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Fête des voisins : pourquoi une invitation de l’Etat à socialiser entre inconnus sur un palier n’aura jamais autant de succès qu’un dîner entre amis
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Misère du festivisme

Inventée il y a 16 ans, la Fête des voisins est l'occasion, chaque dernier vendredi du mois de mai, de prendre un verre et d'échanger avec ses voisins. Le but : renouer un lien social de proximité profondément émoussé dans nos sociétés modernes. Mais nombreux sont ceux qui se refusent à participer à un tel événement, ou ne se sentent pas concernés.

Michel Maffesoli

Michel Maffesoli

Michel Maffesoli est membre de l’Institut universitaire de France, Professeur Émérite à la Sorbonne. Il a  publié en janvier 2023 deux livres intitulés "Le temps des peurs" et "Logique de l'assentiment" (Editions du Cerf). Il est également l'auteur de livres encore "Écosophie" (Ed du Cerf, 2017), "Êtres postmoderne" ( Ed du Cerf 2018), "La nostalgie du sacré" ( Ed du Cerf, 2020).

 

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Atlantico : Selon un sondage mené par le site d'annonces en ligne Vivastreet, seulement 11% des Français ont prévu de participer à la Fête des Voisins ce 27 mai. Le peu d'engouement pour cet événement, dont le but est de renforcer la bonne entente et le lien social avec son voisinage, signifie-t-il que les Français détestent ce type de relations de proximité ? Comment celles-ci ont-elles évolué ces dernières années ?

Michel Maffesoli : Remarquons d’abord que 11% de Français ont prévu de participer à cette fête, l’une des nombreuses fêtes qui ponctuent maintenant l’année : fête des mères, des pères, des grands-mères, fête de la musique, du livre, de la science, fête des jardins, des musées, etc. Notre époque postmoderne renoue d’une certaine manière avec la pré-modernité : en effet, aussi bien au Moyen-Age que pendant l’Empire romain, l’année civile était ponctuée d’innombrables jours de fête. Les fêtes en l’honneur de tel ou tel saint étaient aussi une manière d’honorer les charpentiers ou les mineurs, les agriculteurs ou les forgerons.

Je trouve donc que ce pourcentage n’est pas nul, loin s’en faut, et traduit l’aspiration d’un grand nombre (11% des Français, cela représente presque 6 millions de personnes !) à ces moments de partage festif.

42% des Français interrogés se disent "pas intéressés" par la Fête des voisins et 47% ne comptent pas y participer. Pourquoi est-ce que cette fête ne séduit pas aujourd'hui ? Peut-on parler de rejet de l'événement en tant que tel ?

Michel Maffesoli : Je pense que vous retrouveriez ce pourcentage pour presque tous les évènements organisés. Et l’on ne peut vraiment pas dire que ceci représente un rejet de cet événement. Encore une fois, il s’agit d’une coutume récente, je ne sais même pas si une date identique (le dernier samedi de mai) lui a été octroyée.

De manière générale, la société postmoderne se caractérise par l’extrême différenciation entre les diverses tribus qui la composent : diversité des modes d’habitat, qui ne favorisent pas tous les tablées dans la rue (ainsi des blocs d’immeubles ou des pavillons), diversité des modes d’agrégation, des manières de faire la fête, etc. Les innombrables fêtes qui ponctuent maintenant le calendrier ne peuvent pas prétendre chacune intéresser tout le monde ou même un très grand pourcentage de la population. De la même manière que les fêtes religieuses rassemblent les fidèles des diverses croyances et obédiences (chrétienne, musulmane, juive, boudhiste indien, japonais ou chinois, cultes afro-brésiliens, fêtes laïques etc.), les fêtes non religieuses agrègent un certain nombre de personnes cultivant la même passion ou se reconnaissant dans les mêmes pratiques.

La Fête des voisins est-elle vraiment une solution sérieuse à l'affaiblissement du lien social de proximité, bien identifié depuis des années ? Un tel événement, festif et ponctuel, ne risque-t-il pas de produire des résultats inverses au but initalement recherché, qui est de mettre en place des liens sociaux pérennes et ordinaires ?

