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Déposer plainte contre les blocages syndicaux : pourquoi la plupart des entreprises de France ont (malheureusement) bien trop peur des rétorsions de l’administration pour oser suivre la stratégie de Pierre Gattaz
©Allociné / Walt Disney

Terreur sur les boîtes

Contrôles fiscaux, Urssaf, inspection du travail... Les entreprises françaises se montrent frileuses quand il s'agit de se défendre contre l'administration et les syndicats. Un phénomène qui trouve sa cause dans des cadres légaux difficiles à respecter, qui favorisent les grandes entreprises et fragilisent les structures les plus modestes.

Hervé Lambel

Hervé Lambel

Hervé Lambel est candidat à la présidence du Medef et co-fondateur du CERF (Créateurs d'emplois et de richesse en France).

D’une lignée d’entrepreneurs, il est diplômé de l’EPSCI (Essec). Il entre en 2000 à la CGPME, puis fonde en 2003 le CERF, dont il devient Président et porte-parole en 2004. Il fait notamment partie des premiers lanceurs d'alerte sur la crise économique et les problèmes de trésorerie des entreprises. Il est également le créateur d’HLDC, société de service et d’investissement.

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Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe est le fondateur du cabinet Parménide et président de Triapalio. Il est l'auteur de Faut-il quitter la France ? (Jacob-Duvernet, avril 2012). Son site : www.eric-verhaeghe.fr Il vient de créer un nouveau site : www.lecourrierdesstrateges.fr
 

Diplômé de l'Ena (promotion Copernic) et titulaire d'une maîtrise de philosophie et d'un Dea d'histoire à l'université Paris-I, il est né à Liège en 1968.

 

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Atlantico : Mardi 31 mai, le Medef a adressé un email aux chefs d'entreprises et aux organisations professionnelles pour les inciter à porter plainte contre les syndicats qui enfreindraient la loi au nom de leur opposition à la loi El Khomri. Ce type de stratégie est-elle opportune ? Les entreprises n'ont-elles pas tendance, en général, à faire plutôt "profil bas", tant face aux syndicats qu'à l'administration (corps de contrôle, administration fiscale etc..) ?

Hervé LambelIl était temps en effet que des organisations patronales prennent la parole pour dire stop. Qu’elles proposent un mode d’action, une stratégie est aussi nouveau que normal. Cela va agir positivement sur le moral des patrons et de leurs équipes. Cela sera-t-il suivi d’effets ? Il faut l’espérer, mais les chefs d’entreprises qui sont préoccupés par des problèmes concrets qui se rappellent à eux au quotidien ne sont pas familiers de ce type de démarches bien éloignées de leur cœur de métier, dont ils ne perçoivent pas nécessairement l’intérêt immédiat. C’est pourquoi, au-delà de l’annonce, les organisations patronales doivent proposer d’apporter leur conseil sur le plan juridique et leur soutien en se portant partie civile aux procès.

Eric Verhaeghe : Les chefs d'entreprise ont évidemment deux problèmes vis-à-vis de l'appel au combat de Pierre Gattaz. Premier problème : le chef d'entreprise a suffisamment de travail procuré par la gestion de son entreprise pour ne pas se rajouter des couches de complexité sur le dos. Imaginez le petit patron qui vit en permanence bousculé par les événements, les vicissitudes. Pensez-vous qu'il ait le temps de passer deux ou trois heures dans un commissariat où il ne sera pas accueilli comme un libérateur pour déposer une plainte qui n'a aucune chance d'aboutir à quoi que ce soit. Cela n'a évidemment pas de sens. Mais il y a une deuxième raison à cela : les patrons sont légitimes pour développer leur entreprise. Ils n'aiment pas les combats politiques ou, en tout cas, ils n'aiment pas utiliser leur entreprise pour livrer les combats politiques des autres. Leur demander de contrevenir à cette sorte de sagesse, ou d'art de vivre, pour servir la cause des grandes entreprises n'a pas de sens. Les petites entreprises ne gagnent en effet absolument rien avec la loi Travail. On se demande pourquoi Gattaz ne commence pas par exiger de ses grands adhérents (Dassault, Accor, et autres) de déposer plainte eux-mêmes. Ils ont des services support dont c'est le métier. 


Sophie de Menthon : “Il y a un manque de confiance absolu entre les entreprises et les administrations qui les contrôlent”

Que peuvent craindre concrètement les entreprises ? Quelles sont les organismes qu'elles redoutent le plus ? En quoi le respect des normes et des différentes législations peut-il se révéler "terrorisant", en termes d'efforts et de coût, pour les entreprises qui essaient d'être véritablement irréprochables légalement ? 

