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Trafics, contrebande, travail au noir : quand les trois quarts des habitants du 93 et du nord de Paris observent que ces activités illégales sont un phénomène “de plus en plus fréquent”
©REUTERS/Benoit Tessier

“Contre-société”

Une récente étude menée en Seine-Saint-Denis et dans le nord de Paris traduit clairement l'inquiétude des résidents qui voient les trafics de toutes sortes, mais essentiellement liés à des biens de consommation courants, augmenter. Loin d'être aussi anodins qu'on pourrait le penser, ces trafics présentent de réels dangers.

François Miquet-Marty

François Miquet-Marty

Sociologue et sondeur, François Miquet-Marty est président de Viavoice, institut d’études et de conseil en opinions. Il a notamment publié L’Idéal et le Réel : enquête sur l’identité de la gauche (Plon, 2006).

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Sebastian Roché

Sebastian Roché

Sebastian Roché est docteur des Universités en Science Politique. Il est directeur de recherche au CNRS (Pacte-Sciences Po Grenoble), enseigne à l'École Nationale Supérieure de la Police à Lyon, à l'université de Grenoble et de Genève. Ses travaux portent sur la sociologie du sentiment d’insécurité et des incivilités, l’analyse des politiques publiques de sécurité et la gouvernance de la police. Il a été chercheur invité à l’université d’Oxford (GB) et Princeton (NJ) et invité à donner des conférences aux USA, en Amérique Latine et en Asie.

Il est notamment l'auteur de La société incivile. Qu’est-ce que l’insécurité (Le Seuil) et de Police et démocratie (Grasset).

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Atlantico : Selon une étude Viavoice-Revue Civique, une large majorité (67%) des habitants de Seine-Saint-Denis et du Nord de Paris s'inquiètent du développement d'activités non déclarées, illégales et favorisant l'émergence d'une contre-société. En quoi est-il possible de lier cette perception de la réalité et la réalité du terrain elle-même ? Dans quelles proportions ?

Sebastian Roché : L'opinion générale correspond à la réalité qui est celle d'une augmentation des achats et des ventes de différents produits contrefaits. Par ailleurs, dans une grande métropole française, une étude conduite sur plus de 9 000 adolescents a analysé leurs habitudes de consommation et a montré que 1/4 des collégiens ont recours au marché parallèle. Cette proportion augmente d'année en année et est encore plus élevée au lycée. 

Ce changement des habitudes de consommation s'explique en grande partie par une baisse du pouvoir d'achat et par une hausse du prix des produits. Face à une crise économique qui dure, à un chômage très élevé, beaucoup de gens qui ont des revenus faibles cherchent à adapter leur consommation. Il est intéressant de noter que la contrefaçon touche désormais des produits de consommation courante. On avait en effet l'habitude de regarder le trafic uniquement sous le prisme des produits de luxe (Hermès, Vuitton etc.). On découvre aujourd'hui une autre facette de la contrefaçon (vêtements, cigarettes, médicaments, parfums etc) qui est bien plus importante que la contrefaçon des produits de luxe. 

Les trois quarts (74%) des sondés estiment que ces phénomènes sont en phase de développement et qu'ils sont "de plus en plus fréquents". En quoi consisterait concrètement cette contre-société ? La phase de "développement" est elle également une réalité ?

Sebastian Roché : Il ne s'agit pas vraiment d'une contre-société. Il s'agit plutôt d'une société qui vit aux marges, d'individus avec peu de moyens vivant dans des quartiers très défavorisés. Ils ne s'opposent pas à la société puisqu'ils adhèrent au modèle capitaliste de la consommation et veulent y participer. C'est donc un phénomène de marginalisation économique et de développement inégal qui donne lieu à des trafics de biens, perturbe l'ordre public (car les marchés sauvages dans la rue peuvent créer des désordres), et modifie le code de la consommation. Encore une fois, ce qui interpelle, c'est la banalité des trafics et des objets trafiqués. On ne parle pas de kalachnikovs, ou de cocaïne mais de films, de parfums, d'adaptateurs de téléphones. 

