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Entre falsification, déni et fascination : pourquoi les avancées de la recherche en génétique mettent de plus en plus mal à l’aise les sociétés occidentales
©Reuters

"Contre-nature"

Robert Plomin, professeur de génétique du comportement au King's College de Londres, vient de publier une étude démontrant que la réussite scolaire d'un enfant à l'école primaire serait en majeure partie (66%) déterminée par son patrimoine génétique. Des résultats qui font débat au sein de la communauté scientifique et qui fascinent autant qu'ils rebutent de plus en plus les sociétés occidentales.

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne est professeur de philosophie.

A 48 ans, il est actuellement membre du Conseil d’analyse de la société et chargé de cours à l’université Paris IV et a récemment publié Le deuxième
humanisme – Introduction à la pensée de Luc Ferry
(Germina, 2010). Il est également l’auteur, avec Pierre-Henri Tavoillot, de Philosophie des âges de la vie (Grasset, 2007).

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Alexandra Henrion-Caude

Alexandra Henrion-Caude

Dr Alexandra Caude est directrice de recherche à l’Inserm à l’Hôpital Necker. Généticienne, elle explore les nouveaux mécanismes de  maladie, en y intégrant l’environnement. Elle enseigne, donne des conférences, est membre de conseils scientifiques.

Créatrice du site internet science-en-conscience.fr, elle est aussi l'auteur de plus de 50 publications scientifiques internationales. Elle préside l’Association des Eisenhower Fellowships en France, et est secrétaire générale adjointe de Familles de France.

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Atlantico : Robert Plomin, professeur de génétique du comportement au King's College de Londres, vient de publier une étude (voir ici) démontrant que la réussite scolaire d'un enfant à l'école primaire serait en majeure partie (66%) déterminée par son patrimoine génétique. Nancy Segal, psychologue comportementale et généticienne à l'Université d'Etat de Californie, a quant à elle démontré, via de nombreuses recherches sur les jumeaux, que 50% de notre personnalité serait déterminée par notre patrimoine génétique. En quoi ces enseignements remettent-ils profondément en question certaines règles ou valeurs structurantes, au premier rang desquelles la notion de méritocratie ? Les conséquences vertigineuses de ces enseignements peuvent-ils expliquer un certain rejet de la part de la population ?

Eric Deschavanne : Une découverte scientifique, quelle qu'elle soit, n'a pas le pouvoir de mettre en cause des valeurs structurantes. En revanche, des valeurs structurantes peuvent conduire à nier une découverte scientifique. Ainsi, la foi peut conduire à nier la théorie de l'évolution, mais la théorie de l'évolution n'est pas nécessairement incompatible avec la foi. L'attitude fréquente consistant à s'aveugler sur des faits ou des connaissances scientifiques qui contrarient nos valeurs ou nos engagements est le propre de l'idéologie. Or, l'idéologie la plus forte aujourd'hui dans les sociétés occidentales est l'idéologie démocratique. Les "valeurs structurantes" sont la liberté et l'égalité. L'un des paradoxes les plus amusants de notre époque est, qu'à l'heure où les valeurs démocratiques imprègnent plus que jamais la culture commune, se développe une science – la génétique du comportement – qui semble les contredire radicalement. Dès lors qu'on l'applique au domaine des performances de l'esprit liées à la réussite scolaire et sociale, ces données nouvelles réactivent immanquablement l'imaginaire aristocratique qui constitue le repoussoir absolu de l'idéal démocratique : la culture aristocratique se fonde en effet sur un principe théorique, à savoir l'idée (parfaitement explicite, par exemple, dans la philosophie de Platon et d'Aristote) selon laquelle certains hommes sont par nature meilleurs que d'autres. L'idéologie du "don" est aristocratique par essence : elle réside dans la croyance en une finalité naturelle, en l'existence d'une disposition naturelle qui prédestine à la réussite dans un certain type d'activités, ainsi qu'à une position sociale déterminée. Pour Platon et pour Aristote, il existe, par exemple, des esclaves par nature et des philosophes par nature.

