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Casseurs ou majorité silencieuse au bord de la crise de nerfs : où est le vrai danger politique pour la France ?
©Reuters Pictures

La guerre civile n’aura-t-elle vraiment pas lieu ?

40% des Français sont en demande de plus d'autorité et se prononcent pour un pouvoir autoritaire fort. Le vote extrémiste (de gauche comme de droite) traduit une volonté de changement qui n'a pas de réelle réponse politique. Des mouvements comme Nuit Debout en sont la preuve ; et les violences de ces derniers jours soulignent le danger à ne pas y répondre.

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne est professeur de philosophie.

A 48 ans, il est actuellement membre du Conseil d’analyse de la société et chargé de cours à l’université Paris IV et a récemment publié Le deuxième
humanisme – Introduction à la pensée de Luc Ferry
(Germina, 2010). Il est également l’auteur, avec Pierre-Henri Tavoillot, de Philosophie des âges de la vie (Grasset, 2007).

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Alexis Théas

Alexis Théas est haut fonctionnaire. Il s'exprime ici sous un pseudonyme.

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Atlantico : Ces derniers temps, les médias diffusent de nombreuses images de manifestations qui dégénèrent en violences, de voitures en flammes, d'occupations de "ZAD" ou encore d'incivilités commises dans des "zones de non droit"... Alors que 40% des Français aspirent à davantage d'autorité, combien de temps peut­-on faire l'économie d'une proposition politique qui réponde à cette demande ?

Alexis Théas : Les phénomènes médiatisés comme les violences de la Nuit Debout ne sont que la partie visible de l'iceberg. La société française vit en ce moment le paroxysme de la crise de l'autorité. A l'école, les enseignants ne parviennent plus à se faire respecter. Beaucoup de parents sont désemparés. Dans les cités, les policiers sont en permanence insultés, agressés, caillassés. En région parisienne, un policier sur dix est blessé chaque année ! Les lois sur l'immigration ne sont plus appliquées : seule une décision de reconduite à la frontière d'étranger en situation illégale sur cinq est mise en oeuvre. Les bidonvilles prolifèrent, à l'image de la Jungle de Calais, à Paris sur les sites de Stalingrad, Austerlitz, la Chapelle. Des émeutiers bloquent la construction de barrage, d'un aéroport, l'autoroute A1, pendant une journée... Nous vivons un mai 68 chronique, larvé, permanent, avec son slogan "interdit d'interdire". De fait, les Français, dans leur majorité, ressentent un profond besoin d'autorité qui est lié à la peur du chaos et d'une généralisation de la violence aujourd'hui localisée dans les quartiers urbains populaires. Cette quête d'autorité et d'ordre ne trouve aucune expression dans la classe politique. A droite, la priorité va à la libéralisation de l'économie. A l'extrême-droite, la quête anti-­européenne et identitaire écrase tout désormais. Pourquoi ? L'autorité n'est pas une notion politiquement correcte et les acteurs politiques la fuient de peur d'être ringardisés. Jusqu'à quand ? Nul ne le sait. La place est à prendre en tout cas... Qui en aura l'audace et la lucidité ?

>>>> A lire aussi : Fatigués de la démocratie !? Le sondage choc sur l’attirance des Français pour un gouvernement technocratique non élu ou autoritaire

Eric Deschavanne : Le pouvoir affiche en effet son impuissance face à des actes de violence ou des incivilités qui sont le fait d'une petite minorité. Il contribue ainsi au discrédit de la classe politique; il attise l'exaspération et la demande d'autorité d'une partie des Français, qui se traduira probablement par une nouvelle augmentation du vote FN en 2017. Pour être juste, il y a dans ce laxisme, une part de responsabilité collective : la séquence actuelle, par exemple, l'enchaînement manifestation contre la loi El Khomri – Nuit debout, a pour origine non un authentique mouvement social, mais la permission que la société donne aujourd'hui à la jeunesse de bloquer les lycée et de caillasser la police. La moindre violence policière est montée en épingle, tandis que personne n'appelle à sanctionner les incivilités des lycéens. Pour les lycéens, il s'agit souvent simplement d'un jeu et d'une concurrence pour la visibilité médiatique de leurs actions. Mais à l'arrivée, cela produit une situation délétère difficile à contrôler.

L'indulgence, voire la sympathie qu'inspirent des phénomènes ultra­minoritaires tels que Nuit Debout ou les casseurs aux médias français ne sont­-elles pas le signe que ces expressions de colère constituent un écran sur lequel se projette l'exaspération des Français ? Pour ceux dont la parole peine à se frayer un chemin dans le champ politico­-médiatique, cette complaisance à l'égard des violences est-­elle un moyen de s'exprimer par procuration ?