Michel Maffesoli : Tout d’abord je ne pense pas qu’il y ait un affaiblissement du lien social de proximité, j’ai même dit et écrit le contraire. Il y a un affaiblissement du lien social sociétaire, celui du contrat social, du lien politique, celui qui fait que je me sens représenté par mes élus et que je suis lié aux autres citoyens par le biais de ce contrat.

Les grandes institutions de la République moderne, celles que nous avons héritées de la Révolution française, sont effectivement sinon affaiblies, du moins saturées. Les partis, les syndicats, les groupes institués et organisés peinent à rassembler. Même les Eglises sont moins pleines : moins de 10% des catholiques vont à la messe chaque dimanche.

Est-ce à dire qu’il n’y a plus de lien social, qu’il y a un développement de l’individualisme ? Je ne le crois pas. En fait, le lien social, la médiation entre les personnes qui vivent en un même lieu, a changé de forme : là où la Nation rassemblait des individus en quelque sorte identiques et libérés de toute autre forme d’appartenance, la société postmoderne agrège de multiples communautés (les tribus, comme je l’ai écrit dans mon livre Le temps des tribus, 1988). Il ne s’agit cependant pas d’un système de castes (comme en Inde) avec des frontières étanches entre communautés. Non, chacun peut appartenir selon les moments de l’année, de la journée, de sa vie, à diverses communautés et c’est cet agrégat qui fait société. De manière plus ou moins facile, plus ou moins conflictuelle, plus ou moins harmonieuse. Je ne dis pas que c’est bien ou mal, mieux ou pire, je dis que c’est ainsi. Dès lors, la Fête des voisins peut aussi être entendue comme une sorte de "récupération" par l’Etat de mouvements communautaires spontanés (les diverses fêtes des voisins qui ont éclot ça et là dans les dix dernières années) ; je ne saurais dire si cette institutionnalisation a renforcé ou au contraire affaibli l’intérêt pour cette forme de rassemblement festif. Mais il est clair que les rassemblements festifs de tous ordres continueront à se développer, avec ou sans l’aide de l’Etat.

Quelles alternatives à une telle fête pourrait-on imaginer pour parvenir aux résultats escomptés ? Ne voit-on pas par ailleurs émerger de plus en plus d'initiatives spontanées à l'échelon le plus local (immeuble, quartier, allée, village...) ? N'est-ce pas finalement la preuve que rien ne vaut l'initiative privée ? 

Michel Maffesoli : C’est un paradoxe et peut-être même une aporie que de vouloir organiser la spontanéité ! Cette fête ainsi organisée existe, les personnes qui souhaitent faire la fête ensemble l’utiliseront, saisiront l’occasion. Je ne crois pas que cette organisation puisse tuer la pulsion festive.

En revanche, il est certain que ce n’est pas là que réside l’énergie innervant un fort vouloir vivre collectif.

En général, on distingue dans toute évolution sociétale deux phases, celle de l’instituant et celle de l’institué.

L’instituant c’était, il y a une dizaine d’années, ces rassemblements au pied des immeubles de tablées de voisins. L’institué, c’est de décréter, par tout le pays, la Fête des voisins.

L’instituant, vous avez raison, est multiple, foisonnant. Tout est occasion à se rassembler et à éprouver ensemble des émotions : flashmob, marches blanches, mouvements du type Nuit debout, rassemblements commémoratifs, sans compter les innombrables concerts et autres évènements culturels ainsi que les vide-greniers, les braderies, les fêtes scolaires… Le début de l’été est particulièrement riche en telles occasions d’occuper un territoire qui n’est ni entièrement privé, ni entièrement public : les trottoirs sont appropriés par la communauté, le lieu fait lien.

Je ne crois donc pas que la distinction à faire soit entre public et privé, mais bien entre instituant et institué ou entre culture et civilisation. La culture, c’est l’invention, c’est la création commune, le partage esthétique : la civilisation, c’est la muséification, l’inscription des événements dans des dates et des cadres définis.

Mais bien sûr, quand les initiatives ont été figées et bureaucratisées, elles ne remplissent plus leur fonction d’événement rassembleur. Dès lors, d’autres formes sont inventées.

La puissance sociétale déborde toujours le cadre du pouvoir organisateur.

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