La notion de méritocratie est au coeur du noeud de problèmes que l'on évoque ici. De prime abord, depuis la Révolution française et l'abolition des privilèges, l'idée méritocratique est indissociable de l'idéal démocratique dans la mesure où elle consiste à abolir les inégalités sociales ou leurs effets afin d'asseoir la réussite sociale (l'accès à l'élite) sur le mérite et le talent des individus. Cet idéal méritocratique dissimule toutefois une difficulté théorique qui a été aperçue depuis. Ce principe méritocratique, justifié par l'idéal démocratique, est en réalité aristocratique : si, par hypothèse, on parvenait à abolir totalement les effets du déterminisme social, on produirait alors une élite fondée exclusivement sur la hiérarchie naturelle des talents. Ce qu'illustre à la quasi-perfection la compétition sportive, qui est à la fois démocratique (tout le monde a sa chance, l'origine sociale ayant peu de liens avec la performance physique) et aristocratique (la hiérarchie, implacable, est celle des talents naturels). La  méritocratie, autrement dit, instaure moins le règne du mérite que celle du don. Pour juger du mérite (la valeur morale que confèrent le travail, la libre activité de l'homme), il faudrait pouvoir faire abstraction de la différence des talents. Roger Federer et Lionel Messi ont sans doute beaucoup travaillé, mais leur supériorité ne s'explique pas par le travail. Il se trouve, sans doute, nombre de joueurs qui ont atteint un bon niveau en travaillant beaucoup plus mais sans jamais parvenir à l'excellence et à sortir de l'anonymat. La notion de méritocratie est donc ambivalente. L'idéal humaniste et démocratique conduit nécessairement à valoriser le mérite, mais le mérite en tant que tel ne se confond pas avec la performance : un trisomique a peu de chance de devenir prix Nobel, cela n'implique pas qu'il ait moins de mérite qu'un prix Nobel. Ce qu'on appelle principe méritocratique dans la sélection des élites (une sélection fondée sur la neutralisation du déterminisme social) comprend cependant un élément aristocratique, en tant que la hiérarchie qui en résulte est déterminée au moins pour partie, et sans doute davantage, par le talent naturel que par les efforts de la volonté. En ce sens, les données scientifiques que vous évoquez ne contredisent ni le sens commun (qui admet parfaitement l'inégalité des talents), ni la notion de méritocratie telle qu'elle est généralement admise et telle qu'elle fonctionne plus ou moins bien.

Ces données contredisent cependant les phantasmes idéologiques qu'engendre inévitablement le règne des valeurs démocratiques : le phantasme de la toute-puissance de la volonté et le phantasme égalitariste-constructiviste. Une philosophie de la liberté rejette nécessairement la conception "hard" du déterminisme, selon laquelle notre existence serait de part en part déterminée par nos déterminations génétiques ou social-historiques. Elle n'est cependant pas vouée à défendre de manière dogmatique l'idée d'une liberté absolue qui pourrait s'affranchir des déterminations. Si je fais 1,60 m, mes chances de faire carrière en NBA sont assez réduites, même avec la meilleure volonté du monde en travaillant 12h par jour. De même, la probabilité du trisomique d'intégrer Polytechnique est fort restreinte. Ma liberté ne consiste pas à nier les déterminations qui définissent le champ de mes possibles, elle réside dans ma capacité de me déterminer par rapport à ces déterminations, à transformer celles-ci en situation, en point de départ à partir duquel je vais déterminer par moi-même des projets et les limites de mes ambitions. Une conception non dogmatique (idéologique) du libre-arbitre peut donc parfaitement faire droit au déterminisme "soft", c'est-à-dire reconnaître la réalité objective des déterminations génétiques comme des déterminations social-historiques.

