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Pourquoi le pire danger pour la démocratie en Europe serait désormais que le Brexit ne change rien (comme le “non” des Français au référendum de 2005)
©REUTERS/Toby Melville

Brexit, les suites

Alors que les Britanniques viennent de se prononcer en faveur de leur sortie de l'Union européenne, il apparaît assez vraisemblable, bien que cela ne soit pas certain, que les relations régissant actuellement les rapports entre le Royaume-Uni et les autres pays européens, et notamment en matière d'immigration, ne soient pas remises fondamentalement en cause. Avec un risque de déception possible pour les partisans du Brexit.

Gérard-François Dumont

Gérard-François Dumont

Gérard-François Dumont est géographe, économiste et démographe, professeur à l'université à Paris IV-Sorbonne, président de la revue Population & Avenir, auteur notamment de Populations et Territoires de France en 2030 (L’Harmattan), et de Géopolitique de l’Europe (Armand Colin).

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Atlantico : Le référendum sur le Brexit s'est essentiellement joué sur la question migratoire, et tout particulièrement sur l'immigration intraeuropéenne. Quelles conséquences aura concrètement le départ de la Grande-Bretagne de l'UE en la matière ? Un changement est-il véritablement à attendre ? 

Gérard-François Dumont : Avant de parler des conséquences, il convient de rappeler les causes. La politique conduite par les autorités de l'Union européenne pendant ces dernières décennies doit assumer sa part de responsabilité dans le résultat du référendum britannique du 23 juin 2016. En effet, tout s’est passé comme si la seule stratégie de l’UE consistait à s’élargir, stratégie jugée si impérative (Ce qui explique également les choix de l’UE vis-à-vis de la Turquie ; cf. Dumont, Gérard-François, "La Turquie et l’Union européenne : intégration, divergence ou complémentarité ?", Géostratégiques, n° 30, 1er trimestre 2011.) qu’elle s’est mise en œuvre selon une méthode inappropriée. 

En effet, le 1er mai 2004, l'UE effectue un cinquième élargissement à dix nouveaux pays, mais tout en les traitant comme des membres à statut inférieur puisqu’il était annoncé qu'ils ne bénéficieraient automatiquement pas des mêmes conditions que les autres adhérents à l'UE, et notamment de la liberté de circulation des travailleurs. Aussi, en date du 1er mai 2004, la quasi-totalité des pays européens ont refusé d'accorder cette liberté de circulation pour les travailleurs des nouveaux pays entrants pour une période dite probatoire pouvant durer jusqu’à sept ans (Sur cet élément mal connu, mais essentiel, cf. Dumont, Gérard-François, Verluise, Pierre, Géopolitique de l’Europe, Paris, Armand Colin - Sedes, 2014). Seuls le Royaume-Uni, la Suède et l'Irlande ont refusé cette attitude craintive et peu respectueuse du principe d’égalité entre des pays membres. 

En conséquence, les jeunes de ces nouveaux pays entrants dans l'Union n’avaient guère intérêt à aller poursuivre des études supérieures dans les pays non ouverts puisque cela ne pouvait déboucher sur l’acquisition d’une première expérience professionnelle dans ces pays. De même, les actifs ne pouvaient accéder librement un travail que dans l'un de ces trois pays ouverts, et notamment dans celui au plus large marché de l’emploi, le Royaume-Uni. Dans ce contexte, et bien que, au milieu des années 2000, donc avant la crise débutée en 2008, d’autres pays de l’UE aurait pu être attirants, il y a donc eu surmigration des pays entrants dans l'Union européenne, et tout particulièrement du plus peuplée d’entre eux, la Pologne (dont la population représentait 52% de l’ensemble formé par les dix nouveaux membres),  vers le Royaume-Uni. 

