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Coup d'Etat en Turquie : pourquoi les racines de la révolte de l'armée contre Erdogan sont nettement plus complexes qu'il n'y paraît
©REUTERS/Tumay Berkin

Imbroglio

Dans la nuit de vendredi à samedi, la Turquie a connu une tentative de coup d'état militaire visant à faire tomber l'actuel président Erdogan. Ayant repris le contrôle du pays, la position de ce dernier pourrait s'en trouver renforcée face à ses ennemis, dont l'imam Fethullah Güllen accusé d'être à l'origine de cette tentative de coup d'état.

Alexandre del Valle

Alexandre del Valle

Alexandre del Valle est un géopolitologue et essayiste franco-italien. Ancien éditorialiste (France SoirIl Liberal, etc.), il intervient dans des institutions patronales et européennes, et est chercheur associé au Cpfa (Center of Foreign and Political Affairs). Il a publié plusieurs essais en France et en Italie sur la faiblesse des démocraties, les guerres balkaniques, l'islamisme, la Turquie, la persécution des chrétiens, la Syrie et le terrorisme. 

Son dernier ouvrage, coécrit avec Jacques Soppelsa, Vers un choc global ? La mondialisation dangereuse, est paru en 2023 aux Editions de l'Artilleur. 

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Atlantico : Qui sont ces militaires putschistes qui ont tenté de prendre le pouvoir dans la nuit du 15 au 16 juillet 2016 ?

Alexandre del ValleCes gens sont connus, et on peut même s'étonner de ne pas avoir assisté à un coup d'état plus tôt. Et ce parce qu'en Turquie coexistent deux sources du pouvoir et deux idéologies totalement opposées depuis la fondation même du pays. Premièrement ceux qui veulent que la Turquie soit le continuateur de l'Empire ottoman ; il s'agit d'Erdogan et de très nombreux hommes politiques depuis des années qui accompagnent un processus de réislamisation. Et de l'autre côté, il y a des partisans du kémalisme et de l'Etat profond (Derin Devlet), qui se revendiquent de l'héritage d'Atatürk, le fondateur de la République turque qui avait désislamisé la Turquie en allant jusqu'à transformer Sainte Sophie en musée (alors qu'il s'agissait d'une mosquée, en abolissant la charià, en interdisant le voile islamique, l'appel des muezzins en arabe dans les mosquées, en remplaçant l'alphabet arabe par l'alphabet latin et en fondant l'idéologie nationaliste sur la laïcité (Laiklik). Ces deux pôles antagonistes de la vie politique turque ont toujours été en guerre déclarée (Atätürk dut combattre les Confréries sunnites qui lui déclarèrent le jihad quand il abolit le Sultanat et le Califat d'Istanbul) et c'est pourquoi d'ailleurs il y a déjà eu 4 coups d'Etat entre 1960 et 1997 (presque tous les dix ans, des militaires s'opposaient aux partisans de l'islamisation).

Mais depuis quelques temps, les kémalistes et les militaires les plus laïques sont sur le déclin. En jouant de façon très intelligente la carte de l'Union européenne et en se rapprochant des Etats-Unis, Erdogan le « néo-Sultan » s'est retrouvé protégé par les Occidentaux (Etats-Unis) qui ont des moyens de pressions sur l'armée turque (via l'OTAN). Et grâce à cette stratégie que j'appelle du cheval de Troie islamiste, au nom de la démocratie, le leader de l'AKP au pouvoir depuis 2002 a été capable de museler les journalistes, les militaires vieille garde, les intellectuels et militants kémalistes radicaux les plus hostiles à l'islamisme, etc. Il en a placé un grand nombre en prison et les militaires se sont sentis menacés, acculés, jusqu'au coup d'Etat manqué du 15 juillet dernier. Petit à petit, depuis les années 2000, le terreau kémaliste le plus anti-islamiste de l'armée s'est senti menacé : par exemple, quand Erdogan a fait abolir en 2005 les pouvoirs politiques du Conseil National de Sécurité (MGK, jadis commandé par un militaire), puis en acceptant que des miliaires musulmans pratiquant voire islamistes pro-AKP commencent à intégrer les rangs très laïcistes de son armée nationale, ce qui était jadis impossible. Erdogan a pu dès lors, petit à petit, en délégitimant les vieux militaires laïcistes (procès Ernegekon), réislamiser le pays.

