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Mal du siècle : quand le pape dénonce les ravages du narcissisme destructeur
©Reuters

La messe est dite

Ce dimanche était le dernier jour des JMJ 2016 qui se sont tenues cette année à Cracovie. L'occasion pour le pape François de célébrer la messe de clôture au cours de laquelle il a dénoncé l'individualisme excessif et le narcissisme destructeur qui menace profondément notre société, et surtout les jeunes.

Bertrand Vergely

Bertrand Vergely

Bertrand Vergely est philosophe et théologien.

Il est l'auteur de plusieurs livres dont La Mort interdite (J.-C. Lattès, 2001) ou Une vie pour se mettre au monde (Carnet Nord, 2010), La tentation de l'Homme-Dieu (Le Passeur Editeur, 2015).

 

 

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Atlantico : Dans sa messe de clôture des JMJ ce dimanche, le pape François a appelé notamment les jeunes à renoncer "au dopage du succès à tout prix et à la drogue de penser seulement à ses propres aises." Tout du long, il a adressé une critique acerbe de l'individualisme poussé à l'extrême. Dans quelle mesure ce dernier a-t-il conduit à la fois à la destruction des structures qui assurent le lien social et à celle de la capacité des individus à être heureux ? 

Bertrand VergelyL’individualisme est une chose. L’hyper-individualisme en est une autre. Ce qui met à mal le lien social, ainsi que la possibilité d’être heureux en est une troisième.

L’individualisme en tant que tel n’est pas condamnable. Au XVIème siècle, quand l’Europe se modernise, apparaît un nouveau temps de l’histoire humaine, celui de l’individu. Être un individu c’est apprendre à dire je en devenant responsable de ses pensées et de ses actes au lieu de se laisser prendre en charge par la communauté et ses habitudes. Il n’y a là rien de critiquable. Au contraire. Apprendre à dire ainsi je est la traduction laïque du précepte fondamental de la vie spirituelle laquelle enseigne à vivre de l’intérieur. C’est l’un des fondements du christianisme.

L’hyper-individualisme, que l’on voit se développer aujourd’hui, réside dans le fait de soutenir que si le moi n’est pas un moi absolu, il n’est pas un moi. Au XVIIème siècle, c’est ce qu’affirme Don Juan et la tradition des libertins qui va culminer au XVIIIème siècle avec le marquis de Sade, au XIXème siècle avec le dandysme ainsi que l’anarchisme et, au XXème siècle, avec ce que Camus a appelé l’homme révolté. Alors que le capitalisme se développe en capitalisant de l’argent, l’hyper-individualisme se développe en capitalisant du moi. Dans son homélie, c’est cet individualisme que le pape dénonce. En quoi, il a bien raison, un tel individualisme débouchant sur le règne de ce que Platon a appelé l’homme tyrannique, ce mufle brutal et cynique qui se permet tout.

Enfin, il y a ce qui met à mal  aujourd’hui tant le lien social que les possibilités de bonheur. Je ne pense pas que ce soit l’individualisme, ni même l’hyper-individualisme, qui soit à la base de la détérioration du lien social comme de la possibilité d’être heureux, mais plutôt l’ignorance dans laquelle nous sommes collectivement tombés en matière spirituelle. Qu’est-ce qui fait que l’on se sent uni aux autres, ainsi qu’heureux de vivre ? Une seule chose : le fait de sentir que nous sommes en résonance avec la Vie, avec un grand V, sous toutes ses formes. Quand on est lié à une telle vie, un rien nous rend heureux.  Et il ne nous vient pas à l’idée d’être seul à l’être. Notre monde est marqué par la solitude. L’homme post-moderne est un homme seul. Cette solitude est le résultat du scientisme, du matérialisme et de l’athéisme. À force de répéter que la vie n’est reliée à rien de transcendant, un jour on se retrouve seul et dans le vide.  Étonnons nous que le monde guidé par ce désert métaphysique soit celui de "la foule solitaire" et de la morosité ! 

En considérant à la fois l'histoire des idées et l'Histoire en général, comment en est-on arrivé à un tel état de notre société désormais enlisée dans un narcissisme destructeur ? A partir de quel moment la notion d' "individu" a-t-elle pris le pas sur celle de "communauté" ?

Dans l’histoire des idées, c’est à la passion, à la démagogie, au besoin irresponsable et immature de se faire remarquer que l’on doit ce phénomène. C’est une chose que j’ai constatée chez les intellectuels. Pour se faire remarquer comme étant le plus subversif, le plus révolutionnaire, le plus libéré, le plus libérateur, le plus libertaire,  en un mot le plus à gauche, que ne fait-on pas ! Au XVIIème siècle, c’est à des personnages comme Don Juan, ou bien encore au XVIIIème siècle à des écrivains comme Sade que l’on doit ce phénomène qui va se démocratiser au XIXème, ainsi qu’au XXème siècle pour donner ce à quoi nous avons affaire aujourd’hui, à savoir un nihilisme de masse. Quand le nihilisme est apparu au milieu du XIXème siècle, tout le monde a pensé que ce phénomène ne durerait qu’une saison. Aujourd’hui, le nihilisme est devenu l’idéologie dominante de notre monde. Écoutez les médias.  Qui est le personnage que l’on célèbre ? Le rebelle. Il faut être rebelle. Sans quoi on n’intéresse pas. La mode, la pub, l’art, le cinéma, la littérature, les medias, les syndicats, les politiques, les jeunes, les moins jeunes,  sont d’accord. Être rebelle, c’est bien parce que cela crée de l’audience et donc cela rapporte. Déjà à l’époque de Platon, au début de la démocratie, les sophistes prêchaient la rébellion et séduisaient les foules grâce à cela. Le phénomène auquel nous assistons aujourd’hui reprend ce que Platon constatait déjà. Quand la démocratie est détournée par des démagogues, l’émulation de la vie intérieure est supplantée par la contagion du rebelle. 

