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Tensions raciales maximum aux Etats-Unis : Barack Obama en a-t-il fait assez pour les Afro-Américains ?
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Situation tragique

La fusillade de Dallas et l'assassinat de deux Afro-Américains cette semaine par des policiers aux États-Unis ne font qu'augmenter la longue liste de ce type d'incidents recensés ces dernières années. Un problème qui présente des caractéristiques structurelles et vis-à-vis duquel Barack Obama aurait pu néanmoins être plus actif, malgré l'hostilité du Congrès.

Yannick Mireur

Yannick Mireur

Yannick Mireur est l’auteur de deux essais sur la société et la politique américaines (Après Bush: Pourquoi l'Amérique ne changera pas, 2008, préface de Hubert Védrine, Le monde d’Obama, 2011). Il fut le fondateur et rédacteur en chef de Politique Américaine, revue française de référence sur les Etats-Unis, et intervient régulièrement dans les médias sur les questions américaines. Son dernier ouvrage, Hausser le ton !, porte sur le débat public français (2014).

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Audrey Célestine

Audrey Célestine

Audrey Célestine est politiste, maître de conférence à l’université Lille 3 en études américaines. Elle travaille actuellement, en collaboration avec l’historien Nicolas Martin-Breteau, sur le mouvement Black Lives Matter. Tous deux co-dirigent un numéro de la revue Politique Américaine sur la question raciale aux Etats-Unis à l’ère Obama à paraître en septembre 2016. 

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Atlantico : Ce jeudi, lors d'un rassemblement à Dallas en hommage aux deux Afro-Américains tués par des policiers ces derniers jours, cinq membres des forces de l'ordre ont été tués par des tirs de sniper. N'est-ce pas le signe d'un retour en force du racisme aux Etats-Unis ? 

Yannick Mireur : Je ne crois pas qu'il y ait un retour en force du racisme aux Etats-Unis dans la mesure où le racisme est inhérent à la société américaine, et à nos sociétés en général. Néanmoins, depuis une cinquantaine d'années, on a pu assister à une évolution de la condition et de l'acceptation des Afro-américains dans la société américaine, même si des poches de résistance géographiques, sociales et culturelles demeurent. Dans le cas américain, il ne faut pas oublier les autres facteurs qui viennent s'agréger à ces vestiges de l'Histoire, comme l'imparfaite transformation de la condition des Afro-américains aux Etats-Unis. Une partie est encore marginalisée économiquement et socialement. Au tout début de son mandat, Barack Obama a été courageux de pointer du doigt la responsabilité des Afro-américains eux-mêmes, notamment en ce qui concerne la destructuration de la cellule familiale au regard du nombre important de femmes afro-américaines élevant seules leurs enfants. Ceci ne constitue pas une condition optimale pour le développement de jeunes hommes, d'autant plus que le taux de criminalité et d'incarcération aux Etats-Unis est plus important chez cette population tout particulièrement.

Il y a une autre caractéristique de la société américaine, profondément culturelle, à prendre en compte et dont il ne faut pas attendre à ce qu'elle change demain – à moins d'être utopiste : il s'agit du second amendement et de la liberté du port d'armes. Si l'on mêle toutes ces conditions, vous obtenez un contexte de fébrilité structurelle : un taux élevé de criminalité dans les zones de population majoritairement afro-américaines, la liberté du port d'armes. La crainte existe donc des deux côtés, aussi bien chez les jeunes hommes afro-américains que chez les policiers.

Ce qui permettra une amélioration de la situation, ce n'est certainement pas une réécriture du second amendement dans un sens plus restrictif – et encore moins sa suppression. Obama a déjà essayé d'agir sur le plan législatif en encadrant techniquement les armes qui jouissent de l'implication de ce deuxième amendement, permettant ainsi d'exclure un certain nombre d'armes, telles que les armes particulièrement létales, de ce principe de liberté du port d'arme. Sans succès. 