L'idéal d'égalité présuppose également la définition de l'homme par la liberté : pour abolir les privilèges aristocratiques, il fallait concevoir, selon la formule célèbre du révolutionnaire Rabaut Saint-Etienne, que "l'histoire n'est pas notre code". A fortiori, pour admettre que tous les enfants qui entrent à l'école ont une chance de réussir scolairement et socialement, il faut considérer non seulement que l'histoire (et donc le social), mais aussi la nature, ne sont pas notre code. Cet idéal d'égalité -  parfaitement justifié dès lors qu'on récuse le déterminisme "hard" - se mue cependant en idéologie égalitariste lorsqu'il justifie l'aveuglement aux déterminations qui rendent inévitables la différence des destins scolaires et sociaux (récusation du déterminisme "soft" si l'on veut reprendre cette distinction rhétorique, c'est-à-dire tout simplement des données de la connaissance). Les valeurs démocratiques structurantes (liberté et égalité) peuvent conduire soit à l'attitude idéologique consistant à nier les inégalités naturelles, soit à la formulation d'un idéal démocratique qui s'efforce de penser ces inégalités sur la base du principe de l'égale dignité des individus. La différence des destins entre le grand sportif et l'handicapé peut s'expliquer par une différence génétique. Une société démocratique les considère cependant (ou devrait les considérer) égaux en droits et en valeur ; sur cette base, elle serait fondée à prendre des mesures destinées à sauvegarder autant que faire se peut l'autonomie de l'handicapé, à élargir pour lui le champ des possibles - des mesures, autrement dit, destinées à renforcer sa liberté.

Alexandra Henrion-Caude : Comme votre question fait la synthèse de plusieurs études, voici quelques clés de compréhension sur ce genre de travaux. 

Depuis plus de dix ans, ce type d’études a tenté d’identifier les variations de notre génome qui pourraient prédire nos maladies. Par les statistiques, des associations ont été recherchées entre un million de variations, et telle ou telle maladie. Quel est le bilan de ces dix années de recherche? Un échec global à avoir identifier la moindre variation qui aurait suffisamment d’effet pour déclencher une maladie. 

Face à cet échec, ce genre de travaux sur tout le génome a dû être réorienté selon de nouveaux modes de travail. La nouvelle proposition était que plusieurs dizaines, voire plusieurs centaines de variations, auraient, ensemble un tout petit effet. Seulement, pour bénéficier d’un tel effet additif, nous avons assisté à une véritable inflation de la taille des cohortes. Car pour être statistiquement valable, la taille des cohortes étudiées devait être multipliée par 10, par 100, par 1 000 voire par 100 000. Cette inflation a alors posé un autre problème à la communauté scientifique : plus la taille du groupe est importante, plus il est difficile, voire impossible, que le critère étudié, par exemple la maladie, ou, dans l’étude dont vous me parlez, la performance scolaire, soit mesuré de façon fiable et reproductible. 

Dans l’étude que vous mentionnez, la "performance scolaire" est mesurée par le "nombre d’années passées à faire des études". Chacun pourra juger de lui-même si ce critère est réellement pertinent pour conclure à la "performance scolaire". Quoiqu’il en soit, la raison de ce choix est que, par rapport à la taille de la cohorte étudiée de 329 000 personnes, c’est la seule donnée qui soit accessible démographiquement. Dans ce dernier travail, Robert Plomin propose de ne plus utiliser les risques statistiques mais de nouveaux scores, pour en améliorer les conclusions. Par cette ruse méthodologique, les chiffres d’association sont meilleurs et passent, comme les auteurs l’expliquent dans l’article, de 7% à 9% d’explication de la variance de la performance scolaire. 

Vous évoquez le vertige? S’il y a un vertige à éprouver, il me semble porter davantage sur le design de ce type d’études que sur les résultats, dont la portée reste, depuis dix ans de recherche, bien médiocre. Car une dernière caractéristique de ce genre de travaux est qu’ils ne sont publiés qu’à la condition qu'une association positive soit trouvée. Autrement dit, pas d’association, pas de publication car aucun journal n’accepte de publier des résultats négatifs ! Ces pratiques entraînent les scientifiques à justifier coûte que coûte les énormes sommes engouffrées par ce genre d’études, et à ne plus "tester leur hypothèse", mais bien plutôt à tout faire pour "démontrer leur hypothèse"… Par exemple, comme dans cette étude, en établissant de nouveaux scores plutôt qu’à utiliser les calculs de risque statistique utilisés classiquement.

Quelles peuvent être, selon vous, les conséquences psychologiques de l'avancée des recherches en génétique sur les populations et les classes politiques ?

