Casseurs, violences et manifs qui dégénèrent : l'Etat peut-il (ou veut-il) encore garantir l'ordre public ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Un casseur cagoulé lance une bouteille sur les forces de l'ordre à Paris en marge du défilé du 1er mai 2016.
Un casseur cagoulé lance une bouteille sur les forces de l'ordre à Paris en marge du défilé du 1er mai 2016.
©REUTERS/Philippe Wojazer

Y'a de la casse

Alors que des épisodes de violences se multiplient en France ces derniers temps, notamment en marge de manifestations urbaines, la question de la capacité (volonté ?) de l'Etat à maintenir l'ordre public se pose de plus en plus.

Patrice  Ribeiro

Patrice Ribeiro

Patrice Ribeiro est secrétaire général de Synergie-Officiers

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Jacques De Maillard

Jacques De Maillard

est professeur de science politique à l’Université de Versailles-Saint-Quentin en Yvelines et directeur-adjoint du CESDIP. Il est l’auteur avec Fabien Jobard de Sociologie de la police. Politiques, organisations, réformes, Paris, Armand Colin, 2015.  

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Vincent Tournier

Vincent Tournier

Vincent Tournier est maître de conférence de science politique à l’Institut d’études politiques de Grenoble.

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Atlantico : Les manifestations de ce dimanche 1er mai ont encore donné lieu à des dérapages entre manifestants et policiers. Comment se fait-il que tant de violences aient lieu à l'occasion de manifestations, alors que nous vivons depuis six mois sous le régime de l'état d'urgence ?

Patrice Ribeiro : Le régime d'état d'urgence n'interdit pas les manifestations. Nous sommes dans un pays où la liberté d'expression se manifeste notamment par des démonstrations brusques, ce qui est un tropisme français. Dans les autres pays européens, il n'y a pas autant de manifestations par jour.

Les déprédations actuelles sont commises par des groupes de casseurs, qui sont des gens relativement identifiés. Cela va des "black blocks" aux militants d'ultragauche, dont beaucoup sont des itinérants. La difficulté, c'est que ces gens-là se mêlent aux cortèges. Il est très difficile de les isoler car ils ont l'art de se mouvoir à l'intérieur des cortèges notamment dans ceux qui ne bénéficient pas d'encadrements sérieux.

Il existe une typicité des casseurs bien différente dans ces manifestations que de coutume. Dans les manifestations de collégiens ou de lycéens, les casseurs viennent généralement de la banlieue avec pour but la prédation (pillage des magasins). Dans les mouvements actuels on croise plutôt des professionnels de la casse, qui viennent dans un but de créer des situations insurrectionnelles.

Jacques de Maillard : Deux dimensions se croisent. L’une, de moyen terme, est que la police a aujourd’hui de plus en plus de mal à maintenir l’ordre en faisant un usage minimal de la force. On l’a vu à Sivens l’an dernier, et plus épisodiquement dans de nombreuses manifestations parisiennes (célébration du titre du PSG en 2013, manifestations pour la Palestine en 2014 ou encore lors de la Manif pour tous). Là où il y avait une tradition française du maintien de l’ordre (avec une large dimension de négociation), celle-ci semble aujourd’hui nettement plus incertaine et remise en cause devant des modes protestataires moins encadrés.

En effet, auparavant, les forces de police étaient face à des mouvements protestataires relativement institutionnalisés. Désormais, elles se retrouvent devant des formes de protestations moins organisées et encadrées auxquelles ils sont moins préparés et sur lesquelles ils savent moins agir. Il y a bien sûr des personnes radicalisées, originaires de l'ultragauche, mais les profils des personnes arrêtées ne sont pas idéologisés. Par ailleurs, les syndicats n'ont aucun intérêt à ce que cela déborde car cela nuit à leur image, et les violences tendent traditionnellement à délégitimer un mouvement.

L’autre dimension est plus conjoncturelle : il y a notamment un renouveau protestataire fort, avec la loi El Khomri comme point de cristallisation, le sentiment d’une partie des militants d’avoir un Gouvernement qui les a trahis. Question qui déborde très largement la question policière. Ajoutons cependant que certains usages non contrôlés de la force, que des vidéos ont mis en évidence, ont encore accru la rancœur et l’exaspération.

La CGT a dénoncé un manque de moyens des pouvoirs publics pour encadrer les manifestations. Partagez-vous son avis ? Au-delà de cette volonté de la CGT, l'Etat se donne-t-il réellement les moyens financiers d'assurer le maintien de l'ordre ? Les a-t-il seulement ?