Audrey Célestine Si l’événement de Dallas a une dimension exceptionnelle dans un contexte de forte médiatisation et mobilisation autour de l’assassinat par des policiers de deux hommes identifiés comme Afro-américains dont la mort a été filmée, on ne peut pas parler de retour en force du racisme aux Etats-Unis. Il peut sembler difficile de ne pas envisager l’élection d’Obama en 2008 comme une rupture importante dans l’histoire du racisme aux Etats-Unis. Pourtant, si on parle des inégalités qui touche les populations noires aux Etats-Unis, on voit leur caractère persistant, en dépit des progrès législatifs. Depuis les années 1970, on a une augmentation considérable des arrestations et condamnations qui touchent de façon très importante les hommes afro-américains. On sait qu’un homme afro-américain sur trois est ou a été mis en prison au moins une fois dans sa vie. Depuis le début des années 1970, le chômage des Afro-américains a toujours été deux fois supérieur à celui des personnes identifiées comme blanches. En dépit d’une augmentation de leurs revenus depuis les années 1960, les Afro-américains ont fait l’objet de mesures empêchant la constitution de patrimoines familiaux, y compris immobiliers, plaçant un certain nombre d’entre eux, y compris dans la "classe moyenne", dans une vulnérabilité sociale auxquelles des familles blanches plus modestes sont moins exposées.

Dans ce que l’on définit comme sa dimension structurelle, on ne peut pas parler d’un retour en force du racisme mais d’une persistance de celui-ci. Ce qui change depuis 2013 et la création du mouvement Black Lives Matter, c’est la publicisation faite autour des questions de violence policière. Les interactions avec les forces de l’ordre qui se terminent par la mort de la personne contrôlée font l’objet de mobilisations à la fois sur les réseaux sociaux et lors de manifestations. Ils sont mêmes souvent présentés par les militants comme des formes de "lynchages" dont le but serait de terroriser les populations noires. 

Depuis la mort de Michael Brown, abattu en août 2014 par un officier de police, la liste des Afro-Américains tués dans des circonstances troubles par des policiers ne cesse de s'allonger. Comment expliquer ce phénomène ? Les forces de l'ordre américaines sont-elles racistes ? Observe-t-on des disparités sur le territoire américain en la matière ? 

Yannick Mireur : La police américaine n'est pas tout entièrement un monolithe anti-noir,d'autant plus qu'il y a un nombre important de policiers afro-américains aux Etats-Unis. Néanmoins, dans certaines zones des Etats-Unis, comme les plaines agricoles ou le Sud – les pays de la Confédération en général où la lutte contre l'esclavage a été politique - certains officiers peuvent présenter des sentiments hostiles à l'égard de certaines communautés. Un certain nombre d'Américains trouvent inacceptable d'avoir un Afro-Américain à la tête du pays, ce qui n'empêche pourtant pas Obama d'être sur une crête de 50% d'opinions favorables. Malgré cette haine d'une partie de la population à son égard, aucune tentative d'assassinat n'a été perpétrée à son encontre, contrairement à ce que certains pouvaient redouter au moment de son élection. 

Audrey Célestine : Depuis le début de l’année, le site killedbypolice.net recense près de 607 morts tués par la police. Près d’une quinzaine pour le seul mois de juillet. Plusieurs facteurs ayant trait à la formation des policiers, à la militarisation des forces de l’ordre peuvent contribuer à expliquer le phénomène. Les militants antiracistes insistent cependant sur le fait qu’alors que les policiers savent dans certaines situations abaisser des situations de tension au moment d’arrestation – on parle de "de-escalation" - l’usage des armes est beaucoup plus important et systématique quand il s’agit d’Afro-américains. Il est frappant de constater qu’un nombre important de personnes dont la mort a été médiatisée ont été arrêtées pour des délits mineurs (absence de clignotant, feu arrière cassé, vente à la sauvette, etc.). On sait que le nombre de personnes non armées tuées par la police est cinq fois plus élevé pour les Afro-américains que pour les blancs. Beaucoup insistent sur la vulnérabilité particulière du corps noir aux Etats-Unis.