Hervé Lambel : Zèle, fin de non-recevoir, menace de contrôle (le dernier porté à ma connaissance, portait sur un inspecteur du travail exigeant d’un employeur de procéder au licenciement d’un salarié qui voulait partir sans démissionner) sont autant de moyens à disposition d’administrations ou services contre lesquels il existe peu de recours, ou peu de possibilités de gagner ces recours. On l’a vu avec le RSI, mais les URSSAF ne sont pas en reste, puisqu’ils sont à l’origine d’un nombre important de défaillances d’entreprises. Moins connus du grand public, la Caisse de congés du bâtiment, comme un certain nombre de complémentaires santé rendues obligatoires par la signature par les partenaires sociaux de l’ANI en 2013 ont valu des difficultés financières accrues à de nombreux professionnels. Il s’agit là de cotisations. Mais des organismes comme les services vétérinaires qui interviennent sur les aménagements des laboratoires dans le secteur agro-alimentaire peuvent prendre des décisions qui se chiffrent vite en milliers d’euros d’investissements supplémentaires pas toujours justifiés, mais qui, s’ils ne sont pas réalisés, peuvent conduire à la fermeture administrative. Et la liste est hélas très longue…

Surtout, il faut constater dans un état de droit comme la France, où la présomption d’innocence est normalement la règle, que le chef d’entreprise est confronté à des situations qui lui font régulièrement comprendre qu’il est en fait présumé coupable.

C’est notamment le cas en matière sociale ou fiscale. L’obligation de résultat en matière de sécurité des personnels n’est, par exemple, pas un vain mot : le constat du manquement à une règle de sécurité par un salarié lors d’un contrôle ou d’un accident entraine de facto la responsabilité de l’employeur. Ainsi, en général, chacun est prompt à demander la clémence de l’employeur vis-à-vis d’un salarié fautif, alors qu’on exige de lui le zéro défaut. Cette perfection n’existant pas, tout contrôle, même quand on est totalement de bonne foi est donc générateur de stress. Un stress que l’on s’évertue d’ailleurs à mesurer et prévenir quand il s’agit du salarié, mais que l’on passe soigneusement sous silence quand il s’agit d’un patron…


Eric Verhaeghe : Tous ceux qui ont essayé de livrer des combats politiques au travers de leur entreprise ont connu pas mal de désagréments. C'est notamment le cas des petits entrepreneurs qui ont fait le choix de sortir du RSI. L'Etat n'hésite pas à se livrer à un véritable harcèlement contre eux, à la limite de la légalité. Ils reçoivent régulièrement la visite des différents corps d'inspection, sont convoqués à la police judiciaire et subissent des interrogatoires de plusieurs heures. Or, les chefs d'entreprise savent tous qu'ils sont, par principe, des délinquants : le poids des règles qui accablent un employeur est tel qu'il est impossible de les respecter toutes de bonne foi. Et nous savons tous que les chefs d'entreprise vivent tous dans la crainte et l'inconfort d'un contrôle URSSAF, d'un contrôle de l'inspection du travail, qui trouvera toujours un moyen de les épingler. Il faudrait ici parler du stress absorbé par les chefs d'entreprise face au risque pénal, fiscal, social qui pèse sur eux. Et, objectivement, je ne connais aucune intelligence humaine capable de respecter toutes les règles applicables. D'ailleurs, cette épaisseur réglementaire profite aux grandes entreprises qui ont, elles, les moyens de recruter à foison pour éviter le pire en cas de contrôle. 

Cette difficulté ne marque-t-elle pas également une rupture d'équité entre les grandes entreprises, qui ont les moyens de se conformer à toutes les réglementations, et les structures plus modestes ? Comment cela se traduit-il concrètement ?

Hervé Lambel : L’exemple, au milieu des années 90, de la transposition d’une directive européenne en droit français permet de se faire une idée du problème. Afin d’assurer la sécurité sanitaire des produits alimentaires transformés, les professionnels devaient adopter le principe de la marche en avant, issue de la méthode HACCP. Ce principe veut que tout produit entrant dans l’entreprise est sale et que chaque étape de manipulation et de transformation va le conduire, jusqu’à l’étape finale à être propre à la consommation. On imagine donc très bien la progression et la transformation du produit. La méthode consiste donc à adapter l’outil de travail pour qu’il réponde parfaitement à cette progression et cette transformation sans que jamais le produit ne revienne en arrière (dans une zone considérée moins propre). D’où l’idée de marche en avant. Les industriels ont donc construit leurs usines autour de ce principe. Mais comment mettez-vous cela en œuvre dans une boulangerie installée dans un immeuble du 19ème siècle ou du début du 20ème siècle qui n’a pas été conçu pour cela ? Le problème était le même pour tous les métiers de bouche et la restauration. Appliquée en l’état, cette directive aurait conduit à la fermeture pure et simple de la plupart des établissements existants. Les organisations professionnelles se sont donc réunies, ont pesé sur le législateur et obtenu de pouvoir proposer quelque chose de viable pour les entreprises qui permette d’atteindre les objectifs de sécurité sanitaire poursuivis par la directive. Ce qu’ils ont réussi à faire en proposant des procédures contraignantes dans leur descriptifs, puisqu’il s’agissait de remplacer la marche en avant dans l’espace, par la marche en avant dans le temps, ce qui impliquait de mettre en place des procédures de nettoyage des petits espaces entre chaque opération. La contrainte était en fait limitée, puisque tout professionnel nettoyait déjà entre chaque étape. Cela permettait en tout de généraliser ce principe. Le législateur l’a inscrit dans la loi. Hélas, cet exemple est une exception et les coûts en général induits pour les petites entreprises impactent la marge, donc la rentabilité de ces entreprises.

