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Travailleurs détachés : pourquoi Manuel Valls ferait mieux de lutter contre les effets pervers d’une directive européenne dont nous profitons aussi plutôt que de menacer que "la France ne l’applique plus"
©Reuters

Oups

Alors que Manuel Valls a menacé de suspendre l'application française de la directive européenne sur les travailleurs détachés, une telle décision serait néfaste au regard des avantages qu'en tire la France. Plutôt que de déroger au droit européen, il conviendrait de s'attaquer plus efficacement à la fraude massive au travail détaché.

Bertrand Martinot

Bertrand Martinot

Bertrand Martinot est économiste et expert du marché du travail à l'institut Montaigne, ancien délégué général à l'emploi et à la formation professionnelle. Co-auteur notamment, avec Franck Morel, de "Un autre droit du travail est possible" (Fayard, mai 2016). 

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A l'occasion de l'émission "Vie politique" diffusée ce dimanche sur TF1, Manuel Valls a menacé Bruxelles de suspendre l'application par la France de la directive européenne concernant les travailleurs détachés. Une telle décision ne serait-elle pas excessive, voire potentiellement néfaste au regard des avantages qu'en tire notre pays ? 

Bertrand Martinot : Une fois de plus, on assiste au spectacle consternant d’un leader politique censément pro-européen qui reprend les postures favorites des opposants à la construction européenne. Il ne faut pas s’étonner qu’en matière de Bruxelles-bashing, les opinions publiques finissent par préférer l’original à la copie… !

Plus sérieusement, on ne peut suspendre l’application d’une directive européenne qu’en cas de menace imminente et avérée. Cette condition ne me semble pas réalisée dans le cas d’espèce et, en cas suspension unilatérale, la Commission européenne nous imposerait de lourdes sanctions. On est donc plutôt dans la gesticulation. On peut douter que la parole de la France en Europe y gagne en crédibilité.

Sur le fond, revenir sur le principe général du détachement (ce que laisse entendre cette idée de "suspendre" la directive) serait une erreur économique. Le fondement de la construction européenne, c’est la libre circulation, y compris des travailleurs. Parmi les modalités de cette circulation, il y a le détachement. Cette possibilité répond aux cas où il s’agit d’effectuer temporairement un travail dans un autre pays, avec un travailleur qu’il n’est pas question d’affilier au régime de protection du pays hôte, précisément parce qu’il n’a pas vocation à y rester et, par exemple, à accumuler des droits à la retraite ou à l’assurance chômage. C’est un élément de souplesse et d’efficacité économique très important. Y renoncer serait un coup important porté à la libre circulation des travailleurs.

De quels éléments dispose-t-on pour évaluer le coût de la fraude consistant à recourir à des travailleurs détachés non déclarés ? La France n'a-t-elle pas d'autres moyens que de déroger au droit européen pour lutter plus efficacement contre ce type de fraude ? Quels sont-ils et pourquoi ne les mettons-nous pas davantage en oeuvre ?

Ce qui précède ne signifie pas que le détachement ne pose aucun problème. En fait, il pose deux problèmes très importants.

Tout d’abord la fraude. Son ampleur est difficile à évaluer, mais un rapport sénatorial de 2013 estime qu’elle serait considérable en France puisqu’elle concernerait 220 à 300 000 détachements. Elle prendrait des formes multiples : non-respect des maximas de travail autorisés, non-respects des droits à congés, rémunérations inférieures au SMIC, "faux intérimaires" (des salariés sont employés par une société d’intérim écran dans un pays où les cotisations sont plus faibles, avant d’être envoyés en mission dans un autre pays), etc. Cette fraude semble avoir littéralement explosé depuis l’entrée dans l’Union européenne de pays à bas coûts de main-d’oeuvre.

Je remarque que cette fraude n’est pas inhérente au mécanisme de détachement prévu par la directive de 1996 et il appartient à chaque Etat membre de la combattre plutôt que de se lamenter. Par exemple, on serait bien inspiré, comme nous le proposons avec Franck Morel dans notre ouvrage Un autre droit du travail est possible (Fayard, mai 2016), de recentrer l’inspection du travail sur ce type de questions plutôt que de conserver une inspection du travail généraliste qui se disperse sur les milliers de réglementations du code du Travail !

Du reste, il y a dans le projet de loi El Khomri un très intéressant titre VI, passé presque totalement inaperçu (et c’est bien dommage) qui renforce considérablement notre arsenal en la matière. Par exemple, il renforce les obligations et les responsabilités du donneur d’ordre en matière de déclaration des salariés détachés employés par leurs sous-traitants. En outre, il accroît fortement les possibilités d’échanges de données entre les services compétents (douanes, administrations fiscales, inspection du travail…) pour rendre la lutte contre la fraude plus efficace. Le Premier ministre aurait pu valoriser ces éléments, que porte sa ministre du Travail, plutôt que de crier haro sur le détachement !

Deuxième problème, la question du différentiel de cotisations sociales : le salarié détaché est soumis au droit du travail français (y compris le SMIC) lorsqu’il est détaché en France, mais il est (fort logiquement) soumis aux cotisations des régimes sociaux de son pays, auxquels il est affilié. Le problème est donc, pour certains pays, la question du dumping fiscalo-social. On peut en effet considérer qu’il y a concurrence déloyale et la main-d’œuvre française (qui n’est pour rien dans ce différentiel de cotisation !) est clairement pénalisée. La situation selon laquelle deux salariés, de même qualification, effectuant le même travail sur un même site aient des coûts du travail différents pose un problème évident !

Dans Un autre droit du travail est possible, nous suggérons, avec mon co-auteur Franck Morel, d’instituer un prélèvement, opéré dans le pays hôte, compensant cette différence de cotisations sociales. Ainsi serait annulé le dumping social inhérent au système actuel, sans pour autant entraver en quoi que ce soit la liberté de circulation. Ce prélèvement serait institué au bénéfice des fonds structurels européens de manière à faciliter le "rattrapage" des pays qui sont les plus éloignés en termes de richesse par habitant et grands pourvoyeurs de travail low cost. Bien entendu, ce type de décision doit être pris au niveau européen et ce ne sera pas simple car les nouveaux Etats membres s’y opposeraient. Mais si la France veut mener un combat, voire aller au clash, sur la question du détachement, autant que ce combat soit économiquement intelligent.

Combien de Français profitent-ils du statut de travailleurs détachés dans d'autres pays d'Europe ? Dans quels pays et quels secteurs travaillent-ils ?

Notre pays est très impliqué dans ces mobilités de travailleurs. Nous sommes, certes, le deuxième "importateur" (285 000 salariés en 2015) après l’Allemagne, mais également le troisième "exportateur" (136 000 salariés français détachés). Imaginons des restrictions unilatérales de la France et les rétorsions chez nos voisins européens ! Nous n’avons franchement pas intérêt à remettre en cause le détachement dans son principe.

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