Cette situation aurait pu être évitée si l'on avait appliqué une règle simple : soit un pays est membre, soit il ne l'est pas ; et dans le cas où le pays est membre, il doit bénéficier de l'ensemble des droits et libertés que cela procure. Or, le système mis en place à l’occasion du cinquième élargissement a conduit à la concentration, essentiellement au Royaume-Uni, de l'immigration intra-européenne en provenance des nouveaux pays-membres de l'Europe de l'Est. Ceci explique les nombreuses craintes éprouvées au Royaume-Uni avec le sixième élargissement de 2007 (à la Roumanie et à la Bulgarie) et le fait que la Royaume-Uni s’est alors comporté de façon aussi fermé que les autres, appliquant alors la période probatoire. Parallèlement, ceci ex-plique une certaine montée de la xénophobie au Royaume-Uni et que la campagne référendaire de mai-juin 2016 se soit essentiellement centrée sur la question de l'immigration intra-européenne. C'est d'ailleurs pourquoi David Cameron avait promis et souhaitait limiter l’immigration européenne vers le Royaume-Uni. Il avait d’ailleurs obtenu, par un accord du 19 février 2016 avec les autres membres de l’Union européenne, l’autorisation de limiter l’accès des immigrés européens à certaines prestations sociales.

Pour en venir maintenant à la question sur les conséquences du Brexit sur les migrations intra-européennes, il ne faut pas, a priori, en attendre de changements significatifs. Certes, inévitablement, des craintes et des soubresauts peuvent conduire à inciter des personnes à modifier leurs comportements migratoires. Mais l’immigration intra-européennes future au Royaume-Uni dépendra essentiellement non des résultats de ce référendum, mais de l'attractivité de ce pays. D’une part, si cette attractivité se maintient dans les mois et années à venir, les travailleurs euro-péens installés dans le pays n'auront guère de raison de le quitter dans la mesure où leurs revenus professionnels se maintiendront et sachant qu’on ne voit pas les entreprises installées au Royaume-Uni demander des lois empêchant de continuer à employer ces personnes. D’autre part, si l'économie britannique continue à être dynamique, et plus dynamique que la moyenne des pays de l’Union européenne à 27, elle continuera d'avoir besoin d’une main-d'œuvre significative et à être attrayante. Nous disposons d’ailleurs d'un marqueur qui s’appelle Calais. Cette sorte de sas utilisé par des migrants qui veulent se rendre au Royaume-Uni (et qui finissent le plus généralement par y parvenir) ne disparaîtrait ou serait réduit à la portion congrue que le jour où l'économie française deviendrait aussi attractive que l'économie britannique. 

Suite à ce référendum et à son départ à venir de l'UE, le Royaume-Uni ne s’enfermera pas derrière ses frontières. Il restera un pays œuvrant dans la globalisation : membre adhérent aujourd'hui de l'OMC via l'UE, il y adhérera directement et continuera à vouloir échanger et commercer avec le reste du monde. De même, les pays de l’Union européenne et, en particulier, la France qui est gagnante dans les échanges économiques franco-britanniques, n'ont aucun intérêt à interrompre leurs relations commerciales avec le Royaume-Uni. Il faut rappeler que le Royaume-Uni ne fait pas partie de l'espace Schengen. Le pays ne facilite donc pas la liberté de circulation des personnes. Néanmoins, l'attractivité du pays est telle que nombre de personnes et d’actifs acceptent de supporter les inconvénients de devoir franchir une frontière Schengen. Il est donc possible que, soit dans le cadre d'un accord global entre le Royaume-Uni et l'UE à 27, soit dans le cadre d'accords bilatéraux, soit en raison de lois britanniques, les possibilités de circulation des travailleurs entre le Royaume-Uni et les pays européens ne soient pas fondamentalement modifiées. D’ailleurs, rien n'interdira au Royaume-Uni de maintenir les règles actuelles qui s'appliquent aux européens dans son pays en matière de droit au travail, d'achat d’un logement, de création d’entreprise... Tout cela relèvera de la législation du Royaume-Uni. 

