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Imbroglio autour d'une manifestation : mais que peut encore espérer le gouvernement dans son bras de fer avec la CGT ?
©Reuters

Rendez-vous en 2017

Sur Europe 1 dimanche 19 juin, Philippe Martinez disait vouloir maintenir les mobilisations contre la loi Travail prévues pour cette fin de semaine, mais la manifestation parisienne de jeudi a finalement été interdite. En plein Euro de football, le gouvernement et la CGT s'enfoncent dans un bras de fer qui entérine la scission des gauches.

Jean-Daniel Lévy

Jean-Daniel Lévy

Jean-Daniel Lévy est directeur du département politique & opinion d'Harris Interactive.

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Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe est le fondateur du cabinet Parménide et président de Triapalio. Il est l'auteur de Faut-il quitter la France ? (Jacob-Duvernet, avril 2012). Son site : www.eric-verhaeghe.fr Il vient de créer un nouveau site : www.lecourrierdesstrateges.fr
 

Diplômé de l'Ena (promotion Copernic) et titulaire d'une maîtrise de philosophie et d'un Dea d'histoire à l'université Paris-I, il est né à Liège en 1968.

 

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Sylvain Boulouque

Sylvain Boulouque

Sylvain Boulouque est historien, spécialiste du communisme, de l'anarchisme, du syndicalisme et de l'extrême gauche. Il est l'auteur de Mensonges en gilet jaune : Quand les réseaux sociaux et les bobards d'État font l'histoire (Serge Safran éditeur) ou bien encore de La gauche radicale : liens, lieux et luttes (2012-2017), à la Fondapol (Fondation pour l'innovation politique). 

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Atlantico : Ce dimanche 19 juin, ​Philippe ​Martinez a fait savoir sur Europe 1​ sa volonté de maintenir les mobilisations de cette fin de de semaine. ​Le gouvernement, quant à lui, a finalement décidé d'interdire la manifestation prévue à Paris. Quelles sont les motivations qui poussent l'exécutif à ​poursuivre ce bras de fer avec la CGT ? Dans quelle mesure ce calcul du gouvernement est-il pertinent en termes d'image, qu'il s'agisse de sa capacité à mener des réformes, de sa ligne sociale libérale ou de son autorité et de sa capacité à maintenir l'ordre public ?

Sylvain Boulouque : Je pense que le gouvernement souhaite, d'abord et avant tout, maintenir sa ligne politique et affirmer son autorité sur la société. Or, une partie de la société – majoritairement composée de son électorat – lui répond qu'elle n'est absolument pas d'accord, dans la mesure où les réformes entreprises n'étaient pas au programme électoral.

Le gouvernement a très mal annoncé son projet de réforme, puis a très mal communiqué dessus. Cela a nécessairement empêché qu'une partie des réformes, susceptibles d'être acceptées sous réserves de négociations, le soient. C'est ce qui a généré cette situation de blocage. De ce fait la CGT (mais pas uniquement, puisque Force Ouvrière et d'autres centrales syndicales participent) refuse de lâcher quoi que ce soit. Nous nous retrouvons donc dans une épreuve de force ou personne ne souhaite lâcher du lest et où tout le monde espère que l'autre va rompre. Le fait est, pourtant, que le gouvernement n'est pas dans une position de force en raison de sa position très minoritaire dans l'opinion. Les manifestants ne sont pas non plus, cela étant, dans une position de force puisqu'ils sont également minoritaires. Non pas dans l'opinion, cette fois, mais dans la mobilisation.

Le gouvernement agit effectivement selon un projet politique d'arrière-plan, qui est un projet politique social-libéral. Or, François Hollande a été élu sur un autre projet, et n'a pas été élu pour mener ce projet-là. Il y a donc nécessairement un décalage très fort entre ce pour quoi il a été élu et les réformes qu'il conduit. Nous ne sommes pas dans le cas de figure d'un Gerhard Schröder qui avait dit clairement les réformes qu'il a menées. Ici, François Hollande applique un autre programme que celui qui l'a fait élire. Cela entraîne une rupture extrêmement forte avec une partie de son électorat traditionnel.