L’auteur Ta-Nehisi Coates en a fait l’objet d’un livre important (Between the World and Me, traduit en français cette année sous le titre Colère noire. Lettre à mon fils). Mais le maire de New York ne dit pas autre chose quand il parle de ses craintes lorsque son fils, adolescent métis, est à l’extérieur et qu’il est mis en danger par une police qui devrait le protéger comme n’importe quel citoyen américain. Les parents d’enfants identifiés comme afro-américains savent qu’ils seront plus souvent contrôlés, arrêtés. Ils leurs donnent des conseils spécifiques pour minimiser les risques en cas de contrôle policier. Mais ils savent qu’ils seront vus comme suspects et partant davantage en danger en cas d’interaction avec les forces de l’ordre. Et cela nourrit une peur qui donne à Black Lives Matter une force émotionnelle particulière. Il est significatif que le mouvement ait débuté par une "Lettre d’amour aux personnes noires" après l’acquittement de George Zimmerman.

Dans quelle mesure la situation actuelle peut-elle être comparée à de précédentes périodes de l'histoire contemporaine américaine ? Lesquelles et pourquoi ? 

Audrey CélestineLorsqu’on examine les dénonciations faites du racisme et des violences raciales aujourd’hui aux Etats-Unis, on voit que des connexions avec le passé sont clairement établies. On fait remonter la question de la violence structurelle contre les Noirs aux Etats-Unis à la période de l’esclavage. Les prises de parole publiques de personnalités et militants antiracistes, et un certain nombre de contributions académiques, font ce lien et ces allers-retours entre passé et présent, évoquant davantage un continuum qu’une véritable rupture après le Mouvement pour les Droits civiques. En ce qui concerne le mouvement Black Lives Matter, il est très souvent rattaché au Civil Rights Movement. S’il existe des éléments de continuité, Black Lives Matter s’en distingue également par la mise en avant de profils nouveaux dans le leadership (femmes, personnes s’identifiant comme LGBTQ), d’une absence des églises noires dans l’organisation du mouvement notamment. 

Yannick Mireur : Il s'agit en réalité d'un phénomène latent sur lequel les projecteurs ont été braqués à cause de cette malheureuse série d'évènements. Ce qui est également mis en cause et qui alimente les débats, ce sont également les violences policières qui touchent aussi bien les Afro-Américains que les autres franges de la population. Il y a, aux Etats-Unis, un grand respect de l'uniforme de police que l'on ne constate pas avec une telle intensité en Europe ou en Amérique latine. 

En réaction aux événements de Dallas et à l'assassinat de deux Afro-Américains en l'espace de deux jours par des policiers, Barack Obama a déclaré que les Etats-Unis ont vécu "trop de fois des tragédies comme celle-ci". Comment juger l'action d'Obama à ce propos ? En a-t-il fait assez ? Sinon, qu'aurait-il pu faire de plus ?

Yannick Mireur : Il convient d'établir une distinction entre ses deux mandats. Lorsqu'il a été élu, il était très important pour lui de ne pas apparaître comme le président des Afro-Américains, mais de tous les Américains. Aux alentours de son deuxième mandat, des incidents similaires à ceux dont il est question aujourd'hui se sont produits, qui l'ont plutôt bien servi. Malgré un Congrès qui lui était très hostile, je pense qu'il aurait pu avoir un discours plus incisif. C'est au fond, et d'une manière générale, ce qui ressort de sa présidence : un manque d'autorité sur ces sujets, comme sur d'autres afin d'éveiller les consciences des Américains. Sa présidence a manqué de gestes forts, comme par exemple, la réunion de figures symboliques et anciennes du Parti républicain. Ceci aurait pu lui permettre de contreblancer la contrainte d'un Congrès qui lui était hostile. Barack Obama n'est pas un très bon opérateur politique : il n'est pas très à l'aise dans les négociations de couloir, ni dans l'entretien des rapports avec l'opposition, d'autant plus qu'il a eu affaire à une opposition très virulente à son égard et désaxée idéologiquement. 