Patrice Ribeiro : La CGT est dans la mauvaise foi et la schizophrénie. Qu'une grande centrale comme la CGT en arrive aujourd'hui à dire tout et son contraire et surtout à ne pas se désolidariser des casseurs, cela témoigne d'une radicalisation et aussi d'un essoufflement du mouvement qui aujourd'hui n'a un écho médiatique que parce qu'il y a de la casse. C'est toute une spirale dans laquelle une partie des politiques se sont engouffrés ainsi que la CGT, comme en témoigne la dernière affiche de l'info-com CGT qui est scandaleuse par son incitation à la haine envers les forces de police.

Nous assistons à un virage. Normalement, les grandes organisations et les partis politiques se désolidarisent des casseurs. Or, on a bien vu l'existence d'une ligne commune de Mélenchon à Besancenot en passant par la CGT, ce qui prouve bien qu'il y a une radicalisation mais surtout une connivence intellectuelle avec les casseurs d'aujourd'hui. Il y a une excuse absolutoire de la casse parce que c'est le seul moyen aujourd'hui de pouvoir faire parler de ce mouvement. Les grandes organisations ne cessent de dire que les casseurs ne sont pas la nature des manifestations (et heureusement) mais pour autant les syndicats ne s'en sont pas désolidarisés. Bien au contraire, ils ont des discours qui sont extrêmement ambigus.

Le maintien de l'ordre est d'abord une science politique, c'est la technicité que la police française maîtrise le mieux, puisque c'est celle que nous "vendons" le plus largement à l'étranger. Une bonne partie des polices du monde (que cela soit des pays de l'Est, d'Afrique, ou d'Amérique latine), sont formés par les policiers français via les services de coopération. Nous avons un savoir-faire particulier, qui est notamment dû à ce tropisme français de manifestations à gogo.

Tout dépend ensuite où le pouvoir politique veut placer son curseur. Il y a toujours le syndrome de Malik Oussékine, qui hante le politique de droite ou de gauche. C'est la peur irrépressible qu'il y ait un blessé grave ou un mort notamment chez les jeunes. C'est d'ailleurs ce que souhaitent les groupes radicaux. Ce qu'ils veulent, c'est faire entrer quelqu'un dans la martyrologie de la lutte.

Le but pour le politique est de ne pas légitimer les violences tout en réussissant à les contenir. Car le politique ne doit pas laisser l'impression que la chienlit s'installe. Il doit également prendre en compte l'exaspération des populations. En général, lorsqu'il y a de la casse dans les mouvements lycéens ou collégiens, on considère au départ que ce n'est pas grave, car le politique préfèrera toujours que cela soit les assurances qui payent et remboursent le mobilier urbain. Mais une fois que les gens en ont assez, cela légitime une réponse étatique plus ferme. Nous avons les moyens matériels, les forces, la technicité pour intervenir et disperser efficacement les attroupements et les violences. C'est désormais au politique de prendre les décisions.

Jacques de Maillard : La France dispose de moyens en termes de maintien de l’ordre qui sont extrêmement importants. On compte environ 30 000 effectifs entre les Compagnies Républicaines de Sécurité et les forces de gendarmerie mobile. De tels effectifs sont très largement supérieurs aux autres pays européens. Ce n’est donc pas une question de moyens humains. Ajoutons que traditionnellement les grands syndicats comme la CGT disposent de leurs propres services d’ordre qui servent de relais entre polices et manifestants.  

Doit-on voir une volonté politique d'éviter la confrontation avec les groupuscules d'extrême-gauche ? Le Gouvernement soigne-t-il son aile gauche en vue de l'élection présidentielle, ou est-il tout simplement trop affaibli pour réagir plus fermement ?

Patrice Ribeiro : Compte tenu des relations que l'on peut avoir avec le ministère de l'Intérieur et Matignon, je pense que leur volonté n'est pas d'essayer de s'aliéner ou non des gens qui pourraient être potentiellement des alliés politiques. Aujourd'hui, nous avons plutôt affaire à des gens qui font la guerre au Gouvernement actuel. Dans ces cas-là, le politique a toujours peur qu'il ne se passe quelque chose de grave et que cela serve de déflagrations.

On constate un phénomène d'amplification médiatique au sujet de ces violences dans les manifestations, qui sont circonscrites à quelques centaines de personnes dans des lieux bien précis. Cette loupe médiatique est en plus galvanisée par des partis politiques qui refusent de se désolidariser de ces violences, voire qui arrivent à les cautionner.

Je ne pense pas que le Gouvernement ait envie de soigner l'électorat d'extrême-gauche. De toute façon, cet électorat ne vote pas pour le Gouvernement actuel, car il considère qu'il n'est pas de gauche.

Jacques de Maillard : On constate une dimension politique et policière. Dans la dimension politique de la gestion de la crise, le Gouvernement est pris entre deux registres contradictoires. Il ne peut pas être le Gouvernement qui tape sur la jeunesse, même radicalisée, car c'est très mauvais pour l'image d'un Gouvernement de gauche (surtout quand le Président a annoncé faire de la jeunesse une priorité). Dans le même temps, le Gouvernement ne souhaite pas que ces manifestations s'éternisent. Il veut pouvoir démontrer qu'il est capable de faire avancer ses propositions politiques, et qu'il a une ligne à conduire et un agenda politique. Il ne doit pas apparaître faible.