D'après les études que nous avons menées, le simple fait d'acheter ces produits modifie les comportements des adolescents. Par exemple, l'achat de produits contrefaits est très corrélé avec le fait de voler. D'autre part, cela entraîne une modification des croyances : les adolescents qui achètent plus souvent des biens illicites, estiment que l'on ne peut pas faire confiance ni à l'école, ni à la police. Ces adolescents sont exposés à des réseaux de petits revendeurs, cela créé des liens, et la répétition de ces liens et de ces pratiques change leurs façons de penser. Ce mécanisme est  très connu et a été théorisé par des psychologues qui ont montré que les pratiques modifient les croyances et leurs relations à l'autorité légale. 

François Miquet-Marty : Il y a deux choses essentielles, relatives à cette contre-société. D'abord, les activités qui mènent vers cette attitude se composent de préoccupations d'ordre économique : au fond, les trafics et les activités illicites qui constituent cette contre-société permettent de faire face à des situations matérielles difficiles. Les résultats du sondage sont assez intéressants sur cette question, en cela que 40% des personnes interrogées estiment qu'il est compréhensible d'avoir des activités non déclarées pour un "petit complément de rémunération". De la même façon, 30% pensent qu'il est nécessaire de mener des activités non déclarées, sous peine de ne tout simplement pas s'en sortir. Il y a donc clairement un moteur de l'ordre de la nécessité. Il est primordial de le souligner. Le deuxième registre est à la fois intéressant et effrayant. Il s'agit de la perception de la légalité dans ces milieux... 50 à 51% seulement estiment que des activités illégales ne doivent pas êtres pratiquées. Cela ne représente que la moitié de l'échantillon... une autre moitié juge qu'il est possible de tolérer des activités illégales, de les comprendre.

La palette de ces activités non-déclarées est évidemment très large. Cela va des petits services, des petits achats-ventes concernant des objets de la vie quotidienne ; à des des trafics d'armes et de drogues, sans oublier des trafics moins spectaculaires (cigarettes, alcools, etc). Il m'apparaît donc important de parler de deux types de contre-société. D'une part, un univers assez bien toléré, qui sera celui (comme évoqué) des petits services aux noirs, de la revente d'occasion ; et d'autre part un tout autre registre autrement plus dur. Quand on parle de contre-société, il est important de réaliser que cela concerne deux aspects : la nébuleuse, très large, des activités non déclarées n'en est que le plus factuel. L'essentiel renvoie à une véritable société qui ne se constitue pas seulement en souterrain de la société officielle, mais qui se constitue aussi en opposition à celle-ci. Qui se créé dans l'idée que le monde nous empêche d'agir comme bon nous semblerait, de penser ainsi que l'on souhaiterait, qui connaît des niveaux de taxation ne nous permettant de vivre comme il nous paraît bon de le faire. C'est en cette opposition que cette contre-société est dangereuse. En outre, elle est porteuse de répercussions politiques puisqu'on constate la corrélation entre l'acceptation de pratiques souterraines et le vote protestataire. Plus les premières sont considérées comme normales – voire souhaitable – plus les probabilités que l'individu en question éprouve des sympathies partisanes protestataires montent. C'est une contre-société au sens plein du terme : économique, sociétale et partiellement politique. L'élément le plus important de tout cela c'est la dynamique. Ces pratiques, pour certaines très anodines, font entrer dans un engrenage qui finit par opposer les individus à la "société d'en haut", puis éventuellement à les mener à des comportements électoraux protestataire. Cela nourrit l'affirmation du clivage, opposant la société à la contre-société.

Le cas échéant, quelles sont les causes qui expliquent la monté en puissance de cette société "d'en bas" et "dissidente" ? Quel a été le rôle des pouvoirs publics dans ces développements ?

Sebastian Roché : Les causes, que je viens en grande partie d'évoquer, sont de nature socio-économique. La société est plus duale qu'auparavant (c’est-à-dire que la distance entre les riches et les pauvres a augmenté). Cette dualité crée une tension qui se traduit par une modification des habitudes de consommation de ceux qui ont peu de ressources. 