Eric Deschavanne : La fin du siècle dernier, depuis les lendemains de la Deuxième Guerre mondiale, fut dominée par les sciences humaines, le déterminisme naturel appliqué à l'homme ayant été durablement discrédité par le racisme biologique qui avait auparavant nourri la pensée d'extrême droite. L'essor actuel de la génétique est en train de renverser ce rapport des forces intellectuelles. L'enjeu philosophico-politique des avancées de la génétique est celui de l'appropriation par la pensée démocratique du dévoilement des déterminations génétiques. L'attitude idéologique aujourd'hui dominante dans la sphère médiatico-politique demeure encore celle du déni, qui peut, en effet, produire quelques effets désastreux. Ce déni idéologique est à la fois une résultante des décennies de domination des sciences humaines et un produit de l'individualisme démocratique, dont on peut mesurer quelques effets délirants quand on entend parler de la liberté de choisir son orientation sexuelle ou son "genre".

Il est en particulier un domaine où ce déni est puissant, et où la remise en cause va s'avérer difficile et douloureuse : celui de l'éducation. Depuis les années 1970 - celles qui ont vu naître le projet du "collège unique" et s'imposer les thèses de Pierre Bourdieu sur le déterminisme sociologique dans les parcours scolaires – la politique éducative (dont l'actuelle réforme du collège constitue sans doute le chant du cygne) obéit au diktat de ce que l'on pourrait appeler "l'idéologie de l'égalitarisme constructiviste". La notion de "socle commun" ou celle de "culture commune" vise en fait à promouvoir à l'école et au collège non un enseignement commun mais un enseignement unique et indifférencié, à promouvoir un "lit de procuste" qui ne tienne pas compte des inégalités factuelles afin de conduire tous les élèves - en éradiquant autant que faire se peut par évaluation, orientation et sélection – jusqu'à une ligne de départ de la compétition sociale où ils devraient, en principe, se trouver à égalité. La clef de voûte de cette politique réside dans l'idée que les différences de performances scolaires (échecs et réussites) ne s'expliquent ni par la liberté (responsabilité des parents et des élèves), ni par la nature (les dons), mais exclusivement par le déterminisme social. Le discours de justification s'alimente à un scientisme dont la source unique est la litanie des travaux sociologiques montrant que le milieu socio-culturel détermine le parcours scolaire des individus. Le déterminisme sociologique "hard" permet de nier la liberté humaine à l'échelle individuelle (en gros, les riches ou les "dominants" sont programmés pour réussir, les pauvres ou les "dominés" programmés pour échouer), mais aussi, paradoxalement (et contradictoirement), de développer au plan collectif un phantasme de volonté toute-puissante (le système éducatif dispose du pouvoir de déconstruire le déterminisme de la société pour construire l'égalité parfaite dans la réussite scolaire). Aux partisans de la liberté et de la responsabilité individuelles, les tenants de cette idéologie opposent l'autorité de la science qui démontre le caractère implacable du déterminisme social. Ils se trouvent  totalement pris à revers par l'irruption du déterminisme génétique dans le débat. Pour l'idéologie égalitariste-constructiviste, les données que vous évoquez constitue un sacré caillou dans la chaussure. Bourdieu avait permis de déconstruire l'idéologie du "don", en substituant à celui-ci "l'habitus", c'est-à-dire l'idée d'une prédisposition résultant de la structure sociale et non plus de la nature. Comme pour l'autisme et la schizophrénie dans le registre psychiatrique, les sciences dures reviennent en force pour démonter les divagations des sciences molles. On sait depuis toujours que la diversité et l'inégalité des talents est déterminante en matière d'éducation, mais on n'avait plus le droit de le dire. Ce sera désormais possible, lorsque, comme c'est inévitable, la vérité scientifique, qui est têtue, aura fait tomber les dernières résistances. C'est l'ensemble de la politique éducative qu'il va falloir revoir, dans la mesure où il ne sera plus possible de faire apparaître comme crédible le projet d'anéantir l'inégalité scolaire par la neutralisation des inégalités sociales (projet qui n'a, du reste, jamais fait reculer d'un iota le déterminisme social pesant sur les parcours scolaires).

Alexandra Henrion-Caude : Au regard de leur réelle portée scientifique, les conclusions sur telle ou telle influence génétique sont hyper-médiatisées, et simplifiées au point de laisser penser qu'un risque calculé au niveau d’une population puisse avoir la moindre signification au niveau individuel. Je vois deux écueils possibles face à ce décalage.