La réponse sur la rupture d’équité est donc oui.

Eric Verhaeghe : Evidemment que la norme, et surtout la profusion de normes, favorise celui qui a les moyens de "l'optimiser", c'est-à-dire de passer du temps à la maîtriser pour mieux la contourner. Et bien entendu, seules les grandes entreprises ont des staffs suffisants pour gérer cette complexité. N'importe quel inspecteur des impôts vous expliquera qu'on redresse beaucoup plus facilement une petite entreprise où le patron est seul avec son expert-comptable, qu'une multinationale où des armées de juristes ont verrouillé le système. Cette différence de situation, de taille, explique le poids de l'évasion fiscale aujourd'hui. Les grandes entreprises ont les moyens de faire des montages complexes qui leur permettent d'échapper à l'impôt. Les petites entreprises sont pour leur part pénalisées par cet écheveau de règles, et défavorisées puisqu'incapables d'échapper à leur application quand leurs grands concurrents y arrivent parfaitement. L'affaire Luxleaks l'a montré. 

Voyez-vous des solutions réalistes pour apaiser les relations entre entreprises et corps de contrôles ?

Hervé Lambel : Il faut effectivement pacifier les relations. Pacifier les relations ça veut dire apprendre à se connaître. Écouter l'autre. Le comprendre. Cela conduit alors à changer la relation.

Un des meilleurs exemples est la circulaire de mars 2009 signé par Eric Woerth avec le réseau des URSSAF. Jusqu’alors, une entreprise qui rencontrait un problème de trésorerie devait attendre de n’avoir pu payer pour pouvoir s’adresser à son URSSAF qui lui avait appliqué une pénalité sur la totalité des sommes appelées. Le chef d’entreprise était déposséder de toute capacité d’anticipation pourtant nécessaire à sa gestion. Avec cette circulaire, le chef d’entreprise pouvait prendre les devants et négocier un échéancier en amont. Les pénalités restaient appliquées, sauf si l’échéancier était respecté. Au final, c’est le chef d’entreprise qui est respecté. Et il le serait encore plus, au bon sens du terme, si, lorsqu’il a eu un retard de paiement, son URSSAF prenait la peine avant l’échéance suivante de l’appeler et l’informer de cette possibilité pour laquelle la publicité a été assez limité.

A travers cela, il s’agit bien d’un changement de relation à l’entreprise et au chef d’entreprise que notre Etat et ses administrations sont appelés. Dans l’intérêt de tous et un mieux vivre commun.

La charge du chef d’entreprise est suffisamment lourde pour que l’on fasse l’effort de comprendre qu’il est aussi un usager du service public qu’il contribue largement à financer et qu’il peut avoir besoin d'être accompagnés dans une partie de sa démarche.

Quand elle n’existe pas, mettre en place une communication afin d'expliquer au chef d'entreprise la mission et le rôle de l'administration concernée : je pense par exemple à certains Tribunaux de commerce qui ont mis en place des newsletters afin d’informer des possibilités qu’ils offrent, notamment pour protéger une entreprise. De cette façon, ils apportent une information qui leur permet d’agir en prévention des difficultés.

Pour résumer, il faut passer d’une administration de contrôle et de sanction à une administration de conseil et de service. Ce qui n’empêche ni le contrôle, ni la sanction.

Eric Verhaeghe : Oui, je crois beaucoup à une démarche vertueuse qui consisterait à lier le poids des contrôles au respect d'une norme socialement responsable. Il faut éviter ici les usines à gaz et les couches de complexité, et plutôt trouver un système simple qui permettrait aux petites entreprises de se faire labelliser à condition de respecter certaines principes ou objectifs simples : former ses collaborateurs, respecter l'égalité homme-femme, par exemple. En échange de ce label, les entreprises seraient soumises à des contrôles allégés. Cela changerait la vie. 

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