Récemment, un manifestant a perdu l'usage de son œil. Le pouvoir politique et les forces de police craignent-elles un embrasement ? Si oui, sommes-nous en capacité d'y répondre ? 

Patrice Ribeiro : Nous sommes en capacité techniquement d'y répondre, car même si nous connaissons un épuisement des forces de police, ainsi qu'un fort engagement avec la crise migratoire et la menace terroriste, nous avons les moyens de contenir ces débordements, tout comme nous les avons eus lors des émeutes de banlieue en 2005.

La violence que l'on connaît aujourd'hui n'a rien à voir avec les émeutes précédentes. Elle est circonscrite aux centres-villes, à quelques centaines de personnes qui ne recueillent pas l'adhésion populaire, ou celle des quartiers difficiles.

Ce que l'on craint, ce sont des drames parmi nos collègues. Il y a un raidissement des casseurs parce qu'ils voient qu'il n'y a pas de réponse policière en face. Ils voient qu'il y a des instructions de retenue. Alors qu'ils sont exposés pendant des heures à des jets de projectile et qu'ils servent de cibles.

Jacques de Maillard : L’enkystement du conflit est bien sûr la crainte du Gouvernement, qui ne peut s’enfermer dans une spirale d’affrontement. On est cependant loin d’une logique d’embrasement. Et si le conflit perdure et s’aggrave, la réaction se fera de façon graduelle, sans doute dans un mélange de fermeté et d’appel des forces de l’ordre à l’auto-contrôle. On est donc très loin d’une logique d’embrasement qui échapperait aux forces de l’ordre et au Gouvernement.    

Nous sommes de ce point de vue loin des émeutes de 2005 qui étaient incontrôlables, car pas organisées et sans revendications claires. Par ailleurs, la nature de la crise et le répertoire de la protestation ne sont pas les mêmes. Il y a également un fort contraste du type de personnes qui manifestent. Les manifestations de Nuit Debout sont auto-organisées et restent globalement pacifiques. Là-dessus se greffent les mobilisations contre la loi El Khomri qui ont favorisé certains débordements. Clairement, la situation actuelle s'est détériorée, mais il est trop tôt pour parler d’embrasement ou d’autorité de l’Etat menacée.

A force de voir des manifestations déraper et les scènes de violences se multiplier, alors que nous sommes sous le régime de l'état d'urgence, une partie de l'opinion ne risque-t-elle pas de considérer que le Gouvernement a renoncé à maintenir l'ordre ? Quel est l'impact électoral de scènes comme le blocage d'une autoroute ou l'incendie de la gare de Moirans par des gens du voyage ? Qu'en déduire pour 2017 ?

Vincent Tournier : Le Gouvernement a effectivement moins de scrupules pour envoyer les CRS contre les opposants au mariage homosexuel que contre les activistes de Nuit Debout. Mais ici, le problème est évidemment qu’il s’agit d’électeurs de gauche. Pour le Gouvernement, il fallait donc savoir à quoi s’en tenir avant d’agir. Le mouvement est-il un feu de paille ou le début d’une vraie mobilisation populaire ? Selon le cas, une réponse inadaptée du Gouvernement, qu’elle soit trop laxiste ou trop répressive, risque d’accroître son impopularité.

Après un temps d’attente, la réponse commence maintenant à être plus ferme. Les évacuations nocturnes deviennent systématiques. C’est la conséquence du rapport de force. Le mouvement a fait la démonstration qu’il reste marginal. Il a même un côté contre-productif, à cause de son aspect amateur, brouillon, improductif, puisqu’il est manifestement bien en peine de faire émerger un contre-projet. L’affaire Finkielkraut a aussi eu un effet désastreux en ruinant l’argument d’un mouvement profondément démocratique. La violence des casseurs ajoute une couche supplémentaire qui vient nuire à l’image de cette contestation sociale.

Dans ces conditions, on peut même se demander si le Gouvernement n’a pas eu intérêt à laisser le mouvement durer encore quelque temps, histoire de le déconsidérer définitivement et de discréditer au passage toute tentative de dépassement sur sa gauche. Car l’enjeu pour 2017 est bien là. Ce qui est sous-jacent, c’est la question d’une possible candidature à la gauche du PS. Paradoxalement, Nuit Debout est peut-être en train de sonner le glas de cette hypothèse. En tout cas, on aura noté que Jean-Luc Mélenchon est resté à bonne distance du mouvement, sans doute parce qu’il craint de se voir associé à un mouvement qui inquiète plus qu’il n’attire.

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