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Armes de guerre psychologiques : le Sénat américain tente de protéger les Etats-Unis des actions grandissantes de désinformation étrangère
©Reuters

Désintox

Le 16 mai dernier, un projet de loi bi-partisan a été présenté au Sénat américain. Intitulé "Information Warfare Contrer 2016", il vise à donner les armes nécessaires aux Etats-Unis pour lutter contre la propagande dans le monde... et asseoir sa propre désinformation dans les pays "les plus vulnérables".

Franck DeCloquement

Franck DeCloquement

Ancien de l’Ecole de Guerre Economique (EGE), Franck DeCloquement est expert-praticien en intelligence économique et stratégique (IES), et membre du conseil scientifique de l’Institut d’Études de Géopolitique Appliquée - EGA. Il intervient comme conseil en appui aux directions d'entreprises implantées en France et à l'international, dans des environnements concurrentiels et complexes. Membre du CEPS, de la CyberTaskforce et du Cercle K2, il est aussi spécialiste des problématiques ayant trait à l'impact des nouvelles technologies et du cyber, sur les écosystèmes économique et sociaux. Mais également, sur la prégnance des conflits géoéconomiques et des ingérences extérieures déstabilisantes sur les Etats européens. Professeur à l'IRIS (l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques), il y enseigne l'intelligence économique, les stratégies d’influence, ainsi que l'impact des ingérences malveillantes et des actions d’espionnage dans la sphère économique. Il enseigne également à l'IHEMI (L'institut des Hautes Etudes du Ministère de l'Intérieur) et à l'IHEDN (Institut des Hautes Etudes de la Défense Nationale), les actions d'influence et de contre-ingérence, les stratégies d'attaques subversives adverses contre les entreprises, au sein des prestigieux cycles de formation en Intelligence Stratégique de ces deux instituts. Il a également enseigné la Géopolitique des Médias et de l'internet à l’IFP (Institut Française de Presse) de l’université Paris 2 Panthéon-Assas, pour le Master recherche « Médias et Mondialisation ». Franck DeCloquement est le coauteur du « Petit traité d’attaques subversives contre les entreprises - Théorie et pratique de la contre ingérence économique », paru chez CHIRON. Egalement l'auteur du chapitre cinq sur « la protection de l'information en ligne » du « Manuel d'intelligence économique » paru en 2020 aux Presses Universitaires de France (PUF).

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Atlantico : Le Sénat américain est en passe de voter une loi contre la "désinformation étrangère". Quelle est la réalité de cet outil, qualifié par certains de véritable "arme de guerre" ? Et quels en sont les objectifs concrets ?

Franck DeCloquement : Les opérations d’influence et de désinformation sont des méthodes d’actions spéciales très répandues. Elles agissent prioritairement dans le "champ psychologique" et sont mises en œuvre par de très nombreux Etats étrangers qui souhaitent – par la même occasion – "influencer", ou "conditionner" la décision, la perception d’une situation et les positions dominantes de certaines parties-prenantes sur le plan international. Pour tous les belligérants, les news qui s’étalent à la une des magazines, des blogs spécialisés et des sites d’informations en ligne à fortes audiences, sont devenues de véritables "armes de guerre psychologique", pour qui sait en jouer. Ils les utilisent en l’occurrence, ou en organisent la gestion, les effets et les orientations, pour soutenir les efforts stratégiques de leurs régimes, attaquer, séduire ou mettre en cause leurs "ennemis" du moment, aux yeux de l’opinion publique internationale. La dénomination bien connue de "PSYOPS" (Psychological operations), étant remplacée chez les américains depuis quelques années par la terminologie plus soft de "MISO", pour : "Military Information Support Operations". Des actions sur l’environnement au sens large. 