Eric Verhaeghe : Incontestablement, le gouvernement se trouve aujourd'hui dans une redoutable seringue. En choisissant de passer en force après avoir beaucoup affadi son texte, Valls a brûlé ses vaisseaux. Il est condamné à aller jusqu'au bout ou à se démettre. Du coup, son intérêt est aussi de surjouer la mise en scène pour transformer ce long tunnel politique en un combat victorieux. C'est en quelque sorte une partie de judo que nous contemplons aujourd'hui. Valls ne peut rien contre la force de son adversaire, sauf à la retourner contre les organisations syndicales en leur reprochant leur brutalité et à tenir le plus longtemps possible la distance. C'est un exercice assez redoutable, dans la mesure où, comme on dit, ça passe ou ça casse. D'une certaine façon, Valls joue aujourd'hui les gros bras comme Sarkozy a pu le faire à la fin de son mandat et la comparaison ne manque pas de piquant. Sarkozy avait ouvert son mandat par des négociations sur le marché du travail, sur la formation professionnelle et sur la représentativité syndicale. Hollande a, de fait, suivi le même calendrier sur les mêmes sujets. Sarkozy avait fini son mandat sur des fâcheries avec les corps intermédiaires, et Hollande suit là encore une voie assez proche, même s'il évite de se fâcher avec la CFDT.

La ligne défendue aujourd'hui est-elle susceptible de convaincre l'électorat traditionnel du parti socialiste au premier tour de l'élection présidentielle 2017 ?​ Serait-elle plus ou moins efficace au second tour ?

Sylvain Boulouque : En termes de stratégie à long terme, il est difficile de dire quelle sera la pertinence du calcul gouvernemental. En revanche, il est clair que le gouvernement a perdu une grande partie de son électorat, y compris de son électorat traditionnel. Un pan non-négligeable de cet électorat n'est plus du tout prêt à voter pour le gouvernement actuel. Cet électorat traditionnel du Parti socialiste se sent pour une grande partie délaissé, abandonné et n'attendait absolument pas de telles réformes. C'est peut-être le cas parce que le gouvernement n'a pas pris la peine d'expliquer les réformes qu'il voulait conduire, qu'il les a menés sans pédagogie ; mais il est certain que cela pousse une partie de plus en plus conséquente de l'électorat socialiste à se réfugier dans le vote protestataire (chez Jean-Luc Mélenchon notamment) ou dans l'abstention massive. Du reste, sans pour autant rejoindre la gauche radicale, l'électorat socialiste laisse s'empêtrer le gouvernement en estimant que "ce n'est pas ce pourquoi il a été élu". Cette situation échoit au gouvernement qui doit en assumer la responsabilité pleine et entière. Dans la mesure où il n'a pas pu ou pas voulu clarifier sa position avant les élections, François Hollande est responsable de ne pas avoir dit la politique qu'il allait mener après 2012. En n'ayant pas dit cette politique, il est logique de voir aujourd'hui un pan de son électorat se lever et dire son désaccord. Ce pan de l'électorat socialiste ne fait plus la différence avec une politique menée par le centre-droit et ne voit donc plus de raison de cautionner ce que fait le Parti socialiste.

Au final, il n'y a rien à gagner pour le gouvernement : il n'a pas joué carte sur table d'emblée en disant la politique sociale-libérale qu'il allait mener. L'électorat socialiste traditionnel ne se porte donc plus sur lui et c'est sur ceci qu'il n'a rien à gagner à poursuivre le conflit avec la CGT. Pour reconquérir cet électorat traditionnel, il faut qu'il parvienne à expliquer qu'il mène une politique sociale-libérale, tout en étant non plus dans la phase "aides aux personnes" mais "aides aux collectifs". Il n'est plus audible aujourd'hui, sur cet aspect et n'a jamais reformulé clairement ce qu'il envisageait de faire. Le gouvernement se justifie toujours après coup de ce qu'il a fait, mais ne l'annonce jamais ce qui créé naturellement un manque de clarté sur sa ligne et qui vient troubler les avantages, auprès de l'électorat, à défendre ce qu'il défend contre la CGT. Sur le plan de l'autorité, il a clairement laissé la contestation s'installer, sans parvenir à utiliser efficacement sa capacité de conviction. Et puisqu'il manque d'audibilité, que son électorat est persuadé qu'il fait précisément le contraire de ce qu'il avait annoncé et de ce pourquoi il a été élu, son autorité s'en trouve logiquement diminuée. Y compris auprès des autres catégories de l'électorat, qui tendent à railler un gouvernement qui recule pour des concessions de seconde zone.

De facto, donc, rester dans le conflit avec la CGT, c'est pertinent selon un point de vue : le gouvernement n'a rien à y gagner mais il mise sur autre chose. Son pari, qui s'ancre dans le temps long, c'est que la CGT soit destituée de sa place de premier syndicat de France aux prochaines élections représentatives du monde syndical. L'espoir que porte le gouvernement c'est que la somme de la CFDT et de l'UNSA arrive largement en tête, dépassant la CGT… ce qui semble effectivement se profiler. Les gouvernements préfèrent s'appuyer sur les centrales syndicales "réformatrices" et qui souhaitent adapter le salarié moderne à la société actuelle et c'est le pari du gouvernement aujourd'hui. C'est pour cela qu'il maintient ce cap-là, en sachant que la majorité des syndiqués aujourd'hui partagent également cette orientation réformatrice, plus que contestatrice.