Audrey Célestine : Ce n’est pas la première fois qu’Obama s’exprime sur le sujet des violences policières s’exerçant contre les Afro-américains. Il l’a fait suite à l’acquittement de George Zimmerman dans le procès pour la mort du jeune Trayvon Martin en évoquant le fait que l’adolescent aurait pu être son fils, ou lui. Il a en outre, au cours de ses deux mandats, mené des actions pour lutter contre les inégalités comme la réforme de la Sécurité sociale ou la revalorisation des heures supplémentaires. Tout cela est cependant considéré comme tout à fait insuffisant par les militants antiracistes de Black Lives Matter et une portion non négligeable de la population noire. Son élection a suscité des espoirs importants qui sont largement déçus et c’est la tension entre le rêve et les promesses d’une Amérique "postraciale" et la réalité de la situation du pays qui peut expliquer l’émergence d’un tel mouvement. On peut ajouter qu’une partie des difficultés d’Obama à s’attaquer à un certain nombre d’enjeux tient aux réactions racistes liées à son élection, qui a contribué à dynamiser un mouvement comme le Tea Party et favorisé l’obstruction des élus républicains au Congrès.

En 2012, Obama avait affirmé "Je ne suis pas le président de l'Amérique noire". Quel danger politique cela aurait-il représenté pour Obama de mettre davantage en avant son identité afro-américaine ? A l'inverse, dans quelle mesure aurait-il pu être plus efficace que d'autres en termes de lutte contre le racisme du fait de cette identité ? 

Audrey CélestineComme je le disais, en dépit d’un discours extrêment prudent et qui reprend même parfois le discours conservateur et moralisateur sur la famille noire – par exemple quand il exhorte les pères afro-américains à s’occuper de leur famille ou aux parents des minorités à s’impliquer davantage pour améliorer leur environnement, leurs écoles, niant implicitement le caractère structurel des inégalités touchant les Afro-américains l’élection d’Obama a fait l’objet de réactions extrêmement violentes et a contribué à polariser l’espace politique. Il a, de fait, repris à son compte un discours qui, très concrètement, envisage la famille afro-américaine à travers le prisme de la pathologie sociale. On ne peut pas dire qu’il n’a pas affirmé une "identité afro-américaine". De fait, il a choisi de rendre publique son auto-identification comme African-american dans le recensement américain, en dépit du fait que sa mère et la famille dans laquelle il a grandi étaient identifiées comme blanches. Ses apparitions télévisées font souvent référence à des codes généralement associés à la culture afro-américaine au sens large (on peut penser au "Slow Jam the News " dans l’émission de Jimmy Fallon). Mais faire cela ne constitue pas une politique de lutte contre le racisme. En particulier si on l’envisage moins comme les stéréotypes ou clichés sur les Afro-américains et davantage en termes de désavantage structurel et persistant qui donne, concrètement, une moindre valeur à la vie des Noirs. 

Yannick Mireur : Je pense que cela aurait contribué à le marginaliser un peu auprès de l'opinion américaine car en tant qu'élu, il est censé représenter les intérêts de l'ensemble de la population, et pas simplement d'une minorité.

Sur le deuxième point, je ne pense pas qu'il faille focaliser sur le racisme, mais surtout porter l'attention sur les outils à mettre en œuvre afin d'améliorer les conditions de vie d'une partie de la communauté afro-américaine. Des politiques de discrimination positives ont été mises en place, mais elles ont fini par atteindre leurs limites. De nouveaux instruments doivent être élaborés pour améliorer l'intégration de cette partie de la population afro-américaine marginalisée. Barack Obama a essayé de lutter contre la pauvreté en général, et pas seulement celle qui touche une partie de la communauté afro-américaine, notamment avec l'assurance-maladie universelle. 

Propos recueillis par Thomas Sila

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