Le premier est de contribuer à un certain "désintéressement scientifique" de la part du grand public, qui risque de se lasser d’entendre tour à tour soit que notre comportement ne répond qu’à l’influence génétique, soit qu’au contraire, notre comportement ne répond qu’à notre environnement social et culturel.

L’autre écueil étant celui du "tout est génétique", qui fait le lit de l’eugénisme. Selon la pensée que "tout est génétique", nous sommes équipés des soi-disant moyens de prédire qui seront les plus intelligents de demain, et la prédiction par le génome devient alors un art, celui de la "génomancie", cessant d’être une science: celle de la génétique… Car la génétique nous enseigne que nous sommes la résultante d’une interaction étroite entre notre génétique et notre environnement, dont la complexité changeante, microscopique comme macroscopique, est telle que nous sommes pour l’instant incapables et de la mesurer, et de la prédire et donc de la prendre en compte dans nos études.

Saskia Selzam, qui a participé à l'étude, souligne pourtant l'intérêt qu'il y aurait à regarder la réalité du déterminisme génétique, et que cela pourrait être utile pour l'orientation des élèves, par exemple, et leur éviter des situations d'échec scolaire. Concrètement, qu'est-ce que les avancées de la recherche en génétique pourraient apporter comme bénéfice, tant en termes de santé que d'éducation ?

Alexandra Henrion-Caude : Saskia Selzam étant doctorante dans le laboratoire de Plomin, elle est très certainement influencée par les idées de son patron qui caresse depuis quelques années l’idée de créer des puces à ADN qui permettraient de prédire les capacités et aptitudes scolaires des enfants. La justification de son rêve est habilement habillée par la personnalisation d’un enseignement pour chaque enfant, selon ses capacités. 

Amalgamer des idées de science-fiction avec de réels résultats scientifiques participe, à mon avis, à une intoxication qui éloigne de la vérité scientifique comme du bon sens. Pourtant, au risque de me répéter, la proposition de l’article ne portait que sur l’introduction de scores sur plusieurs gènes qui "améliorent» en la faisant passer de 7% à 9% l’explication de la variance de la performance scolaire. Un résultat qui semble, lui, en panne de performance… 

Eric Deschavanne : Il importe de distinguer santé et éducation. Le problème de la santé est celui du bon fonctionnement de la machine humaine (le corps), y compris celui de la machine qui constitue le support matériel de l'activité de l'esprit (le cerveau). En matière d'éducation, toutefois, on n'a pas seulement affaire à une machine naturelle, mais aussi à la liberté de l'esprit. On dresse un animal, on éduque un être libre. Nier la liberté humaine (l'idée de responsabilité) implique la confusion de l'éducation avec le dressage ou la programmation d'une machine. Même en matière de santé, les généticiens considèrent qu'ils faut parler de "prédisposition" à développer une maladie davantage que de "détermination" (de "prédictibilité" danvantage que de "déterminisme"), dans la mesure où l'interaction avec l'environnement et la prévention vont jouer un rôle déterminant dans son déclenchement ou son évolution. Le raisonnement vaut a fortiori pour le domaine éducatif.

Le point décisif est de ne pas opposer liberté et déterminisme. Je suis d'autant plus libre, capable d'agir pour orienter ma destinée, maîtriser mon destin, élargir mon champ des possibles, que je connais précisément ma situation, mes capacités, les déterminations qui pèsent sur moi. Il n'y a pas de contradiction entre la liberté et la connaissance, et plus les connaissances sont sûres, plus elles sont favorables à la liberté. L'enfant autiste et ses parents n'ont pas été aliénés mais émancipés par la connaissance du déterminisme génétique qui a fait apparaître la fausseté de l'explication psychanalytique selon laquelle la cause de l'autisme résidait dans la qualité de la relation mère-enfant. Outre que les mères ont été libérées du sentiment de culpabilité qu'une telle explication entraînait inévitablement, les familles ont pu s'engager dans des voies plus pertinentes que celle du traitement psychanalytique. L'idée selon laquelle l'explication par l'acquis serait davantage compatible avec l'idée de liberté que l'explication par l'inné est donc fausse. Elle vaut pour le déterminisme "hard" (le déterminisme social-historique qui doit admettre la différence entre culture et nature, ne peut échapper à la nécessité de limiter le déterminisme naturel au minimum, voire se limiter lui-même en reconnaissant aux hommes le pouvoir de défaire ce que l'histoire a fait), mais non pour le déterminisme "soft" (la science en tant qu'elle ne nie pas la liberté mais se contente de nous faire connaître les déterminations qui pèsent sur nous). En matière de science, ce qui importe, c'est l'explication vraie, qu'elle soit explication par l'inné ou par l'acquis. Et la vérité importe à la liberté.