Pour le deuxième tour, c'est encore une fois plus difficile à dire sans dresser un pronostic des échéances électorales, ce qui me semble encore un peu tôt. On peut sonder l'électorat, interroger sa réaction, mais difficilement prédire l'avenir.

Cette posture résulte de la création de deux gauches très différentes : une gauche gouvernementale qui adopte un certain nombre de réformes, à la Blair ou à la Schröder par exemple ; et une gauche contestatrice. Cela porte un pari risqué : celui que, à gauche, cette gauche contestatrice se retrouve majoritaire et passe devant les responsables socialistes comme cela s'est passé dans de nombreux pays en Europe du Sud (Pasok, PSOE, etc). La gauche contestatrice peut passer devant la gauche gouvernementale. Or cette scission en France rend impossible toute forme d'entente. Si jamais il y avait rapprochement de quelque façon que ce soit, l'électorat radical ne voterait pas pour la gauche de gouvernement. Et inversement.

Eric Verhaeghe : Hollande se campe dans le rôle du briseur de grèves. C'est un thème, une posture, qui a eu du succès à gauche à travers les âges. L'un des premiers exemples modernes est celui de Clemenceau, que Valls adore. Le suivant fut celui de Jules Moch, qui a cassé les grèves de 47, au besoin en recourant à des techniques qui feraient bondir aujourd'hui. Le "genre" Clemenceau, si l'on ose dire, n'est pas totalement incompatible avec la tradition socialiste ou sociale-démocrate, et peut remporter un certain succès, notamment auprès des jacobins qui aiment l'ordre et la force de la loi. Cette tradition jacobine explique d'ailleurs que tant de commissaires soient proches de la gauche. Pour rassembler la famille de la "belle alliance populaire", il n'est donc pas exclu que le numéro de fier-à-bras auquel Valls se livre ne porte ses fruits. Pour le deuxième tour, la stratégie risque en revanche de laisser des traces à gauche de la gauche. La loi Travail constitue un casus belli pour beaucoup, y compris dans les rangs du Parti Socialiste, et le rafistolage risque de se révéler compliqué. On voit bien, d'ailleurs, que François Hollande cherche à se donner de l'air à droite. Son incursion à Colombey-les-deux-églises, son éloge de Chirac, en disent long sur sa volonté de desserrer l'étau et de se "recentrer". Tout cela respire le numéro d'équilibrisme compliqué.

Jean-Daniel Lévy : On voit bien aujourd’hui que les Français sont critiques aussi bien à l’égard du projet de loi que de la mobilisation sociale. Surtout lorsque celle-ci est assimilée à des violences. A l’heure actuelle, 50% seulement des sympathisants socialistes soutiennent le projet de loi Travail. Et il ne s’inscrit pas dans les codes traditionnels de la gauche. L’attente à gauche (pas qu’à gauche) est ambiguë : les électeurs veulent des réformes, souhaitent qu’il y ait une action volontaire pour réduire le chômage – et notamment le chômage des jeunes – et dans un même élan sont rétifs aux nouvelles dispositions lorsque celles-ci donnent le sentiment de "rogner" leurs conditions de travail. Dans un même élan, les Français aspirent à une forme de calme et désapprouvent les tensions sociales. L’appel à l’autorité est toujours présent. On peut rappeler qu’après mai 68, c’est une chambre bleu horizon qui a représenté la France…

Un sondage que nous venons de réaliser pour LCP montrait bien une contradiction : critiques à l’égard de la loi, les Français ne l’étaient pas lorsqu’était envisagé que des accords d’entreprises puissent déroger à ceux de la branche. On voit bien que, derrière le débat sur la loi Travail, pointe une autre interrogation lancinante : qu’est-ce que la gauche au pouvoir ? Et aujourd’hui ce projet de loi ne mobilisent pas les électeurs à voter en faveur du candidat du Parti Socialiste. Que ce soit au premier ou au second tour.

Dans ce combat, François Hollande et Manuel Valls nourrissent-ils les mêmes ambitions ? Dans quelle mesure ces divergences compliquent-elles encore le rapport de force de l'exécutif avec les syndicats ?

