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Tous ensemble... ou pas : quand la mondialisation version 2016 ne ressemble que de bien loin au désir d'universel poursuivi par Pierre de Coubertin en relançant les Jeux olympiques modernes
©REUTERS/Denis Balibouse

Maintenant que c'est fait

Si le monde n'a jamais été aussi connecté et ouvert, la mondialisation des échanges n'a pas permis au désir d'universalisme, cher à Pierre de Coubertin, de se réaliser. En effet, le triomphe des droits de l'homme et la consécration de l'individu comme fondement ultime de l'ordre social et politique sont loin d'être respectés sur toute la planète.

Gilles Lipovetsky

Gilles Lipovetsky

Gilles Lipovetsky est philosophe et sociologue. Il enseigne à l'université de Grenoble. Il a notamment publié L'ère du vide (1983), L'empire de l'éphémère (1987), Le crépuscule du devoir (1992), La troisième femme (1997) et Le bonheur paradoxal. Essai sur la société d'hyperconsommation (2006) aux éditions Gallimard. Son dernier ouvrage, De la légèreté, est paru aux éditions Grasset.

 

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Atlantico : En 1894, lorsque Pierre de Coubertin a rénové les JO, il espérait promouvoir un idéal de paix, de diffusion de valeurs éducatives, humanistes et universelles. Plus d'un siècle plus tard, et globalement, quel état des lieux peut-on faire de la diffusion dans le monde des valeurs universelles comme la démocratie et la promotion de la liberté de l'individu ?

Gilles Lipovetsky : Au regard de la carte mondiale, le respect des droits de l'homme et les démocraties libérales (c'est à dire qui respectent l'état de droit, l'indépendance de la justice, la liberté d'expression, les droits des minorités, les droits de l'homme) sont minoritaires.

Sur la planète, le modèle de la démocratie est partout mais il existe deux familles : les démocraties libérales minoritaires et les démocraties illibérales qui sont dominantes. Ces dernières, si elles ne respectent pas les droits de l'homme, respectent un semblant de démocratie telles que l'organisation d'élections -mais on ne peut réduire la démocratie à des élections.

Le triomphe des droits de l'homme et la consécration de l'individu comme fondement ultime de l'ordre social et politique sont donc loin d'être respectés sur toute la planète ; et la mondialisation des échanges n'a pas permis une plus large diffusion de ces valeurs. La Russie de Poutine, l'Iran, sans parler des états africains et de la Chine : des blocs entiers résistent à ces valeurs dites universelles.  

Cela signifie-t-il que l'idéal universaliste des droits de l'homme est quelque chose de strictement relatif appelé à être confiné dans un certain nombre d'états d'Europe et d'Amérique du nord ? Je ne le crois pas. En effet, si les droits de l'homme ne règnent pas, ils ne sont pas pour autant révoqués : partout il y a des mouvements d'opposition aux dictatures, des groupes qui revendiquent les droits de l'homme, y compris en Chine. Ainsi, le référentiel au droit de l'homme n'est pas quelque chose de purement ethnocentrique, relatif à l'Europe, à la culture occidentale. Certains états dénoncent les droits de l'homme comme une forme de colonialisme car les droits de l'homme seraient le propre de la culture occidentale. Il me semble que le fait d'adopter une telle rhétorique constitue pour ces états un moyen de légitimer leur propre domination.

Si la légitimité des droits de l'homme comme fondement de la société va au-delà du monde occidental, cela ne veut pas dire pour autant que nécessairement les droits de l'homme vont vaincre.

Premièrement, même dans une perspective démocratique, on peut imaginer des scénarios divers. Imaginons une guerre, imaginons une catastrophe écologique majeure : l'État peut toujours revendiquer l'intérêt général, une sorte d'intérêt supérieur au détriment des droits de l'individu. Il n'est plus possible de faire une lecture hégélienne de l'histoire en disant que les droits de l'homme vont vaincre. Si c'est probable, ce n'est pas certain :  il peut y avoir en permanence dans l'histoire des accidents, du tragique et la possibilité de faire passer les droits de l'homme au second plan.

Deuxièmement, si la société civile va sans doute de plus en plus revendiquer les droits de l'homme, il y a toujours un pôle qui est l'État : mondialisation ou non, le goût du pouvoir n'est pas mort. Je ne vois pas pourquoi à l'avenir, les hommes deviendraient nécessairement raisonnables ni pourquoi ils accepteraient la limitation de leur pouvoir. Le risque de la dictature et de l'autoritarisme n'est pas mort.