Cela dit, je ne crois ni possible, ni souhaitable de concevoir une connaissance génétique applicable à l'éducation. Précisément parce l'éducation n'est pas une simple affaire de "programmation" des individus. On a affaire à des être libres, pas à des machines ou à des animaux. Nous souffrons actuellement, dans le système éducatif, d'un pédagogisme technocratique et scientiste qui, prenant appui sur les sciences sociales, nie le sens commun, c'est-à-dire à la fois la responsabilité des individus et la réalité des inégalités naturelles. Je ne pense pas qu'il soit souhaitable de substituer un scientisme naturaliste au scientisme sociologique. Nous avons simplement besoin d'un retour au bon sens. Nous savons tous, si nous ne sommes pas aveuglés par l'idéologie, que le talent naturel, le milieu socio-culturel et la responsabilité individuelle jouent un rôle  selon des proportions variables et indéterminées – dans la détermination des parcours scolaires : le bon sens consiste à refuser les explications unilatérales (le tout-inné, le tout-acquis ou le tout-liberté) et à prendre appui sur l'expérience. La science peut éclairer l'éducateur mais elle ne saurait se substituer à l'art difficile d'éduquer, ni le déterminer. Pour s'opposer au règne actuel du phantasme de toute-puissance de la volonté en matière d'orientation, il suffit de prendre appui sur l'évaluation des élèves (ces bonnes vieilles "notes"), pour peu que l'on ne pousse pas le délire idéologique jusqu'à vouloir la supprimer.

La vertu des données nouvelles de la connaissance génétique en matière d'éducation, dont il est ici question, est donc à mes yeux essentiellement négative ou critique : elle permet d'attaquer et d'espérer pouvoir détruire l'idéologie néfaste (l'égalitarisme constructiviste) qui sévit depuis quatre décennies dans le système éducatif. Le bon usage de la connaissance des déterminations consiste à s'en servir pour critiquer les approches politiques dominées par l'idéologie et l'éthique de la conviction pour se rapprocher autant que faire se peut d'une démarche réaliste et efficace, qui reconnaisse la réalité des inégalités factuelles et leur portée sans pour autant renoncer aux idéaux de liberté et d'égalité. Ne surestimons cependant pas l'apport des sciences en matière d'éducation. Après tout, le premier instit venu est capable de prévoir le parcours scolaire futur des enfants auxquels il a affaire, sans savoir, certes, exactement à quel déterminisme imputer les différences qu'il observe (inné ou acquis, mais qu'est-ce que ça change au final ?). Certaines études ont montré que la hiérarchie scolaire est fixée dès la maternelle, avant même l'entrée au CP. Il est évident que cette différenciation s'explique, à la fois, dans des proportions que la science peut essayer d'évaluer, par des différences de talent naturel et de socialisation précoce. La vraie question n'est pas celle de la connaissance de l'existence du déterminisme et de son origine. La question est de déterminer l'usage que l'on fait de cette connaissance. Comment permettre à chacun – sans s'aveugler sur les différences au point de penser que les enfants sont tous pareils et peuvent atteindre les mêmes objectifs - de repousser ses limites et d'élargir son champ des possibles ? Parents, pédagagogues et politiques doivent répondre sans être en mesure de se défausser de leur responsabilité en s'appuyant sur "ce que dit la science". La science ne nous délivrera pas de notre liberté en nous dévoilant une nouvelle téléologie naturelle, fût-elle "individualisée" et dépourvue de connotations aristocratiques.

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