Quel rôle a joué tout particulièrement le libéralisme économique et le capitalisme financier, mais également la chute du mur de Berlin, dans l'accompagnement et l'amplification ces dernières décennies de ce phénomène d'individualisation poussée à l'extrême ?

Le libéralisme économique, quand il exprime la liberté d’entreprendre ainsi que d’échanger, n’est pas critiquable. Comment faire de l’économie autrement qu’en entreprenant et en échangeant librement ?  En revanche, la cupidité, le désir insatiable, ce que François de Closet a appelé le ""oujours plus" sont des plaies. Sous prétexte de supprimer la cupidité, le communisme a voulu supprimer l’entreprise, ainsi que la liberté des échanges. Résultat, il a transformé les pays qu’il a dirigés en bagnes dans lesquels rien ne fonctionne. Ce que l’on peut reprocher au libéralisme, ce n’est pas l’entreprise, ni la liberté des échanges, mais son dogme de la liberté, et notamment du libre choix.Le "Je dois pouvoir tout faire et tout choisir comme je veux" crée un monde de folie comme le montre la Californie aux Etats-Unis.

De même, ce que l’on peut reprocher au capitalisme financier, ce n’est pas de faire de la finance. De la finance il en faut. En revanche, ne plus fabriquer de l’argent que par la spéculation et non en produisant des biens correspondant à une utilité  est hyper-violent et conduit au désastre. Témoin ces entreprises qui, pour faire encore plus de profits, licencient bien qu’elles soient bénéficiaires. En agissant ainsi de façon cynique, ce système finit par se faire haïr et alimenter ceux qui rêvent de le détruire. L’économie n’est pas pensable sans un sens de sa responsabilité tant sociale que morale. Il y va de sa survie. Si elle désespère, épuise ou rend fous les hommes qui la servent, elle court à sa perte.

Quant à la chute du mur de Berlin, son impact a été surtout très fort dans les anciens pays communistes qui ont vu arriver immédiatement un capitalisme sauvage et brutal, les faisant parfois regretter la sécurité que leur offrait l’ancien régime. En Europe, cela a fait baisser le Parti communiste à 3 % alors qu’auparavant il évoluait autour de 20 %. Il y avait un parti ouvrier avec des traditions ouvrières. Ce parti et ces traditions n’existent plus.  

A la notion d'individualisme poussé à l'extrême est associée celle de "liberté absolue". Par la pression qu'elle peut apporter du fait que l'individu est le seul responsable de son bonheur, cette liberté absolue ne peut-elle pas être, à l'inverse, source du malheur des individus qui ne parviennent pas à atteindre ce bonheur dans cette liberté absolue et cet individualisme poussé à l'extrême ? 

La postmodernité a une vision tragique de la vie parce qu’elle a une vision orgueilleuse de celle-ci. Orgueil. Tragique. Les deux vont de pair. Ils sont inséparables. Quand on veut être le seul responsable de son bonheur, cela a un prix. La solitude en cas d’échec. Donc le tragique. Quand à l’inverse, on a une vision tragique de la vie, il n’y a qu’une solution : devenir le seul agent de son bonheur. La postmodernité est ainsi faite qu’en elle le tragique et le bonheur sont indissociables, la solitude tragique étant la condition du bonheur  et le bonheur solitaire étant tragique. C’est dire si elle est triste. Tout cela pour une seule raison : le désir forcené de tout faire tout seul, sans rien devoir à personne, et notamment à Dieu. 

A l'heure de la mondialisation, cette notion de "liberté" est-elle véritablement accessible à tous les individus ? Au regard des inégalités croissantes qu'elle génère, ne peut-on pas considérer l'idée de liberté comme seulement accessible aux riches ? 

Paradoxalement non. Si l’on appelle liberté absolue le fait de pouvoir tout se payer, oui, une telle liberté n’est accessible qu’aux riches. Elle n’a toujours été accessible qu’à eux et elle ne sera toujours accessible qu’à eux. En revanche, si l’on appelle liberté absolue le fait de se dire "Je veux être seul au monde et ne devoir ma vie et mon bonheur qu’à moi", tout le monde peut se le dire. Le désespoir, comme l’orgueil, sont très démocratiques. Ils n’appartiennent pas qu’aux riches. On peut être pauvre et très orgueilleux. C’est un problème que rencontrent certaines associations qui tentent de venir en aide aux SDF. Certains d’entre eux refusent. Ils tiennent, disent-ils, à leur dignité. En ces temps de terrorisme, c’est ce que l’on retrouve chez les terroristes.  C’est Sartre, je crois, qui a dit que le terrorisme est "la bombe atomique du pauvre". Le terroriste est celui qui dit "Je suis pauvre. Mais c’est là ma richesse. Comme je n’ai rien, je n’ai rien à perdre. Donc, je peux me faire sauter avec une bombe en faisant un maximum de morts. Ce sera ma façon de changer le monde et je ne la devrai qu’à moi". Terrible raisonnement, montrant que l’orgueil n’a pas de frontières. Malheureusement. 

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