C'est à cause de cette montée en force de l'actuel président que des kémalistes ont considéré qu'il était allé trop loin. Il lui ont d'abord reproché sa politique en Syrie, qui a été considérée stupide par beaucoup de kémalistes et militaires, qui étaient plutôt pro-Assad. Ces derniers considèrent que Erdogan a laissé rentrer trop d'islamistes syriens et palestiniens dans le pays, puis laissé prospérer leurs centres d'entraînement, de recrutement et de propagande en Turquie même, ce qui aurait généré les multiples attentats dont celui de l'Aéroport Atatürk est le plus marquant. Sans parler des brouilles inutiles avec Israël et la Russie que certains hauts militaires n'ont pas appréciées.

Donc pour résumer, la colère exprimée la nuit dernière est liée à des conflits internes (l'histoire de l'affrontement entre kémalistes et islamistes en Turquie) et à des conflits externes, par exemple la Syrie, la relation avec Israël, avec les Russes et le soutien aux djihadistes. L'autre raison, peut-être la principale, est la dérive autoritaire de la présidence Erdogan ces dernières années.

C'est pourquoi les putschistes ont cru que c'était le moment pour faire un coup d'état, ils ont cru qu'une partie de l'opinion les laisseraient faire par ras-le-bol d'Erdogan, mais ils ont sous-estimé la capacité d'Erdogan à susciter l'adhésion auprès de la population turque et à mobiliser puis réagir. Ils ont manqué de leader, de stratégie de communication, et de légitimité.

Erdogan n'a-t-il pas agit de main de maître pendant cette nuit ? Avec son passage sur FaceTime retransmis à la télévision, n'a-t-on pas observé la maîtrise remarquable qu'il avait de ses électeurs, qui ont oeuvré à faire capoter le coup turc ?

Absolument il y a là un coup de poker, mais l'atout dans la manche étant surtout la majorité des Turcs qui ont voté pour lui et qui ne veulent pas revenir à l'époque de la dictature militaire. Le génie d'Erdogan est donc de réislamiser le pays tout en neutralisant ses ennemis naturels démocrates qui préfèrent sa présidence (qui a amené de la prospérité économique) au retour à la case militaire dictatoriale. Et c'est là où le bât blesse pour les kémalistes. Contrairement au Maréchal-Président Al-Sissi en Egypte qui avait profité d'une manifestation de 20 millions de personnes pour renverser les Frères musulmans, les militaires kémalistes avaient des chars, des hélicoptères, mais pas le peuple avec eux dans la rue. Et à l'époque de facebook, tweeter et face time, cet aspect de la guerre de la communication est crucial, voire déterminant, car la force des chars ne peut pas grand chose sans adhésion minimale des masses.

Aujourd'hui, avec des communications modernes (Facebook, Twitter, Face Time) s'il on veut faire un coup d'état, on ne peut se passer de l'appui de la population. Erdogan a été capable de rebondir après avoir il a baissé dans les sondages, notamment en changeant de cibles, en adaptant sa stratégie et ses tactiques de façon radicale, par exemple en surfant sur la haine envers les Kurdes séparatistes et l'orgueil national, Il sait donc jouer sur la fibre nationaliste et populaire. Il a aussi et surtout contribué à faire monter le niveau de vie, ce qui explique également une certaine popularité même chez les non-islamistes.

En fait, il n'a pas été particulièrement génial : il a juste profité de l'échec et du manque de légitimité de ses adversaires, qui n'étaient pas assez préparés, et qui n'avaient pas de bases solides de soutien dans le peuple. Et ajoutons que même dans l'armée, il y a plusieurs courants : un courant fidèle à Erdogan et un vieux courant kémaliste: c'est dire que même au sein de l'armée et des forces de l'ordre, ils ne contrôlaient pas tout, d'autant que la police a été purgée récemment des ennemis d'Erdogan et a joué un rôle de contre-attaque.

Le coup d'état avait donc peu de chance à réussir à long terme. Erdogan avait le soutien de la communauté internationale et d'une bonne partie de la population qui a fait barrage aux militaires, lesquels qui ne voulaient pas donner une trop mauvaise image d'eux et donc ne pouvaient jouer aux « sauveurs » de la démocratie turque tout en roulant avec leurs chars sur les foules. Ils ont donc perdu cette « guerre des représentations » du faible au fort.  

Anciennement alliés, le président Erdogan accuse l'imam Fethullah Gülen d'être à l'origine de la tentative de coup d'Etat survenue ce vendredi en Turquie. Quels sont les ressorts de cette accusation ? Cela paraît-il vraisemblable ? 