Alexis Théas : La complaisance à l'égard des violences ultra­minoritaires se rattache clairement à l'idéologie française, issue de mai 1968, selon laquelle l'autorité est à bannir. Dans l'esprit des élites médiatiques françaises, l'émeutier est par définition meilleur que le policier. Le désordre est préférable à l'ordre. Il est sidérant de voir comme les images des manifestants blessés sont mises en exergue tandis que celles des policiers blessés n'apparaissent jamais. Aux yeux de l'idéologie française, le policier ne peut pas être une victime. Cette complaisance du monde médiatique est l'expression d'une vieille utopie gauchisante qui était couramment exprimée en mai 1968 : étendre le chaos, pour entraîner l'arrivée d'un régime autoritaire et donc une révolution d'où sortira "le bien", la société idéale. La complaisance envers les violences est l'expression de cette sensibilité enfouie dans la conscience des élites françaises.

Eric Deschavanne : Dans l'opinion, ces phénomènes ultra-minoritaires, comme vous dites, suscitent des réactions contrastées: une partie de l'opinion est exaspérée par la bêtise gauchiste et la violence ainsi que par le laxisme du pouvoir, tandis qu'une partie de l'opinion de gauche, exaspérée par la politique d'un gouvernement dans lequel elle ne parvient plus à se reconnaître et désespérée par l'offre politique qui lui est proposée, anticipant le désastre électoral de 2017, peut en effet éprouver de la sympathie pour des actions minoritaires qui expriment sa colère, sa déprime ainsi que sa nostalgie du temps des folles espérances et des promesses démagogiques. La séquence actuelle est avant tout l'expression de la crise de la gauche, crise qui est à fois intellectuelle et politique. François Hollande est le nom de la dernière tentative de conciliation de l'inconciliable. Son échec signe l'échec néluctable et irréversible du compromis entre des lignes idéologiques rigoureusement incompatibles. Aucun gouvernement de gauche n'est allé aussi loin que celui de François Hollande dans le sens du social-libéralisme. Le problème est qu'il avait tout fait en 2012 pour se concilier la gauche anti-libérale, et qu'il n'y a rien d'étonnant à voir aujourd'hui celle-ci s'affranchir de toute solidarité avec la gauche gouvernementale. Le dernier compromis bricolé a, comme il était prévisible, explosé en vol, en conséquence de quoi ce gouvernement de gauche bat des records d'impopularité. Sur le plan intellectuel, la gauche ne se porte guère mieux : les intellectuels de gauche ou bien soutiennent l'absurde Nuit debout, ou bien, à l'instar du Parti des médias, font preuve de complaisance à l'égard de ce populisme des bien-pensants. Je ne vois pas quel programme de gouvernement de l'avenir pourrait être élaboré sur une telle base. La gauche est dans une phase de décomposition avancée qui plonge une partie de l'opinion dans une profonde déprime.

Historiquement, c'est toujours dans les périodes où un système paraît bloqué que la violence ressurgit, comme la Fraction armée rouge, Action directe ou les Brigades rouges ont émergé à l'époque où certains marxistes pensaient que l'Europe de l'ouest ne les laisserait jamais arriver au pouvoir par la voie des urnes. Dans quelle mesure l'absence de remise en cause de sujets cruciaux (l'Europe, le biais idéologique de l'Education nationale, la puissance des marchés financiers...) par les partis de gouvernement risque-­t-­elle de finir par provoquer des réactions violentes ?

Alexis Théas : Deux phénomènes favorisent la violence. D'une part, comme vous le soulignez, le règne de la pensée unique, sur tous les sujets : l'Europe, l'économie, l'immigration, etc. Un seul son de cloche s'exprime dans les médias, dans la presse, dans le monde politique. Les dissidents, comme par exemple Alain Finkielkraut, sont traités en parias. Cette chape de béton favorise les réactions extrêmes, de droite ou de gauche. Puisque la parole est confisquée, puisque le champ de la liberté d'expression ne cesse de se réduire, la violence physique ou verbale reste le seul moyen de se faire entendre. Mais il y a autre chose de pire : la démocratie française connaît un effondrement dramatique. Nous avons un pouvoir socialiste qui fait l'objet d'un rejet vertigineux de l'opinion publique et qui échoue dans tout ce qu'il tente. Or, rien ne se passe, aucune sanction, aucune mise en jeu de la responsabilité. Plus ils se fourvoient, plus ils se trompent, plus ils échouent, plus la situation de la France se dégrade, et plus ils paraissent inamovibles, décidés à s'incruster. Ils vivent dans un monde parallèle, paraissent totalement coupés du reste de la société. Leurs paroles "la France va mieux" sont ressenties comme une véritable insulte par ceux qui souffrent. Et ils ne s'en rendent même pas compte. La montée des violences est liée au déclin de la démocratie en France : le jeu des institutions ne permet pas de sanctionner et de renverser un gouvernement détesté et cumulant les fautes. On nous dit que les institutions sont solides. C'est tout le contraire : elles sont rigides, donc faibles. La crise qui ne survient pas au niveau de la politique explose dans la vie sociale.