Comment expliquer la difficulté pour ces valeurs universelles à se diffuser ? Et dans quelle mesure l'idée de valeurs universelles est-elle à mettre en cause ? Qu'est-ce qui a échappé (et continue d'échapper) à ceux qui considéraient qu'elles existaient ?

Le triomphe contemporain des droits de l'homme et de la démocratie libérale en Occident a pris plus de deux siècles. Il y a peu de temps encore, l'Europe, le foyer des droits de l'homme, a été le théâtre du nazisme, du fascisme. La reconnaissance des droits de l'individu, y compris de la femme, a pris longtemps. Ainsi, en France, il a fallu attendre la fin de la Seconde Guerre mondiale pour qu'enfin les femmes aient accès au droit de vote.

En Europe en 1933, la science était très développée, le rationalisme existait depuis des siècles, les droits de l'homme existaient depuis le 18e siècle. Mais cela n'a pas empêché l'Allemagne, pays le plus cultivé d'Europe de vaciller.

On voudrait que parce que l'Occident détient une sorte de vérité, les autres l'adoptent. Il faut comprendre qu'il puisse y avoir des résistances. La dynamique de l'individu suscite des peurs, des réactions hostiles. Le fascisme, le nazisme, les totalitarismes en Europe ont ainsi pu être analysés comme des réactions à l'avènement du règne de l'individu. Ce qui se passe au Moyen-Orient, c'est en grande partie cela : il y a une réaction des sociétés qui revitalisent le référentiel théologico-politique contre le règne de l'individu. Les droits de l'homme et la démocratie libérale sont une telle révolution que cela ne peut pas se faire de façon tranquille, ça secrète forcément des réactions terribles de toutes sortes : ce qui se passe en Chine diffère de ce qui se passe dans les pays tiraillés par l'islamisme radical, mais dans les deux cas, on assiste à des réactions terribles. 

Par le biais de la mondialisation des technologies et des transports, le monde n'a jamais été aussi connecté, tant en termes virtuel que physique. À partir de cette mise en relation inédite entre les personnes, peut-on dégager ce qui relève de l'universel ?

Dire que les droits de l'homme, ce n'est pas une valeur universelle mais occidentale est une contre-vérité. Les droits de l'homme sont nés en Europe mais ils ont une visée universaliste. Ce n'est pas parce que les mathématiques sont nées en Grèce qu'ils sont grecs !

La visée universaliste des droits de l'homme consiste à reconnaitre l'égalité et la liberté de tout être quels que soient son origine, son pays, ses valeurs. Les personnes qui nient cela ne le font pas au nom de la vérité mais d'un pouvoir.  

Interventionnisme dans le monde, politiques étrangères pieuses mais déconnectées des rapports de forces réels... Quelles ont pu être les dérives liées à la croyance en l'universalité de certaines valeurs ?

En effet, cette croyance a engendré des politiques étrangères simplistes. C'était un peu le modèle de Bush d'exportation du modèle occidental : sa vision consistait à opposer un camp du bien et un camp du mal, à apporter la vérité, la civilisation à des gens qui, selon lui, ne demanderaient que ça. Or, cela ne se passe pas comme ça : les individus ont des modes de vie, des traditions, une histoire, des religions et surtout des modes d'encadrement. Par exemple, dans les pays arabes, les conditions de la démocratie n'étaient pas réunies comme le montrent les retombées des printemps arabes. En effet, dans ces pays, il n'y a pas de tissu démocratique fait de forces divergentes. Il n'y avait que les forces au pouvoir (les dictatures) et en face le camp religieux.

Par ailleurs, les interventions occidentales peuvent être instrumentalisées comme étant des interventions de type néocolonialiste, impérialiste.

Enfin, les droits de l'homme, comme l'a très bien analysé Marcel Gauchet, ne sont pas une politique parce qu'ils ne permettent pas d'être à la hauteur des questions complexes. Les droits de l'homme ne peuvent pas avoir réponse à tout, même dans nos sociétés. En effet, si on ne mettait en avant que les droits de l'homme, il faudrait accueillir tous les réfugiés. Les droits de l'homme ne doivent pas contribuer à renoncer à la politique. La politique, c'est prendre en compte les situations particulières, et les jeux de force et pas seulement l'idéal abstrait. L'idéal abstrait ne suffit pas pour conduire une société. 

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