Sylvain Boulouque : Actuellement, François Hollande et Manuel Valls rament dans la même galère. Le premier ne peut plus reculer et le second vit sur le plus long terme tout en s'inscrivant dans une certaine continuité historique dans des références que n'ose pas utiliser François Hollande : la gauche autoritaire et libérale, de Clémenceau à Mollet. Ils sont tous deux au bord du bateau, pieds et poings liés. Ils sont conditionnés par les mêmes événements et sont contraints de rester alliés. Je doute que François Hollande abandonne le combat, ils sont donc liés jusqu'à 2017.

Quant à savoir si un échec de Manuel Valls servirait Hollande en lui permettant d'effectuer un virage à gauche… Je n'y crois pas. C'est trop tard : Hollande a annoncé ces réformes en expliquant qu'il ne reculerait pas. Il est, on le sait, adepte des contradictions mais cela commencerait à devenir compliqué.

Eric Verhaeghe : Pour Valls, l'exercice est à la fois plus risqué et plus confortable que pour Hollande. Stratégiquement, Hollande peinera à rassembler à droite et a plutôt intérêt à se gauchir pour se redonner du crédit du côté des Mélenchoniens. De ce point de vue, il pourrait être tentant pour lui de pousser discrètement Valls dans les glissières pour justifier une volte-face façon Chirac au moment du CPE avec Villepin. Il pourrait alors dire une sorte de "Je vous ai compris" par lequel il retirerait le projet et changerait de Premier ministre à quelques encablures de l'échéance présidentielle. L'opération lui permettrait probablement de récupérer une sorte de virginité. Pour Valls, l'enjeu est différent. Il a objectivement peu de chances de rassembler à gauche, mais il peut mordre à droite et au centre droit. Sa partition du "ça passe ou ça casse" peut être bénéficiaire dans les deux cas. Soit il arrive à faire passer la loi et apparaît alors comme celui qui a su réformer malgré la rue et des syndicats conservateurs. Soit Hollande lui enjoint de partir (moment compliqué pour Hollande) et il peut alors jouer aux martyrs de la réforme, à celui qui s'est sacrifié pour l'intérêt supérieur du pays.   

​Plus globalement, qu'est-ce que le gouvernement pourrait finalement perdre​ dans cette confrontation​ ? Qu'en est-il de la CGT ?

Sylvain Boulouque : Le gouvernement n'a plus tant à perdre, quand on sait son réseau électoral actuel. Il ne peut qu'espérer regagner un minimum de crédibilité au travers de la position qu'il adopte, quand bien même celle-ci reste très sévèrement suspendue à l'évolution de la courbe du chômage. Néanmoins, il a très mal calculé un certain nombre de choses, notamment sur l'usure des forces de police : il n'avait pas pensé que la police serait à bout de souffle, compte-tenu des attentats, de l'Euro et des affrontements de plus en plus fréquents avec les manifestants. Cette conjonction d'éléments et de forces explique pourquoi le gouvernement ne peut pas, en plus se mettre la police à dos.

En ce qui concernel'électorat de gauche, il est évident que la gauche qui a voté Jean-Luc Mélenchon au premier tour de 2012 ne votera pas Hollande en 2017. Mais cet électorat est déjà perdu. Ce n'est plus un enjeu de ce combat.

La CGT n'a pas grand-chose à craindre non plus. Elle est d'ores et déjà en passe de perdre sa première place en tant que centrale syndicale. Participer et organiser les manifestations, dans la mesure où le gouvernement n'interdira pas la CGT, ne peut pas non plus lui être particulièrement préjudiciable. Dans un cas comme dans l'autre, les deux participants n'ont plus tant matière à être inquiet, ce qui génère des phases de posture. Les choses iront probablement en se liquéfiant et le gouvernement mise sur les vacances pour mettre un terme aux mobilisations.

Eric Verhaeghe : Comme toujours quand on joue avec le feu, il faut faire attention à ne pas trébucher au milieu des flammes. Or Martinez renforce sa position interne en apparaissant comme un opposant de taille (et de gauche) au gouvernement. La stratégie jusqu'au-boutiste peut donc durer un certain temps telle qu'elle est posée aujourd'hui puisqu'elle profite aux deux parties. L'inconvénient est qu'elle se résume à craquer des allumettes au-dessus d'une poudrière. Les Français, au-delà de leur rejet du gouvernement ou de François Hollande, sont en effet atteints d'un mal plus grave : ils ne rejettent pas seulement le gouvernement, mais aussi les institutions. Ils n'en ont pas seulement après les hommes, mais aussi après le régime. Rien n'exclut donc que les braises insurrectionnelles auxquelles nous assistons depuis plusieurs semaines ne finissent par prendre. Dans cette hypothèse, le péril serait mortel pour la Vè République et un immense vide du pouvoir s'ouvrirait.  

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