Dans un contexte international toujours plus conflictuel et trouble, les États-Unis – selon certains de leurs représentants – pourraient très bientôt se donner les moyens de se battre en retour, "à armes égales", avec une nouvelle initiative pour contrer ces actions de désinformation et de propagande adverse. En effet, le 16 mai dernier, un projet de loi bipartisan appelé la loi "Information Warfare Contrer 2016" a été présenté au Sénat américain. Celle-ci est en outre co-parrainée par le sénateur Républicain de l’Ohio Rob Portman et le sénateur Démocrate du Connecticut Christopher Murphy. Il a été proposé deux fois en premère lecture, puis a été renvoyé à la commission des affaires étrangères.

Ce projet de loi indique clairement que des gouvernements étrangers – et plus spécifiquement ceux de la Chine et de la Russie – utilisent les armes de la désinformation et les outils de propagande noire, pour saper les objectifs de sécurité nationale des États-Unis d’Amérique, de leurs alliés, mais aussi de leurs partenaires clés sur le plan international. Le sénateur républicain Rob Portman avait d’ailleurs souligné l’extrême importance de ce projet de loi le 12 mai 2016 à l’Atlantic Council, en déclarant que "La Chine dépense des milliards chaque année pour financer ses efforts de propagande à l’étranger, tandis que l'Etat de la fédération de Russie fait de même de son côté, avec plus de 400 millions de dollars par an, pour son seul bureau de Washington via sa chaine de diffusion d’informations internationales en continu RT". "RT" dénommée auparavant "Russia Today", est une chaine de télévision d’information internationale en continu, financée par l’Etat Russe. Elle avait été lancée en 2015 par l'agence de presse RIA Novosti. Il s'agit désormais aux États-Unis de la seconde chaîne d'information étrangère la plus regardée. Elle emploie plus de 2 000 collaborateurs avec un siège à Washington et à Moscou, et différents bureaux à Paris, Londres, Los Angeles, Miami, Delhi et Tel Aviv. "RT" est communément considéré par de nombreux spécialistes des questions de défense, comme un instrument de propagande déployé par le gouvernement russe afin de soutenir sa politique étrangère.

Atlantico : Quels exemples d'opérations de désinformations avérées avez-vous pu observer récemment ?

Elles sont nombreuses et de nature très diverses. Elles ne cessent d’ailleurs de se multiplier depuis quelques années, au grès des conflits entre puissances. Au point d’atteindre ; voir même de dépasser ; selon certains spécialistes,  le même degré d’intensité et de prégnance qu’à l’époque de la guerre froide. Elles passent souvent inaperçues pour le commun des mortels, ce qui conditionne également leur redoutable efficacité opérationnelle. On peut même dire - sans trop s’avancer à ce sujet - que les différentes déclarations chiffrées que nous commentons ici-même dans notre interview, entrent également dans le cadre cette guerre de l’information insidieuse que se livrent tous les acteurs en présence. Dans le cas qui nous occupe, les belligérants sont les Etats-Unis d’Amérique, la Chine et la fédération de Russie… "RT" a d’ailleurs déclaré dans un e-mail que le budget de son réseau pour 2016 est de 17 milliards de roubles, soit environ 253 millions de dollars, et a corrélativement accusé le sénateur Républicain Rob Portman d'utiliser lui-même les outils de la désinformation à son encontre, au profit des intérêts américains... La boucle est donc bouclée ! Nous le voyons ici, chaque camp fait usage des mêmes modes opératoires "spéciaux" pour l’emporter sur l’adversaire. Mais aussi, dans l’esprit des audiences cibles et des commentateurs, conforme en cela au fameux précepte qui consiste à ravir "les cœurs et les esprits".

Le "Moscow Time" avait déjà rapporté en septembre 2014 que le financement de l’Etat Russe dont bénéficiait "RT" s’élevait à 310 millions de dollars en 2014, et plus de 400 millions de dollars en 2015. A l’analyse, les chiffres cités par le sénateur Portman pour soutenir son propos semblent tout droit provenir d'un rapport d’avril 2015 de "l’Heritage Foundation", qui stipule selon certains témoignages que "RT disposerait d'un budget de 400 millions de dollars pour son bureau de Washington seul". Sa source est un rapport datant de 2014 issue en droite ligne de la commission consultative des Etats-Unis sur la diplomatie publique (United States Advisory Commission on Public Diplomacy), qui a déclaré en outre que : "la Russie dépense plus de 1 milliard de dollars par année pour soutenir une infrastructure de médias qui sème la désinformation et des contre-récits à l'appui de sa politique étrangère". 