La deuxième cause est l'offre. Lorsqu' une offre augmente sur le marché légal, cela crée un effet d'offre avec une multiplication des produits qui sont vendus. Le marché parallèle est un marché très complet où l'on peut tout acheter (télé, tee-shirt, chaussures, etc.) et la même logique d'offre s'y applique.

La troisième cause est celle de la défiance par rapport aux institutions : comme les forces politiques ont un crédit assez limité dans l'opinion (9 Français sur 10 ne font pas confiance au gouvernement), les messages du gouvernement ont peu d'écho. Les sources d'autorité n'ont donc plus autant de légitimité. 

François Miquet-Marty : Le rôle des pouvoirs publics est clair et s'inscrit dans la longue durée : ils sont responsables du sentiment d'abandon qui persiste chez ces populations. C'est le maître-mot de ces études. Et cette responsabilité se manifeste de deux façons : d'abord dans l'absence de sanction pour les fraudeurs, d'autre part au travers d'une fiscalité trop lourde et excessive. Considérer que l'acquisition de biens ou de services est trop coûteux induit nécessairement la tentation de passer par le marché noir. On constate donc une double responsabilité de la part de l'Etat et des pouvoirs publics : abandon ou pusillanimité à l'égard de ceux qui trichent et le poids excessif de la fiscalité sur les aspects de la vie quotidienne.

In fine, quelle est l'ampleur du phénomène ? Ne touche-t-il que la Seine-Saint-Denis où, à l'inverse, cela s'ancre-t-il dans une dimension plus générale, voire nationale ? Comment lutter ?

Sebastian Roché : C'est un phénomène national. J'ai réalisé des études dans les Bouche du Rhône, et j'avais estimé le phénomène quantitativement : au moins ¼ de la population adolescente consomme ces produits. Des études sur la consommation de cigarettes contrefaites ont par ailleurs été réalisées sur la France entière : ce n'est pas simplement lié à l'Ile-de-France puisqu'une moyenne française présente exactement les mêmes schémas de consommation.

Pour lutter contre ce phénomène, premièrement, il faut prendre conscience de l'importance de ces petits actes d'achat. Aujourd'hui, chaque citoyen n'a pas conscience de l'effet que cela a d'acheter un produit contrefait. Deuxièmement, il faut avoir une approche globale au niveau local, c’est-à-dire une approche multi produit : aujourd'hui, on a tendance à considérer les problèmes séparément (le problème du travail au noir, celui de la drogue, celui des faux polos Lacoste etc.).  Il faut un logiciel pour comprendre ce qu'il se passe et réagir, ce logiciel anti-trafic fait encore défaut aujourd'hui… Troisièmement, il faut une solution partenariale : les différentes organisations doivent travailler ensemble pour analyser la situation locale, cela peut paraître banal, mais c'est primordial. 

François Miquet-Marty : En décembre dernier, nous avons réalisé une étude comparable sur l'ensemble du territoire national métropolitain. Globalement, les résultats sont sensiblement les mêmes : la Seine-Saint-Denis n'est donc pas un cas à part au sein de la société française. A l'inverse, les comportements de travail au noir (pour partie liés à l'économie du partage, qui compte aussi des comportements de la sorte) ne se développent pas qu'en Seine-Saint-Denis mais sur l'ensemble du territoire métropolitain. 

Les attentes sont de deux ordres : pour lutter contre ce genre d'attitude, il est essentiel de faire de l'information. C'est tout sauf une banalité. Les gens qui ont des activités non déclarés s'exposent à des risques très clairs, au delà de la répréhension juridique potentielle : travailler au noir, c'est ne pas avoir de retraite. Acheter des cigarettes contrefaites c'est risquer de consommer un produit plus dangereux pour sa santé, etc. Ce besoin d'informations sur les risques, tant civiques que ceux encourus par les concernés est réel. Ensuite, seulement, il est possible de mettre en place davantage de fermeté, plus de répression contre les pratiques illégales.

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