Eric Deschavanne : Action directe et Brigades rouges conchiaient les urnes et la démocratie. Le révolutionnaire parle et agit au nom du peuple mais se conçoit comme appartenant à une élite avant-gardiste qui considère le peuple réel comme aliéné par le système. Les populismes contemporains ne sont pas révolutionnaires. On pourrait définir le populisme comme une forme de protestation radicale non révolutionnaire, une mise en cause véhémente de l'élite représentative sur fond d'adhésion en profondeur aux principes de la démocratie représentative. La violence n'est à cet égard plus perçu comme un mode d'expression légitime. Les seuls révolutionnaires authentiques sont du reste les djihadistes, au regard desquels les casseurs de Nuit debout apparaissent tout de même "petit bras". Le populisme prospère aujourd''hui du fait de l'impuissance publique. Mais il faut prêter attention, par exemple, au "phénomène Macron" dans l'opinion. Emmanuel Macron est économiquement sur la même ligne que François Hollande et participe à son gouvernement. Il incarne tout ce que le mouvement anti-loi El Kohmri voue aux gémonies, et pourtant il suscite un élan d'adhésion (relatif) dans l'opinion. Pourquoi ? Sans doute en raison de l'aspiration au renouvellement, mais aussi parce que Macron assume ce qu'il pense, affiche une détermination et des convictions sans se soucier de déplaire ou d'être à contre-courant de l'opinion, et se montre pédagogue en toutes circonstances. Tout le contraire de François Hollande. J'en conclus que le problème n'est pas nécessairement d'ordre idéologique. Les Français attendent d'être gouvernés. Ils ont le sentiment que, depuis longtemps déjà, leurs gouvernants ne maîtrisent plus rien, intellectuellement et pratiquement. Ce n'est pas le fait du hasard si le principal point de clivage idéologique aujourd'hui porte sur la question de la souveraineté.

Paradoxalement, plus la force et la solidité des institutions françaises permettent d'endiguer la violence que pourrait provoquer l'exaspération populaire, plus on reporte les réformes,­ voire les ruptures­ qui s'imposent. Les Français serrent les dents malgré leur colère grandissante et prennent leur mal en patience. Mais la France, pays de résilience dont l'histoire est ponctuée d'explosions populaires, pourrait-­elle être bien plus proche d'un basculement dans la guerre civile qu'on ne le croit ?

Alexis Théas : Je pense que personne ne peut dire ce qu'il va se passer. Nous savons que le pays est miné par un malaise extrêmement profond. Il n'y a que les dirigeants au pouvoir qui ne l'ont pas compris. Que va­-t-­il en sortir ? Un gigantesque mouvement social, avec une grève générale, une explosion des violences ? Je serais surpris que cela se produise avant la période électorale de 2017. En effet, toute l'attention politique du pays va se polariser sur cette échéance dans les mois qui viennent. L'élection nationale est une soupape de sécurité au regard de la colère populaire. Les extrêmes espèrent réaliser de bons scores, y compris l'extrême-gauche, donc ils joueront le jeu du scrutin. En revanche, j'imagine une véritable tragédie nationale possible à la suite de ces élections, en cas de statu quo : réélection de l'actuel président et de sa majorité, ou arrivée au pouvoir de nouveaux visages et d'une nouvelle majorité mais dans un contexte où tout devrait continuer exactement comme avant. La situation qui se présente est de toute façon inquiétante. La perspective de la présence du candidat d'extrême-droite au deuxième tour des présidentielles va priver le pays d'un débat démocratique, au sens où le résultat sera acquis d'avance. Je pense que tout ce qui donnera le sentiment que ces élections de 2017 sont une simple formalité ou une fumisterie, risque par la suite de rendre le peuple très méchant... Je pense que tout est à refaire et à repenser dans le modèle politique français. L'apaisement de la société française passe par un bouleversement de notre modèle politique, allant dans le sens de moins de personnalisation du pouvoir et de davantage de démocratie et de responsabilités.

Eric Deschavanne : Je ne crois pas à la perspective de la guerre civile, pour les raison indiquées plus haut. Il est vrai qu'on ne voit guère comment sortir du marasme. L'alternative politique oppose désormais les populisme et la république du centre. La victoire électorale du centre apparaît aussi inéluctable que son impopularité. Nos institutions sont solides, mais force est de constater que le mode électoral conduit à l'élection d'un Président de la République dont on attend qu'il exerce un leadership mais qui est structurellement faible, puisque sa base électorale réelle correspond à celle du parti qu'il représente, lequel, dans le tripartisme actuel, est nécessairement faible. Le prochain président sera issu du deuxième parti de France et sa base électorale se situera au départ autour de 25% au maximum. C'est insuffisant pour engager de grandes réformes. Nous sommes donc sans doute loin d'être sorti de la crise de gouvernabilité. Je ne crois toutefois pas du tout à l'explosion révolutionnaire. La réponse à cette crise sera dépressive. La France risque de s'enfoncer dans une grande déprime qui continuera de se traduire par des réactions populistes sporadiques.

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