Tout ceci est donc à prendre avec des pincettes et un recul extrême, compte tenu de la bataille sur les chiffres auxquelles se livrent les diverses parties prenantes, les renvoyant souvent dos à dos dans leurs démonstrations. Nous le voyons ici, il est fait feu de tout bois, pour l’emporter à tout prix. C’est aussi l’objectif que poursuivent ces opérations de propagande noire qui tendent à jeter l’opprobre et la confusion dans le camp adverse. Elles rendent finalement indécidables dans l’esprit du grand public, certaines données pourtant confirmées par l’expérience ou l’apport de preuves factuelles.

Comment le projet de loi américain compte-t-il lutter contre ces opérations de désinformation, à l'heure des réseaux sociaux ? A quels défis les équipes qui seront en charge seront-elles confrontées ?

Ce projet de loi stipule que la Russie – mais aussi la Chine – utilisent de manière croissante l’arme de la désinformation, afin de poursuivre, dans le cas de la Russie "des objectifs politiques, économiques et militaires en Ukraine, en Moldavie, en Géorgie, dans les Balkans, et dans toute l'Europe centrale et orientale". Ce nouveau projet de loi pour lutter contre les effets de la propagande – et notamment par le biais des réseaux d’information en ligne – vise notamment à identifier selon ses promoteurs, les campagnes de désinformations adverses qui impactent et menacent la sécurité nationale des États-Unis et celle de ses alliés. Mais il vise également à "protéger et promouvoir une presse libre, saine et indépendante dans les pays vulnérables à la désinformation étrangère"

"La guerre par les mots" semble donc être l’un des moyens prioritaires pour contrer les effets de cette propagande labile, glauque et insidieuse. Si ce projet de loi était adopté, un nouveau bureau – dans le cadre du Département d'Etat – serait alors créé et chargé d'identifier la désinformation étrangère afin de "l’exposer publiquement aux yeux de l’opinion publique et des décideurs". Cependant, selon l’expert William Triplett – qui est en outre un ancien de la Maison-Blanche sous Ronald Reagan mais aussi un ancien spécialiste de la communauté du renseignement américain – ce projet de loi peut rencontrer de très nombreux problèmes avant d'atteindre un certain degré d’efficacité dans la réalisation de ses objectifs. La difficulté selon Triplett est que tout ce qui vise à exposer la désinformation Chinoise ou Russe au grand jour "va inévitablement hérisser les plumes des très nombreuses organisations et acteurs qui reçoivent de l'argent de la Chine ou de la Russie". Que ce soit les organisations de presse qui exécutent des "insertions" de propagande dans leurs supports médias, mais aussi les entreprises qui ont des intérêts financiers manifeste en Chine ou en Russie. Idem pour des agents d’influence payés par le régime chinois et l’Etat Russe, et travaillant dans les différents strates de la société américaine.

Les dégâts causés par la désinformation, les actions de propagande noire et les actions sur les perceptions ne peuvent pas être sous-estimés. "Les tactiques qui usent et abusent de la propagande représentent de graves menaces pour la démocratie", explique Ronald J. Rychlak, professeur de droit à l'Université du Mississippi qui a vivement réagi sur ce dossier dans la presse américaine. Il a en outre coécrit le très fameux livre "Désinformation" avec Ion Mihai Pacepa, l’un des plus hauts fonctionnaires du renseignement de l’ancien bloc soviétique, ayant fait défection à l'Ouest... Depuis quelques années, le Kremlin mène évidemment des campagnes très offensives à destination de tous les acteurs de la scène internationale, pour soutenir ses posititions stratégiques. Idem pour la République populaire de Chine. Et plus spécifiquement, en direction des opinions publiques de l’Union Européenne et des Etats Unis d’Amérique. Et ceci, dans le but naturel d’influencer sur les affaires intérieures et la décision publique et communautaires des pays considérés. A l’image des fameuses stratégies de "soft power" et "smart Power", rendues célèbres dans le cadre des actions de la diplomatie d’influence américaine. On peut donc dire que la Russie et la Chine "rattrapent et copient" en quelque sorte – par la mise en œuvre de ces nouvelles stratégies de propagande – ce qui avait été préalablement pensé puis concrètement acté par les Etats Unis d’Amérique eux-mêmes. Une forme de "retour à l’envoyeur" si l’on peut dire. Ceci ayant directement pour effet immédiat de contrecarrer le leadership américain en la matière. 