L'organisation de Fethullah Gülen a été l'un des artisans de l'accession au pouvoir d'Erdogan. Mais pour rester au pouvoir, et parce que c'est un opportuniste, le président turc s'est allié avec l'extrême-droite et une partie des nationalistes turcs les plus durs, notamment contre les Kurdes. Pour donner des gages à ces nationalistes qui votent de plus en plus pour lui, il a sacrifié Fethullah Gülen, considéré comme un islamiste "soft", qu'il a pu utiliser au début mais dont il n'a plus besoin aujourd'hui et dont il est en plus devenu un rival dans la politique d'islamisation. Or Fethullah Gülen, qui a créé une forme très modérée et très démocratique d'islam politique, est la bête noire des nationalistes turcs les plus durs, à tendance plutôt laïque. Pour une partie de l'opinion, Fethullah Gülen est assimilé à une sorte d'OPUS DEI musulmane qui incarne un islam politique élitiste très habile qui infiltre l'Etat, l'éducation et donc dont le pouvoir « occulte » supposé a fini par être redouté par Erdogan et sa garde rapprochée. A ce titre, le mouvement de Gülen est souvent accusé de complot en Turquie. En surfant sur cette vague conspirationniste, qui plait à la fois aux islamistes dûrs et aux ultra-nationalistes du MHP et des Loups gris, Erdogan peut ainsi séduire ceux qui ont le même ennemi que lui, mais qui ne sont pas islamistes comme lui.

Comment se positionnent les nationalistes turcs par rapport au caractère islamiste de l'AKP, le parti de l'actuel président turc ? 

Erdogan a toujours nié ce caractère-là. Il a surtout réussi à faire de ce parti un conglomérat de nationalistes et d'islamistes, ce que j'appelle la synthèse « nationale-islamiste néo-ottomane ». Il a créé ce parti avec un agenda conçu pour le noyau dur de l'AKP, à savoir la destruction du kémalisme, sans pour autant oublier l'aile conservatrice, très nationaliste de la classe politique turque (MHP, Anavatan partisi), et qui initialement n'appréciait pas du tout les islamistes. Il a réussi à rallier une partie de cette droite conservatrice ou fascisante, et à la faire concilier avec l'islamisme radical de l'AKP tendance pro-Frères musulmans. Fethulalh Gülen et ses partisans ont ainsi été jetés en pâture, pris en sandwich et sacrifiés.

Y-a-t-il un lien entre cette tentative de coup avorté en Turquie et le fait que le procureur d'Ankara était sur le point d'envoyer une demande d'extradition à l'encontre de Fethullah Gülen, réfugié aux Etats-Unis depuis 1999 ? 

Peut être, mais cela n'est pas le seul élément. Cela fait des années qu'Erdogan demande cela. En fait, le président turc est un roi de l'opportunisme politique et de la tactique. Lorsqu'il critique et bombarde les Arméniens, il monte dans les sondages ; de même, quand il demande l'extradition de Fethulah Gülen, il plaît à toute une partie de Turcs qui ne sont pas islamistes et qui accusent depuis des années le mouvement de Gulen de tous les maux du pays, ce qui est très malin. Erdogan a une multisectorielle qui consiste à délivrer un discours à l'un et un discours diamétralement opposé à l'autre. A un islamiste, il montre qu'il est le champion de l'islam, qu'il est enragé contre Israël et les juifs sionistes, et qu'il soutient les sunnites rebelles contre Bachar al-Assad en Syrie l'infidèle alaouïte. Et à un nationaliste pur et dur, il dit qu'il a le même ennemi, à savoir Fethullah Gülen.

Quelle différence y-a-t-il exactement entre les nationalistes turcs et les kémalistes ? Quelles sont leurs positions à l'égard de l'islamisme ?