Que risque-t-il de se passer, précisément, en termes d'immigration intraeuropéenne au cours des deux années minimum que dureront les négociations permettant d'entériner le départ de la Grande-Bretagne de l'UE (et pendant lesquelles le pays fera encore partie des pays membres de l'UE) ? Les électeurs britanniques avaient-ils bien conscience de ce délai ?

Si l'on constate, au cours des deux années minimum que dureront les négociations, une évolution du mouvement migratoire entre le Royaume-Uni et l’Union européenne, cela pourrait davantage être liée aux variations du taux de change entre l’euro et la livre sterling. La forte appréciation  de l’euro de ces dernières années a rendu moins avantageux la situation des Britanniques qui vivent dans un autre pays de la zone euro, surtout lorsque  leurs revenus, par exemple s’il s’agit de retraites, sont libellés en livre sterling. Si la livre sterling se voit davantage dévaluée par rapport à l'euro, la mobilité des Britanniques vers les autres pays européens pourrait diminuer davantage que ce que l’on a constaté ces dernières années, alors qu’elle avait été très forte dans les années 2000 (Ardillier-Carras, Françoise, "L’immigration britannique en France. Le cas du Limousin", Population & Avenir, n° 690, novembre-décembre 2008.). Par exemple, des Britanniques qui envisageaient d’acheter de l’immobilier ou d'aller passer leur retraite en Espagne ou en France pourraient y renoncer, si le taux de change leur est défavorable. De la même façon, on peut envisager des effets sur le tourisme britannique en Europe occidentale, toujours dans le cas où le taux de change serait défavorable à la livre sterling. En revanche, pour les Européens continentaux, acheter des biens, des entreprises, faire du tourisme au Royaume-Uni, etc. serait plus avantageux. 

Les flux migratoires intra-européens les plus importants en direction du Royaume-Uni se sont effectués dans la période 2004-2010 et concernant tout particulièrement les Polonais. Toutefois, ces flux ne se sont pas arrêtés d’une part du fait de l’attractivité britannique et, d’autre part, en raison de la logique réticulaire des mouvements migratoires qui s’est mise en place en 2004. Mais, comme l’économie de la Pologne s'est plutôt bien portée ces dernières années, il n'y a donc pas eu une accélération des flux migratoires de la Pologne vers le Royaume-Uni. Cela ne pourrait se constater que dans l'éventualité où l'économie polonaise connaitrait un retournement défavorable. 

Le système futur que mettront en place les Britanniques sera vraisemblablement semblable ce qu'avait négocié David Cameron auprès de ses partenaires européens en février 2016 : une règle selon laquelle un européen continental qui viendrait travailler au Royaume-Uni ne bénéficierait des mêmes avantages sociaux que ceux des travailleurs britanniques qu’après plusieurs années de résidence au Royaume-Uni.  

Dans quelle mesure les futurs traités que négociera la Grande-Bretagne pour organiser ses relations avec l'UE pourraient-ils aboutir à une situation finalement similaire à la situation actuelle ? Quel est alors le risque que la victoire du "out" au référendum produise en sentiment de "victoire volée" comparable à celui qu'éprouvent beaucoup de Français depuis la ratification du traité de Lisbonne, deux ans après la victoire du "non" au référendum de 2005 sur la Constitution européenne ?