Le professeur Ronald J. Rychlak et Ion Mihai Pacepa dans le livre "Désinformation" qu’ils ont coécrits, détaillent en outre un très grand nombre de faux récits – très répandus – par les Soviétiques à l’époque de la guerre froide. Ceux-ci leur servent aujourd'hui de matrice conceptuelle et de connaissances de base pour générer de la propagande, selon nos deux auteurs. 

"Nous sommes une société qui est basée sur l'information libre, ou les gens font confiance à l'information qu'ils reçoivent afin de prendre de sages décisions sages", et ce système est bien entendu miné lorsque des gouvernements étrangers propagent intentionnellement de fausses informations, de fausses rumeurs et de fausses nouvelles pour tromper les gens. Dès lors, Ronald J. Rychlak réenchéri : "Il est important que les gens prennent conscience de cela, parce que vous pouvez corrompre tout un système de l'intérieur, en fournissant des informations faussées comme celles-ci".

Il semble que les productions dont l'objectif est de désinformer et de manipuler l'opinion visent principalement les Etats-Unis ou l'Europe. Les pays de l'Otan emploient-ils également ces outils ? 

Comme chacun le sait, il est toujours très difficile d’authentifier à coup sûr, un message "entrant" qui se présente comme une information véridique et parfaitement authentique. Cela demande du temps et de l’argent pour s’en assurer. Le partage d’informations se démultipliant à l’infini par le truchement des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC), seul un très petit nombre de faits peuvent être traité quotidiennement par les grands médias. Et ceci, compte tenu du volume gigantesque d’informations considérées, circulant dans nos régimes démocratiques, à l’ère du tout numérique. 

Les pays de l’Otan utilisent bien entendu eux aussi, une prose et des récits spécialement confectionnés pour produire certains effets de sens. Ceux-ci permettent d’assoir leurs propres représentations de la réalité vis-à-vis de certaines audiences nationales, mais aussi en direction de certains partenariats stratégiques. Les Américains parlent de "storytelling", de "diplomatie d’influence" ou "d’action sur les perceptions". La sécurité routière en France utilise également ces moyens d’influence et de "management de l’information" pour parvenir à réduire substantiellement le nombre des tués sur nos routes. "Le taux d’acceptabilité de la sanction" par chaque citoyen est par exemple évalué, pour ne pas dépasser un certain seuil. Le consentement des acteurs est partout recherché et mobilisé par le truchement des dernières découvertes scientifiques en matière de neurosciences. Nous entrons ici dans le cadre de "l’économie de l’attention" magistralement traitée par le professeur Yves Citton dans son livre homonyme. "L’attention" devenant en quelque sorte le carburant de nos économies mondialisées, en passe de supplanter tous les anciens modes d’échanges. "Une économie dont l’attention constituerait la première rareté et la plus précieuse source de valeur", selon les dires de l’auteur. Il en ressort qu’il est aujourd’hui indispensable – voir prioritaire – de penser le destin de nos démocraties post-modernes et de nos économies contemporaines pour ne pas voir nos "régimes attentionnels" mystifiés par des opérations de propagande adverses de plus en plus offensives et intelligentes. Que faut-il en craindre ? Que pouvons-nous en espérer ? Tels semblent être les prochains défis collectifs à relever.

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