Il ne faut pas confondre kémalistes progressistes et nationalistes de droite conservatrice ou d'extrême droite: les premiers sont marqués à gauche de l'échiquier politique, avec un caractère socialisant caractéristique, tout en étant très nationalistes, tandis que les nationalistes de droite (Anavatan partisi) ou les néo-fascistes du MHP (loups gris, etc), sont moins laïques, bien plus capitalistes, pas du tout progressistes et même anti-socialistes. La droite nationaliste a certes quelques points communs avec les kémalistes, mais elle est beaucoup moins progressiste. Ses sympathisants sont davantage nationaux-ottomans, et en cela plus tournés vers l'islam que les kémalistes qui eux sont anti-ottomans et très hostiles à l'islam politique, voire anticléricaux. Ce qui ne plaît pas dans l'opinion chez les Fethullah, c'est leur caractère élitiste puisqu'on les retrouve un peu partout. Ils donnent l'impression de s'infiltrer dans tous les pans de la société, un peu comme l'Opus Dei dans les ouvrages conspirationnistes de Dan Brown. Je doute que des Fethulladji soient les artisans uniques de la tentative de coup d'Etat. Je pense que ce sont plutôt des kémalistes durs et tous ceux qui en ont assez de la dérive autoritaire-personnelle du néo-sultan Erdogan. N'oublions pas que dans la mesure où Erdogan est en train de s'allier avec les nationalistes, il ne peut pas trop s'attaquer frontalement aux valeurs du kémalisme et donc à Atätürk, d'autant plus qu'il prétend être dans la continuité de son œuvre qu'il dévoie et déconstruit de façon subversive. D'ailleurs, si Erdogan venait à critiquer de manière trop virulente le kémalisme, une loi saisie par un juge pourrait théoriquement le poursuivre. Jadis, le Conseil national de sécurité (MGK) de Turquie, dirigé par des militaires et des civils mélangés, mais infine par les militaires kémalistes, pouvaient renverser un gouvernement qui portait atteinte aux valeurs kémalistes de l'Etat et donc de la Constitution. C'est ce qui se passa en 1997, lorsque le mentor d'Erdogan, Necmettin Erbakan, dut démissionner après avoir adopté d'urgence 18 mesure kémalistes, et que le parti islamiste alors au pouvoir fut interdit sur une base légale. Par conséquent, Erdogan s'en prend à ceux qu'il est légalement possible de désigner comme ennemis intérieurs : les Kurdes, les minorités, l'extrême-gauche, et les islamistes soft de Gülen. Il faut le faire, Erdogan réislamise et dékémalise la Turquie puis justifie son pouvoir présidentialiste autoritaire au nom du nationalisme et de la dénonciation du complot islamiste !, car bien que très modérés, les partisans de Gülen sont perçus comme des dangereux islamistes par leurs ennemis kémalistes et nationalistes.

Malgré sa volonté de se poser en continuateur de Mustapha Kemal, et compte tenu de la forte probabilité pour que des kémalistes soient les instigateurs de cette tentative de coup d'état comme vous le supposez, ne peut-on pas considérer ce coup d'état avorté comme la marque de la fin du kémalisme dans les hautes sphères de l'Etat et le succès de la stratégie d'Erdogan ?

C'est ce que je dis dans tous mes livres sur la Turquie depuis les années 2000. L'ultime but d'Erdogan, c'est de détruire le kémalisme. Je me demande même s'il n'y a pas une complicité au sein du pouvoir et même de R T Erdogan lui même pour avoir laissé perpétré ce coup d'Etat perdu d'avance juste pour pouvoir ensuite se poser en victime victorieuse et accroitre encore plus la répression contre les militaires les plus anti-AKP. Car le but d'Erdogan, en abattant ses adversaires, c'est de pouvoir être le leader suprême après avoir changearla Constitution. Et pour changer cette Constitution, il doit avoir un soutien massif, au sein du peuple et de l'Assemblée, ce qu'il avait du mal à obtenir ces derniers temps. Il ne lui restait donc pour asseoir son pouvoir absolu que de mater une tentative ratée de ses adversaires putschistes en apparaissant lui-même comme le vrai sauveur de la démocratie.

Et je me demande même s'il on n'aura pas un jour la preuve que ce coup d'état a été facilité par le pouvoir en place qui aurait laissé en partie agir les putschistes. C'est la stratégie qu'il a adopté depuis 2008 lors de la répression massive du coup d 'Etat avorté et prévu dans le cadre du procès Ernegekon. Quelque part, son meilleur allié, ce sont donc les putschistes ratés. Ils n'avaient pas le droit à l'erreur. Cela se retourne donc contre eux. Et lui s'impose grâce à eux comme un démocrate et un sauveur de l'islam.

A l'avenir, le kémalisme va donc être selon moi encore plus persécuté et réprimé et privé de légitimité. Erdogan a déjà exécuté beaucoup de gens, emprisonné de nombreux militaires. L'armée était jadis très populaire dans la société turque : il était donc difficile de les attaquer sans choquer l'opinion lorsque le parti d'Erdogan a pris le pouvoir en 2002. Désormais, la bataille de la légitimité a été renversée. Les militaires n'ont plus la même popularité que jadis. Et dans le futur proche, les kémalistes les plus gradés et les plus anti-islamistes, généralement francs-maçons, laïcisés à la française, donc très anti-cléricaux, vont être au mieux écartés, au pire purgés. Il s'agit donc d'un tournant majeur dans l'accélération du processus dé-kémalisation du pays par Erdogan que je souligne dans mes écrits depuis le début des années 2000. Un nouveau coup d'état « réussi » pourrait certes changer la donne, mais il semble de moins en moins possible. Il me semble donc que cette nuit a signé la victoire quasi définitive de l'islamisme néo-ottoman de l'AKP sur le vieux kémalisme militariste.  

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