Pour le Royaume-Uni, la situation actuelle est la suivante : le pays ne fait partie ni de l'espace Schengen, ni de la zone euro.  Après le Brexit, trois hypothèses existent pour le Royaume-Uni dans ses relations avec l’UE sachant que les britanniques ont un atout : ils sont aujourd’hui contributeurs nets à l’Union européenne. La première est la situation de la Norvège, qui est membre de l'accord sur l'Espace économique européen (EEE) ; la deuxième celle de l'Islande (5) qui a un accord de libre-échange avec l’UE, mais reste en dehors de l’EEE et vient de renoncer à maintenir sa candidature que Bruxelles souhaite toujours ; la troisième correspond à celle de la Suisse fondée sur un accord de libre-échange. Mais, compte-tenu des caractéristiques du Royaume-Uni et des conditions du retrait, c’est sans doute une quatrième formule, inédite par rapport aux trois précédentes, qui se mettra à terme en place après de rudes négociations et, il est à craindre, beaucoup de rodomontades qui risquent d’être nuisibles autant à l’Union européenne qu’à la Royaume-Uni. L’affichage d’un accord final pourrait être différent des trois cas ci-dessus, mais il peu probable que cet accord soit structurellement différent. Malgré les déclarations du 24 juin de responsables politiques voulant faire payer aux britanniques leur décision de retrait, aucun pays de l’UE n'a intérêt à rompre ou trop complexifier les relations commerciales avec le Royaume-Uni. À moins de choisir la politique du pire.

Ceux qui ont voté pour le Brexit parce qu'ils pensaient que cela allait automatiquement abaisser l'attractivité migratoire intra-européenne du Royaume-Uni se trompent. Cette attractivité du Royaume-Uni ne baisserait que si la dynamique économique du Royaume-Uni baissait également, ce qui n'est souhaitable pour personne, à commencer pour les Britanniques. En revanche, ces mêmes personnes considèrent que les décisions prises en matière de politique migratoire le seront par les parle-mentaires britanniques, donc que l'Union européenne ne pourra plus édicter au Royaume-Uni des règles relatives à la politique migratoire. 

Les britanniques qui ont voté pour le Brexit peuvent-ils un jour considérer leur "victoire volée" ? Nous ne sommes dans une situation comparable à 2005. Car même si la France et les Pays-Bas avaient répondu "oui" au référendum sur la Constitution européenne, d'autres pays auraient vraisemblablement dit non. Tel qu’il était rédigé et promu, ce projet de Constitution européenne était, si je puis dire, une lubie d'européistes – non de pro-européens – . Les analystes sérieux savaient que ce projet de Constitution ne bénéficierait jamais de l'approbation de la totalité des pays européens. 

(5) Aussi, lorsque le Commissions a écrit "il n’y aura pas de nouvel élargissement dans les cinq prochaines années" dans la Communication de la Commission, Programme de travail de la Commission pour l'année 2015, 16 décembre 2014, la véritable raison était la décision de l’Islande de retirer sa demande d’adhésion. 

Quelles conséquences politiques pourrait avoir une forte déception des électeurs britanniques dans le cas ou rien ne changerait sensiblement sur les grandes questions qui les ont poussés à voter en faveur d'un Brexit ? Quelles répercussions cela pourrait-il également avoir auprès des autres pays membres de l'Union européenne ?

L’une des grandes incertitudes des conséquences du vote du Brexit est interne au Royaume-Uni : il suffit de regarder la carte des résultats pour s'en rendre compte. Dans nombre des circonscriptions électorales britanniques, les votes affichent des pourcentages avec de larges écarts, soit très "pro-européen", soit très "pro-Brexit". Le référendum met en évidence des divisions considérables au sein du Royaume-Uni, et accroit des tendances centrifuges en Écosse et en Irlande du Nord favorables au maintien dans l'Union européenne . Si ces divisions, insuffisamment prises en compte par les futurs gouvernements britanniques, engendrent de fortes conséquences politiques, les répercussions dans les autres pays européens pourraient être majeurs, qu’il s’agisse des volontés indépendantistes ou autonomistes en Catalogne ou dans le Nord de l'Italie. Comme toujours dans l’histoire, l’avenir n’est pas écrit et dépendra des choix futurs de gouvernance. Pour que ces choix soient favorables au bien commun, le plus important est surtout d’établir le bon diagnostic des causes des résultats du référendum du 23 juin au lieu de se contenter de dénoncer des boucs-émissaires, certains se contentant par exemple de faire de David Cameron le parfait bouc-émissaire.

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