée de l’Iran et de l’Afghanistan, à portée aussi de la Russie et surtout, des couloirs aériens suivis par les aéronefs russes. Outre le fait qu’elle abrite des forces de combat, Incirlik est aussi une base de forces d’appui stratégique, logistique (ravitailleurs en vol), de reconnaissance et de renseignement. Pour les forces américaines, elle est la plaque stratégique tournante de la zone, l’une des principales bases du CENTCOM et enfin, le lien direct entre l’Otan et les régions du Moyen-Orient et du sous-continent indien.

Quoi qu’il en soit, même si l’on constate aujourd’hui un certain refroidissement des relations turco-américaines (notamment au sujet de l’extradition de Fethullah Gülen, vivant aux Etats-Unis depuis 1999 et accusé par Ankara d'être derrière le soulèvement d'une partie de l'armée), tout cela sur fond de réconciliation entre la Turquie et la Russie, Washington et Ankara resteront des alliés. D’ailleurs, Turcs comme Américains n’ont aucun intérêt, ni les uns ni les autres, à rompre leur alliance. Parallèlement, retirer aujourd’hui la composante nucléaire de la base d’Incirlik pourrait être interprété comme un signe de faiblesse.

Et au final, dans le contexte régional actuel et en cette période de fin de mandat pour Obama et d’élections présidentielles en cours, je ne pense pas qu’une décision définitive soit prise concernant les armes nucléaires d’Incirlik…Du moins officiellement…

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